29 mai 2018 2 29 /05 /mai /2018 13:34

(Portrait photographique de Erwin Rohde)

Le casus belli avec Erwin Rohde. La controverse qui l’oppose à Erwin Rohde marque le point final de cette grande « amitié de jadis ». L’ultime disputatio met donc un terme à leur joute épistolaire et brise à jamais l’entente duale qui avait subsisté jusque alors. Seules les lettres de Rohde - contenant le casus belli au sujet de Taine - ont été brulée lors de sa dernière visite, comme nous l’indique l’écrivain Ernest Seillière dans un communiqué de 1909.   

Malheureusement nous sommes réduits aux conjectures sur la réponse de Rohde qui provoqua cette explosion de colère et demeurons à demi renseignés seulement sur la crise douloureuse qui détruisit une si belle amitié. En effet, par une exception unique dans tout le cours de cette correspondance précieuse, les lettres de Rohde nous font ici défaut. Lorsque le professeur d’Heidelberg revit en 1894 son ami, définitivement enlisé dans une morne inconscience, il fut si profondément ému devant le spectacle de cette déchéance tragique que, d’accord avec la famille du malade, il résolut de brûler aussitôt les deux lettres de sa main qui avaient mis fin à leurs relations affectueuses, sept année auparavant. Il nous reste les seules ripostes de Nietzsche pour deviner l’allure de cette querelle dont Taine fut le sujet. [1]

Il est probable que la lettre de Rohde contenait certaines réserves à l’égard de la conception de la faculté maitresse, de la race, du temps et du milieu que Taine a consécutivement appliqué à la littérature française (portrait de La Fontaine) et anglaise (portrait de Francis Bacon), à l’Histoire (portrait Tite Live), à l’Art (étude de la statuaire grecque) et que nous retrouvons encore dans sa psychologie. Or, c’est précisément sa psychologie de l’esprit des peuples et sa manière d’esquisser des physionomies mentales qui suscitent tant d’admirations de sa part... Ce dernier écrit une réponse enflammée à ces lettres envoyées par Rohde le 19 et 20 mai : « Le qualifier [Taine] de « dépourvu de contenu » n’est tout simplement qu’une pure ânerie, pour parler comme les étudiants - il se trouve justement qu’il est l’esprit le plus substantiel de la France aujourd’hui ». Est-ce lui qui sacrifie ainsi son amitié avec Rohde sur l’autel de sa vénération provisoire pour Taine ? Ou bien Rohde qui remporte ici le duel épistolaire ? Il est fort probable que la critique de Rohde transperce par là-même son adversaire en plein cœur, puisque les lettres suivantes restituent ses râles, témoins de sa lente agonie. Pour s’en convaincre, il suffit de relever les arguments d’autorité : « Mais tu devrais entendre Burckhardt parler de Taine ! » [2], de montrer le recours à des arguments de type ad hominem et finalement ad personam dans les réponses suivantes : « Ton mot sur Taine m’a paru défavorable et ironique : ce qui se révoltait contre lui, en moi, c’était le solitaire qui sait, d’après des expériences bien trop riches, avec quelle impitoyable froideur tous ceux qui vivent à l’écart sont laissés de côté, voire tout bonnement exclus. Il se trouve que si l’on excepte Burckhardt, Taine est le seul, au cours de ces longues années, à m’avoir dit un mot hardi et complice sur mes livres ; de sorte que je les tiens, lui et Burckhardt, provisoirement pour mes seuls lecteurs. Nous sommes de fait foncièrement dépendants les uns des autres, comme trois nihilistes fonciers ». Quelques semaines plus tard, le 30 août, dans une lettre adressée à Franz Overbeck : « Taine m’a très aimablement écrit depuis Genève (à son sujet, Rohde à commis une muflerie envers moi, alors, je l’ai sérieusement remis à sa place, peut-être trop sérieusement. Après coup cela m’a fait souffrir) ». Overbeck, témoin direct de ce duel, puisqu’il signale dans son témoignage [3], que la patience de Rohde à son égard avait atteint depuis longtemps son comble et que leur relation s’était déjà effilée à travers le temps : « L’amitié de Rohde avec Nietzsche n’a finalement et fondamentalement avorté qu’en raison de l’impatience qui caractérisait Rohde, bien plus en tout cas qu’en raison de leur point de vue sur les hommes et les choses. Car celle-ci doit bien avoir toujours existé et, même si les écarts s’étaient creusés, il n’y avait aucune raison qu’entre deux hommes comme eux cela entraîna une rupture, si ce n’est qu’une fois encore le tempérament s’en mêla et renforça le sentiment d’une différence qui s’accentuait ». Le témoignage d’Overbeck nous convie à penser que cette controverse sur Taine n’était que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, mais surtout que c’est Rohde qui interrompt ses échanges avec lui et non le contraire. Toutefois, il est tout à fait notable qu’Overbeck passe sous silence l’objet de la controverse qui les opposait et ne mentionne aucunement le nom de Taine. Quelques mois plus tard, le 11 novembre, une dernière remontrance parvient aux oreilles de Rohde : « Nota bene : sur Taine, je te prie de revenir à la raison. Le genre de grossièretés que tu écris et penses à son sujet m’agace. [...] Celui qui se méprend sur ce genre d’esprit dur et généreux (- Taine est actuellement l’éducateur de tous les caractères sérieux de France), celui-là, je ne croirais pas facilement qu’il comprenne quelque chose à ma propre tâche ». Pourtant, simultanément à la controverse qui l’oppose à Erwin Rohde, s’amorce - à partir de la Généalogie de la Morale - un revirement alcyonien à l’égard de Taine qui s’inscrit au sein même du récit. 

La dernière lettre de Rohde constitue par son absence la pièce manquante de notre puzzle, la question : Quelle pouvait être sa remarque désobligeante au sujet de Taine ? demeure une énigme. Outre quelques éléments du contexte qui laissent entrevoir la possibilité que la lettre pointerait éventuellement du doigt le portrait de Bonaparte, ou qu’une lecture - peut-être un peu trop serrée - du « coup de poignard » nous incite à penser que la critique : «[Taine a] commis tant de contresens sur de grands hommes et de grandes époques » provenait probablement de la correspondance ; rien ne nous permet de spéculer davantage sur le contenu d’une lettre perdue... Reste à porter une oreille attentive à l’affût des aboiements cyniques suscités par la « remarque désobligeante au sujet de Taine », derrière les arguments d’autorités, par-delà les râles de l’ad hominen et parmi les cris d’agonies de l’ad personam, réside peut-être la réponse à la plus indicible des questions: pourquoi Taine se retrouverait-il mêlée de quelque façon au Véda ? : « Courant le risque de t’indigner encore une fois par mon aveuglement à l’égard de M. Taine qui jadis a composé le Véda... ». Qui aurait la prétention de la réponse ? Qui serait près à exécuter ainsi le grand bond méthodologique, au risque de tomber dans un vide encore plus large que la pièce de puzzle qui nous reste à combler... Avec une précision presque chirurgicale, il s’agit d’extraire la pointe de la critique de Rohde : « A l’entendre, on croirait qu’il a inventé le Véda ». C’est la lettre à Overbeck qui nous a permis de mettre le doigt sur « la muflerie » que Rohde avait commise envers lui ; oui envers lui, car la référence à Taine n'était qu'une cape, une manière interposée de lui adresser sa pique. Seulement, l'absence de la dernière lettre m'oblige à laisser la question ouverte, même si je considère qu'interpréter les dernières paroles comme un échos provenant de la critique de Rohde est la seule réponse permettant de la refermer de manière satisfaisante (à mon sens). (ajout 08/02/2019)

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[1] Ernest Seillière, « Taine et Nietzsche. Lecture d'une étude sur Taine et Nietzsche à l'Académie des sciences morales et politiques », le 6 mars 1909.

[2] Lettre à Rohde du 19 Mai 1887 ; (BVN-1887,849)

[3] Franz Overbeck, Souvenirs sur Friedrich Nietzsche.

 

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29 mai 2018 2 29 /05 /mai /2018 13:33

(Jean-Léon Gérôme, Pygmalion et Galatée, 1890)

L’« humanité » de l’avenir. — Lorsque je regarde, avec les yeux d’une époque lointaine, vers celle-ci, je ne puis rien trouver de plus singulier chez l’homme actuel que sa vertu et sa maladie particulière que l’on appelle le « sens historique ». Il y a dans l’histoire l’amorce de quelque chose de tout neuf et d’étranger : que l’on donne à ce germe quelques siècles et davantage et il finira peut-être par en sortir une plante merveilleuse avec une odeur tout aussi merveilleuse, à cause de quoi notre vieille terre serait plus agréable à habiter qu’elle ne l’a été jusqu’à présent. C’est que, nous autres hommes modernes, nous commençons à former la chaîne d’un sentiment que l’avenir montrera très puissante, chaînon par chaînon, — nous savons à peine ce que nous faisons. Il nous semble presque qu’il ne s’agit pas d’un sentiment nouveau, mais seulement de la diminution de tous les sentiments anciens : — le sens historique est encore quelque chose de si pauvre et de si froid, et il y a des hommes qui en deviennent glacés et plus pauvres et plus froids encore. Pour d’autres, il est l’indice de la vieillesse qui vient et notre planète leur apparaît comme un mélancolique malade qui, pour oublier le présent, se met à écrire l’histoire de sa jeunesse. En effet, c’est là un des côtés de ce sentiment nouveau : celui qui sait considérer l’histoire de l’homme, dans son ensemble, comme son histoire, celui-là ressent, en une énorme généralisation, toute l’affliction du malade qui songe à la santé, du vieillard qui songe au rêve de sa jeunesse, de l’amoureux privé de sa bien-aimée, du martyr dont l’idéal est détruit, du héros le soir d’une bataille dont le sort a été indécis et dont il garde pourtant des blessures et le regret de la mort d’un ami. — Mais porter cette somme énorme de misères de toute espèce, pouvoir la porter, et être quand même le héros qui salue, au second jour de la bataille, la venue de l’aurore, la venue du bonheur, puisque l’on est l’homme qui a, devant et derrière lui, un horizon de mille années, étant l’héritier de toute noblesse, de tout esprit du passé, héritier engagé, le plus noble parmi toutes les vieilles noblesses, et, en même temps, le premier d’une noblesse nouvelle, dont aucun temps n’a jamais vu ni rêvé rien d’égal : prendre tout cela sur son âme, le plus ancien et le plus nouveau, les pertes, les espoirs, les conquêtes, les victoires de l’humanité et réunir enfin tout cela en une seule âme, le résumer en un seul sentiment — ceci, certainement, devrait avoir pour résultat un bonheur que l’homme n’a pas encore connu jusqu’ici, — le bonheur d’un dieu, plein de puissance et d’amour, plein de larmes et de rires, un bonheur qui, pareil au soleil le soir, donnerait sans cesse de sa richesse inépuisable pour la verser dans la mer, et qui, comme le soleil, ne se sentirait le plus riche que lorsque le plus pauvre pêcheur ramerait avec des rames d’or. Ce bonheur divin s’appellerait alors — humanité ! (Gai Savoir, § 337)

Comme déjà souligné (acte 3), Rohde interrompt sa lecture suite à la publication du Par-delà Bien et Mal, puis éprouve le besoin de s’en justifier - de manière interposée - auprès du seul témoin oculaire de l’échange épistolaire, son ami Franz Overbeck : « En somme, pour parler clair, ce livre m’a singulièrement exaspéré, et plus que tout la gigantesque vanité de son auteur. On la perçoit moins dans le fait qu’il se prenne lui-même pour le modèle du messie attendu, avec toutes ses caractéristiques personnelles, que parce qu’il n’est plus capable de comprendre comme humaine et en quelque sorte appréciable aucune autre orientation voire aucune autre occupation que celle qui, à un moment donné, lui plaît... »[1] Même si la « lettre confidentielle » ne comporte pas le nom de Taine, nous entrapercevons désormais une partie du vir obscurissimus qui résidait - selon lui - dans la pomme de discorde. Notons que les passages concernés par sa critique sont les exhortations qui figurent à la fin du livre II et le postlude du Par-delà Bien et Mal. On peut voir à présent que l’argument de Rohde constitue une attaque ad hominen, puisque sa critique touche d’abord un trait de la personnalité de l’écrivain, avant de porter le discrédit sur l’ensemble de son œuvre. A l’entendre, celui qui fait figure de Pygmalion aurait sculpté une statue à sa propre effigie, puis supplié les générations futures de lui donner vie. Tel Gorgias, portant sa propre statue d’or en offrande au temple de Delphes qui abrite l’omphalos ; le profanateur des idoles aurait quant à lui ériger la statue du héros dans les décombres de la civilisation. Son Zarathoustra ?  la « neue moral » d’une éventuelle humanité postmoderne. Les esprits serfs ? Autant des têtes de singes savamment accrochées à un culte de la personnalité, vénérant la statue de celui qui a briser toutes les idoles de la vénération humaine. Le sophiste de l’avenir ? Un Pinocchio qui se détourne dangereusement du chemin de l’école, un simple duplicata de lui-même : « Et peut-être serez-vous un peu semblable à nous, vous que je vois venir de loin, vous, les nouveaux philosophes ». Au lieu d’y creuser profondément son nid, Rohde est effrayé par l’aspect repoussant de l’épouvantail ! Ce qui revient à ne point le comprendre, car Zarathoustra n’a de cesse d’inciter son lecteur à la méfiance, donner des coups de bâton les têtes creuses qui auraient l’imprudence de singer les singeries du singe de Dieu...

Overbeck s’y accorde, mais demeure nettement plus circonspect, pour ne pas dire plus nuancer dans sa réponse : « En ce qui concerne personnellement l’auteur, vous parlez d’une gigantesque vanité. Pour ma part, je ne suis guère en mesure de vous contredire, et pourtant cette vanité est d’un genre bien particulier. Même dans ce livre et même pour le lecteur qui ne connait l’auteur qu’à travers cette œuvre, il me semble qu’à la vanité se mêle un sentiment complètement différent »[2]. Ce dernier prend en compte un facteur pour le moins important, mais que « l’impatience » qui caractérisait - selon lui - Rohde l’empêchait pleinement d’appréhender : la réception de l’œuvre. On accuse souvent les anciens amis d’avoir mésestimé son inestimable grandeur. Pourtant, il suffit de prendre la lanterne d’Overbeck, puis de se laisser guider par ses éclaircissements, pour comprendre qu’une certaine opacité du contexte biographique serait profitable pour mettre à jour sa véritable grandeur, ou que le pathos de la distance jouerait résolument en sa faveur. Sous cette optique, sa grandeur serait pareille à une ombre qui s’accroît à mesure que l’on s’éloigne de la source de lumière, l’ombre de lui-même. Reste donc à extraire l’ombilic des limbes du nez d’Overbeck, en comparant la critique présente dans sa lettre avec la dernière page de son témoignage [3].

Nietzsche s’est considéré comme l’homme d’un lointain avenir. C’est en cela précisément que les Archives qui portent son nom et qui ont été érigés sur sa tombe bien avant qu’elle ne soit refermée, me paraissent mériter leur dénomination. Elles semblent en effet avoir été fondées pour confirmer cette opinion de Nietzsche sur lui-même. On ne doit pas oublier qu’en homme de l’avenir, il a voulu créer avec Zarathoustra une figure qui ne soit pas de notre monde et à laquelle personne ne puisse se sentir lié, pour l’heure, de manière intime. C’est une figure imaginée et rêvée, et nous n’avons pas de norme pour apprécier le contenu réel qui sera peut-être un jour le sien. Il en va de même pour la doctrine de l’éternel retour, si extravagante et si extraordinairement composite soit-elle, si nombreux que soit les éléments de la pensée de Nietzsche qu’elle contredit. Il est tant de choses qui sont parvenues à exercer une influence exemplaire sur le monde du seul fait de la personnalité puissante qui fédéra nombre d’idées sujette à caution, et de la demande accueillante propre à une communauté de disciples !

Nietzsche s’est considéré comme l’homme d’un lointain avenir. Autant dire que la réserve formulée par Overbeck s’applique sur un aspect très particulier de sa doctrine, la prétention du philosophe à tracer du devoir-être : « Je ne nie pas la possibilité générale que l’on puisse aussi vivre de ce qui est posthume. C’est en effet la condition sine qua non de toute civilisation humaine ». Ce simple pas de recul, lui permet alors d’anticiper prospectivement l’éventualité que « le pari avec l’avenir » pourrait être gagnant. Qui aurait pu se douter que la bouteille toute emplie d’hameçons dorés, ainsi lancée dans le flot héraclitéen du devenir, parviendrait à atteindre le rivage de cosmopolis ? Que le sortilège romantique emprunté à Stendhal du « pari avec l’avenir » se révèlerait finalement opérant ? Si Rohde, Deussen et Burckhardt semblent persuadés du contraire, ce n’est pas le cas d’Overbeck et de Köselitz qui sont les premiers à œuvrer pour sa mémoire ; encore moins sœur Elizabeth qui vient tout juste d’ériger la tour de silence, autour de laquelle gravite le cercle des bons européens, la nuée de vautours constituée de théosophes-pangermanistes pro-wagnériens.

Les Archives qui portent son nom et qui ont été érigés sur sa tombe. Au premier abord, on comprend mal pourquoi l’exécuteur testamentaire qui œuvrait en silence pour la postérité de son ami défunt, éprouve soudainement le besoin de prendre la plume, de la tremper dans la bile, afin de rédiger un témoignage assassin. C’est précisément là que l’on saisit l’importance de la sentence, la célébrité acquise après l’effondrement dépasse toutes les bornes de son anticipation prospective. Overbeck est rattrapé par l’ampleur du désastre et perd quelque peu son « sang froid » devant le spectacle la procession zoroastrienne. Salomé et Overbeck s'hérissent contre le culte du héros, cherchent à enrayer les rouages de la machinerie idéologique que Rudolf Steiner met en place. La sentence suivante : « [les archives] semblent en effet avoir été fondées pour confirmer l’opinion de Nietzsche sur lui-même », fait implicitement référence à l’ouvrage Nietzsche un homme en lutte contre son temps publié en 1895. Comme la préface de l’ouvrage le précise, le Nietzsche à travers ses œuvres - publié quelques mois plus tôt -  s’était abattu sur la tour de silence comme un coup de foudre : « Le but de l’activité de Nietzsche est la description du type « surhomme ». J’ai considéré la caractérisation de ce type comme la principale tâche de mon livre. Mon portrait du surhomme est exactement à l’opposé de la caricature qui en est esquissé dans le livre sur Nietzsche le plus rependu à l’heure actuelle, celui de Madame Lou Andréas Salomé »[4]. Par là se trouve mis en évidence que l’homme de l’ombre est le principal artisan du culte du héros. Steiner avait un libre accès aux archives, dressait le catalogue de la bibliothèque et s’apprêtait même à engendrer le surhomme, quand soudain l’essai de biographie intérieure apparaît sur sa table, le fait est notable. Ces quelques repères visent simplement à montrer que les anciens amis étaient loin d’être unanimes sur son compte.

On ne doit pas oublier qu’en homme de l’avenir, il a voulu créer avec Zarathoustra... Overbeck a beau jeu de remplacer le surhomme par Zarathoustra (l’ombre lumineuse) tout en laissant le dernier homme (l’ombre ténébreuse) dans un coin du plafond. Les figures du soliloque sont complémentaires, le dernier homme (contre-modèle) est l’antipode de Zarathoustra (le modèle), d’un côté le solitaire de l’autre la masse, la grandeur et la petitesse, le sage et le profane, l’ascension et le déclin... Le masque de Janus présent dans les premières pages du Ecce Homo lui donne l’aspect suivant : « Cette dualité d'expériences, cette aisance à accéder dans des mondes en apparence opposés se retrouve dans tous les aspects de ma nature ; je suis mon propre sosie, j'ai une « seconde » vue pour doubler la première. Peut-être en ai-je aussi une troisième » [5] C’est seulement dans le soliloque de la Généalogie de la Morale que Zarathoustra se trouve assimilé au type rédempteur : « Mais qu’ai-je à parler ici ? Assez ! Assez ! En cet endroit, je n’ai qu’une chose à faire, à garder le silence : sinon j’empiéterais sur un terrain, où seul a accès quelqu’un de plus jeune que moi, quelqu’un de plus d’ « avenir », quelqu’un de plus fort que moi — je veux dire Zarathoustra, Zarathoustra l’impie »[6], dans le Crépuscule des Idoles que Zarathoustra devient l’homme du Grand Midi : « incipit Zarathoustra »[7], dans le Ecce Homo que figure l’autoportrait de l’homme providentiel : « Je connais ma destinée, un jour mon nom... »[8]

Overbeck le broyeur d’os. Dès la première ligne de son témoignage, la sentence de l’apôtre à la langue de feu claque comme un coup de fouet : « Nietzsche n’était pas à proprement parler un grand homme » (au sens de Carlyle). Mais la statue du héros est sacrément solide... Faut dire que son portrait de l’individu fragile à plutôt mauvaise mine à côté, on le disqualifie aisément sous prétexte qu’Overbeck était trop proche pour percevoir sa grandeur, ou en disant que son propos est trop emprunt de subjectivité, que les considérations abordées sont proprement anecdotiques... Overbeck pointe sévèrement du doigt le socle épistémologique sur lequel repose la statue du héros, en dressant l’inventaire de ses multiples emprunts de la manière suivante : «  Si l’on regarde en arrière où l’on considère les choses sous un angle historique, aucune des pensées qui sont apparues chez Nietzsche n’est totalement nouvelle et inédite ; de même la manière dont il s’approprie des pensées appartenant à l’héritage du temps présent n’a rien qui lui soit propre si on la mesure à ces emprunts ». Encore convient-il de rappeler que le contexte culturel de l’époque n’est pas transparent, ou que la majeure partie des « psychologues » présents dans bibliothèque de Weimar sont passés à la trappe, les plus chanceux ayant glissés dans le rayon de l’histoire des sciences. Qui sont ces auteurs ? Sinon les perdants du procès de mémoire ? Ce qui agrandi incommensurablement l’ombre de la statue ! puisque le socle est constitué de leurs... Une fois la besogne du broyeur d’os achevée, l’exécuteur testamentaire termine son propos en disant : « Son amitié à été trop chère à mon existence pour que l’envie me vienne de la ruiner par quelque exaltation posthume ». Cafardeur ! Hypocrite ! diront les méchants, car il est difficile de reconnaître en lui le « véritable ami », l’ami au sens aristotélicien du terme, la vérité en tant que principe éthique...

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[1] Franz Overbeck, Erwin Rohde, Briefwechsel, Berlin, 1990. Cité d’après Montinari p 109-110 , in Dorian Astor, Nietzsche, Gallimard (2011), partie pourquoi je suis un destin  p 313-314.

[2] Franz Overbeck, Erwin Rohde, Briefwechsel, Berlin, 1990. Cité d’après Montinari p 109-110 , in Dorian Astor, Nietzsche, Gallimard (2011), partie pourquoi je suis un destin  p 314-315.

[3]. Franz Overbeck, Souvenirs sur Friedrich Nietzsche, 1906.

[4]. Rudolf Steiner, Friedrich Nietzsche un homme en lutte contre son temps, Editions Anthroposophiques Romandes, 1982, p 10.

[5]. Ecce Homo, « pourquoi je suis si sage ». 3.1.

[6] . Généalogie de la Morale, Fin de la « seconde dissertation », § 24-25

[7]. Crépuscule des Idoles, « Comment le « monde vrai » devin une fable ».

[8]. Ecce Homo, « pourquoi je suis une fatalité ».

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29 mai 2018 2 29 /05 /mai /2018 13:33

(Portrait photographique d'Hippolyte Taine, 1890)

« – O Taine ! que vous avez fait de chemin depuis nous ! Votre estomac est de force vraiment à digérer des pierres, et votre esprit ne s’en porte que mieux. » (Sainte-Beuve, « M. Charles Magnin ou Un érudit écrivain » ; Nouveaux lundis. Nouvelle édition revue. Paris, Calmann Lévy, 1884, tome cinquième, p. 445-446)

Début juillet 1887, Taine reçoit une lettre qui accompagne désormais Aurore et le Gai Savoir : « Cela me ferait une grande joie si je pouvais aussi compter parmi mes lecteurs le Français que je vénère le plus [...]. Puis-je vous prier de les recevoir avec bienveillance de mes mains ? Je suis et demeure, avec l’expression de ma profonde considération personnelle, votre très dévoué Friedrich Nietzsche. » [1]. Taine apprécie sans nul doute les éloges au sujet de son portrait sur Napoléon Bonaparte, car le vent de polémiques suscité par ce dernier a fait claquer les portes des salons parisiens. Le lecteur choisi se contente de souligner la sentence présente dans la lettre : « rien ne peut résumer plus exactement mon impression que les deux mots allemands dont vous vous servez : Unmensch und Uebermensch. »[2], mais s’abstient de s’impliquer davantage dans la conversation. La polémique sur le portrait de Napoléon intervenant au moment même de la controverse avec Rohde, il s’avère tout à fait probable qu’il s’agisse du casus belli, ou l’une de leurs nombreuses pommes de discorde qui s’accumulaient sur la table. Remarquons que Taine élude proprement la critique formulée à l’encontre du roman de Paul Bourget [3]. Sa remarque se révèle quelque peu déplacée, si l’on prend un tant soit peu en compte le lien presque « filial » qui unit Taine et Bourget [4]. Même si Taine s’engage à lire ses ouvrages à tête reposée, les remarques sur ces derniers se feront désormais attendre. Après un silence de dix-huit mois, au cours duquel s’opère le revirement au sein du récit, Taine reçoit le Crépuscule des Idoles ainsi que la lettre suivante [5].

 

Menton Lac d’Annecy haute Savoie.

Cher Monsieur

 

le livre que j’au l’audace de déposer entre vos mains, est peut-être le livre le plus radical qui fut écrit jusqu’ici - et, si l’on prend en compte ce qu’il prépare, presque un fragment de destin. Il serait pour moi d’une valeur inestimable qu’il puisse être lu en français : j’ai maintenant des lecteurs dans le monde entier, même en Russie au passage, je suis malheureux d’écrire en allemand, même si je l’écris sans doute mieux que n’importe quel Allemand a pu écrire jusqu’ici. Enfin, les français entendront sourdre de ce livre la profonde sympathie qu’il méritent ; j’ai, dans tous mes instincts, déclaré la guerre à l’Allemagne (-tout le chapitre « Ce qui manque au Allemand »)...

 

Une idée des personnes à qui je devrais peut-être envoyer des exemplaires ?... Une connaissance parfaite voire même une maîtrise absolue de l’allemand est la condition expresse pour traduire ce livre.

 

Avec l’expression de ma vieil admiration.

Quelques jours plus tard, Taine en accuse réception et lui adresse cette réponse  : « Vous m’avez fait beaucoup d’honneur en m’envoyant votre Götzen-Dämmerung ; j’y ai lu ces boutades, ces résumés humoristiques à la Carlyle, ces définitions spirituelles et à portée profonde que vous donnez des écrivains modernes. Mais vous avez raison de penser qu’un style allemand, si littéraire et si pittoresque, demande des lecteurs très versés dans la connaissance de l’allemand ; je ne sais pas assez bien la langue pour sentir du premier coup toutes vos audaces et vos finesses. Je n’ai guère lu en allemand que des philosophes ou des historiens.»[6]. Cet oiseau de proie ne manque pas d’humour et son « bec libertin » pince-sans-rire... Quelque chose se trame derrière les mots de M. Taine, la possibilité d’une tournure ironique laisserait à entendre qu’il n’aurait pas du tout apprécié les flâneries d’un inactuel, ou raids d’un intempestif, chapitre au sein duquel le philosophe artiste dessine à main levée toute une série de portraits d’intellectuels européens, indique ses impossibilités : « Zola ou la joie de puer » ; « Renan jésuite et confesseur » ; « Sainte-Beuve libertin efféminé » ; « Carlyle la farce involontaire » et pourquoi pas « la loucherie de Taine » ? Pour récapituler, Taine reçoit un ouvrage, au sein duquel il retrouve sa propre caricature, esquissé en filigrane derrière ce texte :

Morale pour psychologues. — Ne point faire de psychologie de pacotille ! Ne jamais observer pour observer ! C’est ce qui donne une fausse optique, « un tiquage » [une loucherie], quelque chose de forcé qui exagère volontiers. Vivre quelque chose pour vouloir le vivre — cela ne réussit pas. Il n’est pas permis, pendant l’événement, de regarder de son propre côté, tout coup d’œil se change alors en « mauvais œil ». Un psychologue de naissance se garde par instinct de regarder pour voir : il en est de même pour le peintre de naissance. Il ne travaille jamais « d’après la nature », — il s’en remet à son instinct, à sa chambre obscure pour tamiser, pour exprimer le « cas », la « nature », la « chose vécue »… Il n’a conscience que de la généralité, de la conclusion, de la résultante : il ne connaît pas ces déductions arbitraires du cas particulier. Quel résultat obtient-on lorsqu’on s’y prend autrement ? Par exemple lorsque, à la façon des romanciers parisiens, on fait de la grande et de la petite psychologie de pacotille ? On épie en quelque sorte la réalité, on rapporte tous les soirs une poignée de curiosités… Mais regardez donc ce qui en résulte — un amas de pâtés, une mosaïque tout au plus, et en tous les cas quelque chose de surajouté, de mobile, de criard. Ce sont les Goncourt qui atteignent ce qu’il y a de pire dans le genre. Ils ne mettent pas trois phrases l’une à côté de l’autre qui ne fassent mal à l’œil du psychologue. — La nature, évaluée au point de vue artistique, n’est pas un modèle. Elle exagère, elle déforme, elle laisse des trous. La nature, c’est le hasard. L’étude « d’après la nature » me semble être un mauvais signe : elle trahit la soumission, la faiblesse, le fatalisme, — cette prosternation devant les petits faits est indigne d’un artiste complet. Voir ce qui est — cela fait partie d’une autre catégorie d’esprits, les esprits antiartistiques, concrets. Il faut savoir qui l’on est…  [7]

Celui qui - deux années plus tôt - résidait sur la cime de son estime avec Jacob Burckhardt, se retrouve qualifié de psychologue de pacotille, son De l’Intelligence un amas de barbouillages, une mosaïque tout au plus. Crime prémédité, puisque le génie abominable a trouvé préférable de dissimuler le patronyme de sa victime. Son revirement à l’égard de Taine est antérieur, car nous retrouvons les termes « fatalisme » et « petits faits » dans la troisième dissertation de la Généalogie de la Morale : « devant le factum brutum, ce fatalisme des « petits faits » (ce petit faitalisme, comme je le nomme) où la science française cherche maintenant une sorte de prééminence morale sur la science allemande, ce renoncement à toute interprétation (à tout ce qui est violence, ajustage, abréviation, omission, remplissage, amplification, bref à tout ce qui appartient en propre à l’interprétation) — tout cela, pris en bloc, est aussi bien l’expression de l’ascétisme par vertu que n’importe quelle négation de la sensualité (ce n’est là, au fond, qu’un cas particulier de cette négation). »[8]. Ce sont les termes de « petits faits » qui permettent de relever ici l’allusion à la préface du De l’intelligence : « « la psychologie devient une science des faits, car ce sont des faits que nos connaissances ; on peut parler avec précision et détails d’une sensation, d’une idée, d’un souvenir, d’une prévision, aussi bien que d’une vibration, d’un mouvement physique ; dans l’un comme dans l’autre cas, c’est un fait qui surgit ; on peut le reproduire, l’observer, le décrire, il a ses précédents, ses accompagnements, ses suites. De tout petits faits bien choisi importants significatifs, amplement circonstanciés et minutieusement notés ». Hélas, sa tentative de trahison est alors mise au jour. Que cela ne tienne, ce que l’on nomme l’As des As a l’habitude de glisser ses cartes sous le tapis, l’as de pique étant justement sa carte maîtresse. À son tour de placer ses petites « pensées de derrière », de bluffer sont interlocuteur en mettant à l’épreuve sa maitrise de la langue française. La tournure ironique de son éloge empoisonnée est perceptible en divers endroits. Boutades, résumés humoristiques, définitions spirituelles, tous ces mots s’échappent volontiers des grillages du vocabulaire laudatif. Les noms associés indiquent implicitement les passages du Crépuscule des Idoles qui suscitent l’exaspération de Monsieur Taine. Après la découverte de sa propre caricature et la lecture des différents portraits attribués à ses amis, pensez-vous que Taine aurait salué toutes ses « audaces » et ses « finesses », sans la moindre petite touche d’ironie ? Impossible que Taine pardonne de telles impossibilités ! À la demande de son correspondant, Taine lui fournit l’adresse du journaliste Jean Bourdeau : « Puisque vous souhaitez un lecteur compétent, je crois pouvoir vous indiquer le nom de M. J. Bourdeau, rédacteur du Journal des Débats et de la Revue des Deux-Mondes ; c’est un esprit cultivé, très libre, au courant de toute la littérature contemporaine ; il a voyagé en Allemagne, il en étudie soigneusement l’histoire et la littérature depuis 1815, et il a autant de goût que d’instruction. Mais je ne sais pas s’il est de loisir en ce moment. Il habite à Paris, rue Marignan, 18. ». Demande qui pourrait s’avérer quelque peu discourtoise, si l’on considère que Taine avait bien précisé que sa maîtrise de la langue allemande laissait quelque peu à désirer...  À mon sens, ce n’est pas en raison de ses difficultés à le lire que le germanophile se déclare incompétent, mais plutôt parce que le Crépuscule des Idoles échappe à ses domaines de prédilection. En disant : « Je n’ai guère lu en allemand que des philosophes ou des historiens », l’ouvrage se retrouve proprement rabaissé à un rang profane, celui de la littérature contemporaine. Il importe de souligner que seul l’envoi du Par-delà Bien et Mal avait suscité quelques notes de lectures, les différentes lettres demeurent quant à elles muettes au sujet d’Aurore ou du Gai Savoir. En insistant plus particulièrement sur le fait que Bourdeau est « un esprit cultivé et libre qui possède autant d’instruction que de goût », il y a fort à parier que Taine pense précisément tout le contraire. Alors âgé d’une quarantaine d’années, Bourdeau aurait donc commencé son étude de la littérature allemande, pas moins de trente-trois ans avant sa propre naissance...

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[1] Lettre à Taine du 4 juillet 1887 ; (BVN-1887,872)

[2] Nous retrouvons la formule au sein de la première dissertation de la Généalogie de la Morale, 16 ; trad. Heim (GM-I-16)

[3]Paul Bourget, André Cornelis, Paris, 1887.

[4]Avant de supprimer le « père symbolique », il s’est efforcer de substitué à son « fils adoptif ».

[5]Lettre à Taine du 8 décembre 1888 ; (BVN-1888,1179)

[6]Lettre de Taine à Nietzsche du 14 décembre 1888.

[7]Crépuscule des Idoles, «  raid d’un intempestif : mes intolérances », § 7 ; trad. Heim (GD-Streifzuege-7)

[8] Généalogie de la morale, troisième dissertation : « Quel est le sens de tout idéal ascétique », § 24 ; trad. Heim (GM-III-24)

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29 mai 2018 2 29 /05 /mai /2018 13:32

(Jean Béraud, la salle de rédaction du Journal des Débats, 1889)

« À Erwin, mon ronchon. Courant le risque de t’indigner encore une fois par mon aveuglement à l’égard de M. Taine qui jadis a composé le Véda, j’ose te transférer chez les dieux et la plus adorable déesse à tes côtés… Dionysos » (Lettre à Erwin Rohde du 4 janvier 1889)

Jean Bourdeau se situe à l’endroit précis où Taine avait lui-même a commencé sa carrière d’écrivain, en tant que correspondant pour les sociétés savantes. Taine ne lui recommande aucunement l’un de ses confrères, encore moins le rédacteur en chef du journal des débats, mais plutôt, disons-le, un bon « tailleur de costard » (Sartor Resartus) qui lui concédera plus tard toute une série d’articles « cousus main ». Les correspondances avec Bourdeau ainsi que les articles qui seront publiés plus tard, témoignent de la reconnaissance qui lui sera accordée par la suite. Le portrait esquissé par Bourdeau sera celui d’un anarchiste, un « socialiste malgré lui », sa pensée « jouit d’une réputation pernicieuse » et suscite « l’inquiétude des bonnes âmes ». Ses « disciples » constituent selon lui une légion du contre-salut, ses partisans une ligue de la perdition, leur slogan « Rien n’est vrai, tout est permis »[1]. J’ai également recherché du côté de la correspondance de Taine et me suis aperçu que ses échanges avec Bourdeau étaient proprement inexistants, ce qui nous permet d’affirmer que Bourdeau était un simple collaborateur. Si Taine avait recommander les ouvrages de l’écrivain allemand, ou si son patronyme aurait été mentionne de façon laudatives par la suite, ma petite hypothèse tombait entièrement à l’eau. Or, j’ai trouvé deux éléments qui laisseraient plutôt à penser que la caricature de Sainte-Beuve a également suscité son exaspération. Dans une lettre à Charles Ritter : « Sur le demi-oubli où est tombé Sainte-Beuve, je suis de votre avis, rien de plus injuste ; j’en fais le reproche à mes jeunes amis, il ne m’écoutent pas et ne le comprennent plus »[2]; ou encore dans une lettre au Vicomte Spœlberch de Lovenjoul : « la nouvelle génération est injuste en son endroit : des témoins imbéciles ont été particulièrement ingrats » [3]. Notre interprétation de la dernière lettre de Taine, nous conduit à nous éloigner radicalement des sentiers empruntés par les biographes qui se sont exprimés sur la réception française, à récuser la thèse selon laquelle Taine aurait été son « canal du Panama » vers la France. Devant un tel entrecroisement des regards sur les rives du Rhin, s’il ne faut pas d’un côté sous-estimer le fait que Taine a bien contribué - de près ou de loin - à le faire connaître auprès de son entourage, comme le « fait rapporté » Daniel Halévy ; il serait tout aussi malencontreux de surestimer sa « naturelle bienveillance » de l’autre. Pourtant, les lettres rédigées le mercredi 17 décembre semblent indiquer que la tournure ironique est demeurée inaperçue au premier abord, ou nullement prise en compte [4]

A l’exception de l’expression « honoré et - fait honte » que nous retrouvons dans sa réponse de remerciement :

 

M. Taine 23 rue Cassette

 

Cher Monsieur,

 

vous m’avez d’une manière indescriptible, honoré et - fait honte ; je n’ai pas oublié ce que, dans votre grande bonté, vous m’avez dit après l’envoi de Par-delà Bien et Mal ». Ce fut au fond la première voix que j’entendis. Car ma solitude a toujours été parfaite. Non que je m’en plaigne. Je crois que c’est la condition fondamentale pour atteindre ce degré de retour sur soi, qui constitue l’essence de ma philosophie. Même ma bonne humeur indique que tout cela était approprié : je n’ai jamais souffert de « l’isolement ».

En même temps que votre inestimable billet est arrivé le premier mot profond et courageux sur moi en provenance d’Allemagne ; étant donné que vous y êtes nommé, je prends la liberté de vous le soumettre.

Friedrich Nietzsche.

En interprétant les termes « - fait honte » de façon littérale, nous serions presque tenté de prendre la formule au sens propre. Ce simple tiret serait alors le lieu du renversement ironique, l’instant où le sentiment d’honneur cède brusquement sa place à la honte, l’espace où s’opère un basculement soudain entre deux termes antinomiques qui expriment ici des émotions contraires. Quelle que soit la fonction sémiotique que nous lui accordons, ce tiret est trop étroit pour porter le poids de notre hypothèse à lui tout seul. Au sens figuré, la formule ne serait que synonyme de « rougir. La proposition suivante est révélatrice de l’importance qui fut concédée à la toute première réponse. À mesure que la « voix » de Taine s’éloignait de l’anachorète, la trappe de la chambre obscure se refermait lentement sur lui. La dernière lettre adressée à Brandes contient également une référence implicite à cet aphorisme du Crépuscule des Idoles : « Soit dit en passant : les Goncourt ont recours à la formule « document humain » dans chacun de leurs avant-propos. Toutefois, M Taine serait également susceptible d’en être le véritable auteur ».[5] La lettre de présentation envoyée à Jean Bourdeau, comporte un élément qui nous permet de montrer que le revirement de Taine à son égard a bien été perçu comme tel : « Par-delà bien et Mal : pour cette œuvre également, M. Taine m’avait en son temps, fait preuve de son extraordinaire intérêt » [6] La transcription du brouillon comportant plusieurs césures, il est probable que des allusions au sujet de Taine et de Bourget soient absentes, ou bien encore que l’autoportrait que nous apercevons au sein du premier paragraphe soit incomplet.

J’ose dire que mes ancêtres quatre génération plus tôt était des nobles polonais ; que mon arrière grand mère et ma grand-mère du côté paternel faisaient partie du milieu weimarien au temps de Goethe [...]. Par chance, nommé à vingt-quatre ans professeur d’université à Bâle, je n’ai pas eu besoin de mener d’incessante guerres et de me gaspiller dans des polémiques futiles. A Bâle, je trouvai le vénérable Jacob Burckhardt, qui fut dès le départ profondément bienveillant envers moi, - j’avais, avec Richard Wagner et sa femme qui vivaient alors à Tribschen près de Lucerne, une intimité comme je n’aurais pu en imaginer de plus précieuse. Au fond, je suis peut-être un vieux musicien. Plus tard, la maladie m’a détaché de ces dernières relations et m’a plongé dans un état de profond retour sur moi-même, qui fut sans doute très rarement atteint. Et comme dans ma nature, il n’y a rien de morbide et d’arbitraire, je n’ai quasiment pas ressenti cette solitude comme une pression, mais plutôt comme une distinction inestimable, et pour ainsi dire comme une pureté. Aussi, personne ne s’est plaint de me voir arborer une mine sombre, moi-même pas une seule fois : j’ai peut-être fait la connaissance de monde de pensée plus terribles et plus problématiques que n’importe qui, m’est seulement parce que c’est dans ma nature d’aimer l’aventure. Je compte la gaieté d’esprit parmi les preuves de ma philosophie...  [7]

La bonne nouvelle se répand comme une trainée de poudre. La lettre de Taine est mentionné une première fois dans le post-scriptum de la lettre à Helen Zimmern [8]. : « Taine m’a écrit sur le Crépuscule des Idoles une lettre inestimable, pleine d’émerveillement devant « toutes mes audaces et mes finesses ». Je suis en pleine négociation avec l’excellent rédacteur en chef du Journal des Débats et de la revue des deux Mondes, M Bourdeau, sur le conseil de M. Taine, qui me l’a présenté comme le plus intelligent et le plus influent des Français : ce dernier devait [devrait ?] entreprendre des démarches pour traduire l’ouvrage » [9] Cette lettre comporte quelques patentes exagérations. Notamment le fait que Bourdeau soit présenté comme rédacteur « en chef » de ces journaux savants [10], alors qu’il n’est qu’un « collaborateur intermittent »[11] La simple mention du nom de Taine, lui permet de métamorphoser son traducteur potentiel, en l’homme le plus influent de France qui « prends des mesures » pour la traduction de ses livres. [la possibilité d’une faute de transcription dans le mot dev(r)ait, nous empêche d’indiquer que les négociations sont présentées comme étant actuellement en cours (L.2) et les démarches pour la traduction (« devait » à l’imparfait) étaient déjà accomplies et non simplement amorcées]. Il en va de même pour la lettre à August Strindberg [12] : « En même temps que votre lettre, est arrivé une lettre de Paris, de M. Taine, remplie des plus hauts égards pour le Crépuscule des Idoles, en raison de ses audaces et finesses, avec une très sérieuse invitation à remettre toute la question de me faire connaître en France, y compris des moyens à employer à cet effet, entre les mains de son ami, le rédacteur en chef du Journal du débat et de la Revue des deux mondes, dont il n’a su suffisamment me louer l’intelligence profonde et libre, même en ce qui concerne la forme, la connaissance des Allemands et de la civilisation allemande. Au bout du compte, je ne lis plus depuis des années que le Journal des Débats - En vue de mon ouverture de mon Canal de Panama vers la France ». Comme ces lettres rédigées les 17 et 18 décembre en témoignes, la bonne nouvelle a commencé à se diffuser dans son entourage, avant même que la lettre de présentation ne soit envoyée à Bourdeau, puisque cette dernière est également rédigée le même jour...

Rembobinons quelque peu le fil de notre propos. Du 17 décembre, jusqu’à l’arrivée de la première réponse de Jean Bourdeau dix jours plus tard, l’auteur du Ainsi parlait Zarathoustra proclame la bonne nouvelle aux quatre vents. Il suffit de mesurer les intervalles de temps entre les différentes réponses, pour se rendre compte de son empressement. La dernière lettre de Taine datant du 14 décembre, nous obtenons un intervalle de quatre jours suite à l’envoi, sans tenir compte du temps d’acheminement du courrier postal. Ce qui revient à dire qu’il a répondu à Taine le jour de sa réception, mais également ajouté un post-scriptum à la lettre à Zimmern, pour s’atteler ensuite à la rédaction d’une lettre de présentation à Jean Bourdeau. La lettre à Zimmern comporte quelques détails inquiétants, ses négociations avec « l’ambassadeur des français » sont présentées comme étant déjà engagées, alors que la lettre de présentation à Bourdeau est encore présente sur sa table. De plus, la bonne nouvelle se diffuse, alors qu’il n’a pas reçu la moindre confirmation de sa part. Ce n’est plus une bonne nouvelle, mais une contre rumeur qu’il s’efforce de répandre au plus vite. Ce ne sont plus des exagérations, mais des mensonges visant à précipiter la traduction de ses ouvrages et assurer le peu de notoriété qui lui reste. Un vent de panique souffle sur Turin, sa plume qui pèse pourtant 11000 marks risque de s’envoler à tout moment. A-t-il les moyens de racheter son nom avec la pension versée par l’université de Bâle  ? Sa situation financière explique son empressement auprès des traducteurs, car cette pension de 3000 francs suisses que l’ancien professeur de philologie reçoit depuis 1879, se retrouve abaissée de 1000 marks en janvier 1889, suite à une modification dans le règlement de l’université [13]. Rappelons qu’il avait refusé la donation du « privat-docent », sous prétexte que son œuvre commençait à dégager de « gros bénéfice », hélas... S’il souhaite réellement racheter ses droits, alors pourquoi autoriser la publication de ses manuscrits en toute hâte ? Le 27 décembre, la réponse de Bourdeau arrive enfin. Lettre élégante, cordiale, seulement le bénéfice est loin d’être celui escompté, la parution prochaine d’un compte rendu de sa « brochure sur Wagner » dans le journal de débat [14] Silence éloquent, pas une ligne, pas un mot, au sujet d’une éventuelle traduction de ses ouvrages, seulement : « Dès que j’aurai lu ces livres, je me propose d’en causer avec vous ». Autrement dit, rien ne presse... Seul point intéressant, la lettre de Bourdeau nous apprend que Gabriel Monod compte parmi ses lecteurs. Par ailleurs, cette « brochure », rédigée par la main de Koselitz, au sein de laquelle Taine est présenté comme un admirateur d’un écrivain qui n’est même pas propriétaire de sa plume. Serait-ce celle envoyée à Taine, qu’il remet ensuite dans les mains de Monod, pour se retrouver sur la bordure du bureau de Bourdeau ? Catulle Mendès et tous les germanophiles pros-wagnérien, seront sans doute enchantés d’avoir un aperçu de ses audaces et de ses finesses, alors qu’il a précisé dans sa lettre de présentation : « j’avais, avec Richard Wagner et sa femme qui vivait alors à Tribschen près de Lucerne, une intimité comme je n’aurais pu en imaginer de plus précieuse » [15] C’est Monod qui fait promettre à Bourdeau de lui tailler une « veste sur mesure ». Un vrai traquenard ! Ce qui explique sans nul doute la brièveté de sa réponse : « Finalement, cher Monsieur, je ne me dissimule pas, en tant que vieux lecteur du Journal des débats, que vous n’aurez à l’heure actuelle que très peu de temps pour moi. Veuillez agréer que je suis très satisfait de m’être présenté à vous, - que je peux attendre... » [16]. Le même jour (et non deux jours plus tard), une seconde lettre à l’adresse de Bourdeau qui s’amorce sur une allusion à la correspondance avec Taine : « Afin de ne pas vous cacher mes arrière-pensées, je vous envoie une lettre que j’ai écrite hier pour mon maestro, Monsieur Pietro Gasti - et qui peut encore attendre quelques jours... Je vous offre cette lettre pour que vous en fassiez l’usage qui vous semblera opportun [...]». [17] La lettre à Koselitz ici mentionné, comporte l’exagération contenue dans la lettre à Zimmern : « j’ai nommé mon excellent M Bourdeau, rédacteur en chef du journal des débats et de la revue des deux mondes, ambassadeur à ma cour » [18]

Enfin, la lettre contenant la proclamation contre les Prussiens, pose un problème de datation [19]: « je vous envoie par la présente la conclusion de ma proclamation [...]. Je tiens sincèrement pour possible d’arranger la situation absurde de l’Europe par une sorte d’éclat de rire historico mondial, sans même avoir besoin de faire couler une seule goutte de sang » [20] Seul cette dernière nous renseigne quelque peu sur le contenu de la proclamation : « J’ai écrit dans un élan aristophanien, une proclamation aux cours européennes en vue de l’anéantissement de la maison, cette race d’idiots écarlates et de criminels à qui l’on a depuis plus de cent ans confié le trône de France et aussi d’Alsace, en même temps, j’ai fait Kaiser Victor Bonaparte, le frère de la divine Laetitia » [21]. Même si cette proclamation est perdue, le fait que Taine a lui-même rédigé une proclamation aux Prussiens à la demande d’une délégation aux affaires étrangères en 1870 [22], ne me semble pas dénué d’importance. Bourdeau raconte l’anecdote de la réception de la proclamation dans l’un de ses article quelques années plus tard : « Nous nous trouvions en correspondance avec Nietzsche, au moment même où le mal vint fondre sur lui. Nous fûmes fort étonnés de recevoir un matin, une proclamation aux Hohenzollern, qu’il nous priait de faire insérer dans le journal des débats. Le lendemain, seconde lettre, où il nous confiait qu’il était le Christ en personne, le Christ crucifié. » [23] Notons que Bourdeau n’a pas trouvé « opportun » de mentionner le nom de Taine ou encore la lettre adressé à Koselitz. Les lettres envoyées à Hippolyte Taine et Jean Bourdeau étant contemporaines de la période de rédaction de l’Antéchrist et du Ecce Homo, certains éléments contenus dans les correspondances apparaissent au sein même des ouvrages. Ce n’est pas seulement pour charmer les « oreilles » de ses contemporains que le trouvère de langue d’oil prépare ses mélodies et compose ses lieds : « Ce livre est réservé au plus petit nombre. Peut-être même, de ce nombre, aucun n’est encore né [...]. Des oreilles neuves pour une musique nouvelle ; des yeux neuf pour les plus lointains horizons » [24] Le curriculum vitae adressé à Brandes, mais également la lettre de présentation envoyé à Bourdeau, comportent les prémices de sa généalogie personnelle qui figure en ouverture du Ecce Homo [25]En relevant au sein même du récit, les divers éléments provenant des correspondances, nous retrouvons quelques allusions directes à la correspondance avec Taine : « Mon vieux maître Ritschl prétendait même que je concevais mes dissertations philologiques comme un romancier parisien — d’une façon captivante jusqu’à l’absurdité. À Paris même on est étonné de « toutes mes audaces et finesses » l’expression est de M. Taine » [26] Que le nom de Ritschl s’allie ainsi à celui de Taine suscite notre curiosité, car le contexte épistolaire de dernières lettres n’est pas dépourvue de certaines analogies avec l’ancienne querelle autour de la  Naissance de la Tragédie. Gardons à l’esprit les mots jadis employés par Rohde : « Mais à part quelques Ritschl savants qui diront comme le gouverneur de province : « tu délires ! », il n’y a dans Alexandrie qu’une foule d’idiots et quelques solitaires assoiffés de profonde sagesse. Pour les idiots, ce sera comme du chinois ! » [27], ainsi que les remontrances que le « vieux Ritschl » : « Face à votre « profusion de considérations », il serait un peu déplacé de vouloir vous poser une question alexandrine sur les sources des Laertiana ou le Musée d’Alcidamas et sur d’autres frivolités du même genre : je laisse donc cela. Peut-être qu’un jour vous reviendriez vous-même là-dessus, ne serait-ce que pour vous divertir et vous reposer » [28]. L’expression du « vieux maître » Ritschl, au sujet des dissertations du jeune philologue, n’est sans doute pas dépourvue d’une petite pointe d’ironie. La lettre à Overbeck, rédigée le jour de noël, contient des éléments présents dans le Ecce Homo, ce qui nous permet de démontrer que la section « pourquoi j’écris de si bons livres » a été composé au moment même de son effondrement : « mais, où que j’aille, ici à Turin, par exemple, tous les visages s’éclairent et s’adoucissent en me voyant » [29]C’est également à partir du 25 décembre que s’amorce la rédaction d’un : « mémoire destiné aux cours européennes, ayant pour fin une ligue anti-allemande ».

Le diagnostic du docteur Bingswanger.  Le spectateur contemple à présent une tragédie qui n’a plus rien de poétique ou de romanesque. La question n’est pas de savoir si l’épisode du cheval de Turin a véritablement eu lieu, mais consiste davantage à présenter les raisons de sa soudaine déraison, par une lecture des lettres fantômes. A ce stade, il me semble préférable de replacer mon propos dans la continuité du « point de fuite » déssiné par Michel Foucault dans les dernières pages de son Histoire de la folie à l’âge classique : « Peu importe le jour exact de l’automne 1888 où Nietzsche est devenu définitivement fou, et à partir duquel ces textes relèvent non plus de la philosophie mais de la psychiatrie : tous y compris la carte postale à Strindberg, appartiennent à Nietzsche, et tous relèvent de la grande parenté de L’Origine de la tragédie. Mais cette continuité, il ne faut pas la penser au niveau d’un système, d’une thématique, ni même d’une existence : la folie de Nietzsche, c'est-à-dire l’effondrement de sa pensée, est ce par quoi cette pensée s’ouvre au monde moderne [...]. La folie où s’abîme l’œuvre c’est l’espace de notre travail, c’est l’infini chemin pour en venir à bout, c’est là notre vocation mêlée d’apôtre et d’exégète ». [30]

Ce n’est donc pas la curiosité malsaine du voyeur qui se courbe pour scruter à travers le trou de serrure, qu’il s’agit ici d’étancher. Ou l’appétit de l’animal domestique qui épie patiemment derrière la fenêtre entrouverte, qu’il s’agit de rassasier. Il s’agit de relever l’importance de ces lettres fantômes, pour expliquer les circonstances de la crise. Au fond, toutes ces petites « anecdotes orales » qui sont tombées dans l’oreille du docteur Podach, lors de son séjour dans le cercle des bons européens, ou au moment de son enquête à Turin, ne sont que des témoignages indirects, de simples rumeurs... Il en va tout autrement concernant le rapport médical du docteur Bingswanger, car ce témoignage est une source archivistique :

Le malade se dirige vers la section en faisant beaucoup de salutations. D’un pas majestueux, et le regard tourné vers le plafond, il entre dans sa chambre et remercie pour « cet accueil magnifique ». Il ignore où il se trouve. Tantôt il croit être à Naumburg, tantôt à Turin. Il fournit des renseignements exacts sur son état civil. L’expression du visage dénote de la confiance en soi-même et la conscience de sa propre valeur, et souvent aussi de la suffisance et de l’affectation. Il gesticule et parle continuellement d’une voix affectée et faisant usage des mots grandiloquents, parfois en italien, parfois en français. A de nombreuse reprise, il essaie de serrer la main des médecins. Il est à remarqué que le malade, qui a pourtant séjourné assez longtemps en Italie, lorsqu’il parle en italien ignore les mots les plus simples de cette langue ou les emplois à tort. Sa conversation n’est qu’un enchevêtrement d’idées sans aucune cohésion. De temps à autre il parle de ses grandes compositions musicales et il chante des fragments. Il parle de ses « secrétaires d’ambassade et de ses laquais ». Fait constamment des grimaces en parlant. Dans la nuit, également, son bavardage incohérent continue presque sans interruption. Le malade à un gros appétit.  [31]

Le rapport du docteur Bingswanger mentionne le qualificatif employé plus avant pour désigner Jean Bourdeau : « Il parle de ses « secrétaires d’ambassade et de ses laquais ». A la place de l’anecdote sur le cheval de Turin, voici un sanglant morceau de réalité toute crue, le désespoir de l’écrivain ainsi surpris dans sa plus profonde détresse... Avoir eu le privilège du premier regard est la récompense de mon enquête. Mon intention était de vous faire partager cette étrange vision, de pointer du doigt l’horreur qu’il m’a été donné de voir, lors de la parution de ces lettres fantômes

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[1] Référence au passage de la Généalogie de la Morale, troisième dissertation, 24 ; trad. Heim (GM-III-24)[2] Lettre d’Hippolyte Taine à Charles Ritter du 1 décembre 1891. [3] Lettre d’Hippolyte Taine au Vicomte de Spœlberch de Lovenjoul du 14 mai 1892. [4]Lettre à Zimmern autour du 17décembre1888 ; (BVN-1888,1197) [5] Lettre à Georg Brande du 8 janvier 1888 ; (BVN-1888,974) [6] Lettre à Bourdeau du 17 décembre 1888 ; (BVN-1888,1196) [7] Idem cit. [8] Helen Zimmern est traductrice en langue anglaise et éditrice de la Gazette de Florence[9]Lettre à Helen Zimmern à Florence, autour du 17décembre1888 ; (BVN-1888,1197) [10] Taine l’ayant présenté quant à lui comme « rédacteur ». [11] Lettre de Bourdeau à Nietzsche du 4 janvier.  [12] August Strindberg est un écrivain suédois, auteur du roman La chambre rouge (1879) [13] Nous ne mentionnons pas - l’argument d’autorité - présent dans la lettre à Carl Spitteler, en raison d’un problème de datation. Placée parmi les lettres de fin décembre, les éléments qu’elle renferme nous autorisent à penser qu’elle est rédigée antérieurement.  [14] Podach, l’effondrement de Nietzsche, Paris, 1931, Gallimard, « Iéna », p 133. [15] La recherche de cet article rédigé par Bourdeau fut infructueuse.  [16] Lettre à Bourdeau du 17 décembre ; (BVN-1888,1196) [17] Lettre à Bourdeau du 29 décembre. (BVN-1888,1217 [18]Lettre à Bourdeau du 29 décembre et non du 31 (lundi). [19] Lettre à Koselitz du 28 décembre et non du 30 (dimanche) ; (BVN-1888,1227) [20] La lettre contenant la proclamation est datée « probablement » du 1 janvier 1889, ce qui nous autorise à supposer quelle plus tardive ; (BVN-1889,1232) (limites de caractères...) 

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29 mai 2018 2 29 /05 /mai /2018 13:31

(Profil d'Hippolyte Taine sur un timbre-poste)

Le « Cas Taine » serait la résultante d'une longue amnésie. Un cas de mémoire empêchée par les proches, puisque Erwin Rohde détruit la lettre qui contenait sa critique, la mère du philosophe la déclaration de guerre contre la dynastie Hohenzollern, Overbeck a trouvé préférable de taire le sujet de la querelle avec Rohde. Un cas de mémoire manipulée, car les biographes de l'époque ne pouvaient aucunement ignorer que Bourdeau n’était pas le rédacteur en chef du journal des débats et de la revue des deux mondes, puisqu'il faudra attendre la parution de l'édition critique pour retrouver le passage censuré. Patienter jusqu'en 2011, afin que les esquisses des dernières lettres fassent l'objet d'une transcription et d'une traduction. Un cas de mémoire commandée, puisque les historiens de la philosophie répugnent à considérer que la philosophie de l'entendement, devient progressivement une psychologie au tournant du XIXe siècle, ou les interprètes à appréhender sa pensée sous l'aspect d'une psychologie expérimentale. Les lecteurs de Taine étant peu nombreux, les éléments que les lettres renferment auraient pu demeurés inaperçus, de même pour les sources qui comportaient les preuves de son revirement final. C'est ainsi que l'historien se heurte au travail de deuil entrepris par les proches, au travail de mémoire accomplis par les biographes, en raison d'une résurgence de sources archivistiques...

Paradoxalement, les actes de destruction perpétrés par les proches, la censure du coup de poignard exercée dans la première traduction française du Ecce Homo, désignent les sources qu'il fallait impérativement faire disparaître. Un soupçon grandit, les lettres fantômes devaient contenir des éléments problématiques, pour résider au fond d'un tiroir des archives de Weimar pendant plus d'un siècle... Au cours de notre investigation, nous avons signalé l'implication de Taine dans les circonstances de l'effondrement. En premier lieu, la tournure ironique de la dernière lettre, qui désigne implicitement les portraits esquissés dans la section intitulée les raids d'un intempestif, parmi lesquels figure sa propre caricature dans l'aphorisme morale pour psychologue, ainsi qu'une critique de la conception du milieu dans l'aphorisme mon idée du génie. Comme les réponses à la « muflerie » de Erwin Rohde, comportent un portrait de Taine « éducateur de tous les esprits sérieux en France », le revirement était difficilement compréhensible. D'abord, une critique du positivisme au terme de la Généalogie de la morale ; ensuite, le portrait caricatural ainsi que la critique de la conception du milieu dans le Marteau des Idoles ; enfin, le coup de poignard présent dans le Ecce Homo. Autre élément factuel, l'envoi de la conclusion du « mémoire destiné aux cours européennes » au journal des débats le 1 janvier 1889. Indépendamment du contenu de la proclamation contre les prussiens, que nous entrevoyons à travers les fragments posthumes d'hiver 1888-1889, nous savons que Taine « ambassadeur » avait lui-même rédigé une proclamation aux prussiens, dans le cadre d'une mission diplomatique pour la France. Même si Taine n'était pas le rédacteur en chef des revues savantes, notons qu'il était l'un des principaux contributeur du journal des débats et de la revue des deux mondes, au sein desquels le philosophe français a publié la majeure partie de ses articles. Pour récapituler, la conclusion de la proclamation est rédigée à la manière de Taine, adressée au rédacteur recommandé par Taine, envoyée dans le journal de Taine...

Rappelons que Jean Bourdeau n'avait pas encore répondu à la lettre de présentation, au moment de la réception de la conclusion de la proclamation, ainsi que la lettre à Köselitz qui contenait le qualificatif de « rédacteur en chef » et le titre honorifique « d'ambassadeur des français ». Bien qu'il n'avait reçu aucune confirmation de la part du rédacteur, la bonne nouvelle se propage dans son entourage : « mon canal de panama pour la France est ouvert ! ». Seulement, les démarches entreprises au cours du mois de décembre n'aboutissent aucunement : Le Cas Wagner brise son amitié avec Malwida von Meysenbug, August Strindberg lui demande une forte somme d'argent en contrepartie de la traduction du Ecce Homo, Hippolyte Taine reçoit sa propre caricature dans le Marteau des Idoles. Comme toutes les écluses du « canal de Panama » reste résolument fermée, la formule pourrait signifier l'avènement d'un moment opportun (kairos), l'occasion de faire naître un scandale digne de l'affaire du Panama en France, de prononcer un plaidoyer aussi retentissant que Louis Frédéric Stanislas Linska dit Prado, de susciter selon ses propres termes « un éclat de rire historico-mondial » ! Sa tentative de faire scandale serait préméditée depuis plusieurs jours, si l'on prend en compte la lettre à Köselitz, au sein de laquelle Jean Bourdeau est qualifié « d'ambassadeur des français » ; depuis plusieurs semaines, si l'on prend en considération la lettre à Strindberg, ou que l'on constate que toutes les démarches pour la traduction sont entreprises du 4 au 28 décembre, entre le jour de l'ouverture du procès Prado et celui de l'exécution publique du criminel honnête ; depuis plusieurs mois, si l'on prend acte que le curriculum vitae adressé à Georg Brandes en avril 1888, comporte l'autoportrait du criminel honnête, ainsi que la fausse rumeur au sujet de son séjour à l'asile : « On a fait courir le bruit que j'aurai été à l'asile (et même que j'y serais mort). Il n'y a pas de plus grande erreur ». C'est parce qu'il se vante publiquement de son assassinat que le criminel est résolument honnête (Prado), en adjoignant la lettre à Köselitz avec la proclamation, le génie abominable cherche des oreilles complices. Bien que la teneur en nitroglycérine demeure inconnue, la proclamation contre les prussiens était le bâton de dynamite, adressée au journal des débats dans l'intention de provoquer un scandale. Soyez dur, mais surtout de la feuille, Jean Bourdeau s'empresse de préciser qu'il n'est pas celui qu'il croit être (rédacteur en chef), décline la proposition de la publication de la proclamation, en remettant la question de la traduction à plus tard. Alors que ce dernier devait lui consacrer une colonne au sujet de son Cas Wagner, Jean Bourdeau et Georg Brandes attendront plusieurs années, avant de publier la moindre ligne au sujet du criminel honnête... Si la rédaction de la proclamation était dirigée par l'intention de provoquer un scandale, un traité machiavélique rédigé dans un élan aristophanesque à l'adresse d'un... César Borgia, alors une question demeure, jusque où était-il prêt à aller pour accomplir son dessein ?

Autre élément factuel, tout aussi intriguant que les précédents, la provenance du sobriquet employé pour désigner Jean Bourdeau. Ce qualificatif nous ramène à la querelle autour de la Naissance de la Tragédie, le sobriquet de « gouverneur de province » était employé par Rohde pour désigner le vieux maître Ritschl[1]. Un tel rapprochement entre les deux parricides manqués est permis, dans la mesure où le nom de Ritschl réside désormais à côté de celui de Taine dans le Ecce Homo : « Mon vieux maître Ritschl prétendait même que je concevais mes dissertations philologiques comme un romancier parisien — d’une façon captivante jusqu’à l’absurdité. À Paris même on est étonné de « toutes mes audaces et finesses » l’expression est de M. Taine »[2]. Outre le fait que la référence à la dernière lettre de Taine, nous permet de prolonger la période de composition de plusieurs semaines, notons que la formule du philosophe français est placée à la suite d'une autre remarque ironique. La querelle avec Erwin Rohde au sujet de Taine, ravive le souvenir de l'ancienne querelle autour de la Naissance de la Tragédie, bien que la disposition à l'égard de Rohde est proprement inverse. Ce sobriquet attribué à Bourdeau, pourrait être doté d'une autre origine, puisque nous retrouvons le terme « d'ambassadeur », ainsi que celui de « laquais », au sein d'un livre de monsieur Taine intitulé Vie et Opinions de M. Frédéric-Thomas Graindorge :

J'ai vu des ambassadeurs et des ministres; les laquais sont mieux ; la belle prestance est une portion de leur état ; leur gravité n'a pas d'égale. Mais surtout, ils ont l'organe essentiel, aristocratique, le mollet ; des mollets complets valent en plus cent francs de gages : ce mollet blanc au-dessus d'un soulier à boucle reporte l'esprit aux plus beaux jours de Marly et de Versailles. Hélas ! si nous relevions notre pantalon, combien d'entre nous, bourgeois desséchés, enflés, déformés, seraient dignes d'être des laquais ![3]

Bien que la référence a mystérieusement disparu du catalogue de la bibliothèque, le livre est cité dans un fragment posthume de 1884[4], puis recommandé à sœur Elizabeth dans la correspondance de 1885[5]. Aucune source n'atteste que le génie abominable avait précisément le livre de Taine à l'esprit, au moment de la rédaction de la lettre Köselitz le 25 décembre 1888, au sein de laquelle Jean Bourdeau porte le sobriquet « d'ambassadeur des français ». Toutefois, le diagnostic du docteur Bingswanger, restitue des paroles orales placées entre deux guillemets : « Il parle de ses secrétaires d'ambassade et de ses laquais ». Précisons que la formule ne nous renseigne aucunement sur les causes physiologiques ou psychologiques, d'une maladie qui l'aurait inéluctablement entraîné vers l'effondrement, mais nous indique plus précisément l'objet du délire : l'envoi de la proclamation aux prussiens au journal des débats. Au lieu de dresser l'inventaire des diagnostics médicaux, nous proposons une explication proprement circonstancielle de la crise de Turin.

Antoine Michon, 15/10/2019

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[1]Lettre de Rohde à Nietzsche du 9 janvier 1872

[2]Ecce Homo, « pourquoi j'écris de si bons livres », 2.

[3]Hippolyte Taine, vie et opinions de Frédéric-Thomas Graindorge, Hachette, 1867, p. 195

[4]Fragments posthumes de 1884, 26 [458]

[5] Lettre à Elizabeth de mars 1888.

 

 
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29 mai 2018 2 29 /05 /mai /2018 13:31

(Hippolyte Taine portrait de Léon Bonnat)

 

Je ne vois pas dans quel siècle de l’histoire on pourrait, d’un seul coup de filet, ramener tant de psychologues si curieux et en même temps si délicats que dans le Paris d’aujourd’hui : je citerai au hasard, car leur nombre est grand, Messieurs Paul Bourget, Pierre Loti, Gyp, Meilhac, Anatole France, Jules Lemaître, ou bien pour distinguer quelqu’un de la forte race, un vrai latin pour qui j’ai un faible particulier : Guy de Maupassant. Je préfère même cette génération-là, entre nous soit dit, à ses grand maîtres, qui ont tous été corrompu par la philosophie allemande : M. Taine l’a été par exemple par Hegel, à qui il doit d’avoir commis tant de contresens sur de grands hommes et de grandes époques(Ecce Homo, « pourquoi je suis avisé », 3)

 

Le coup de filet de l’oiseleur. On connaissait son goût prononcé pour les moralistes français, ou encore son attrait pour la psychologie littéraire de Goethe, Stendhal et Dostoïevski, mais moins son appétence pour la psychologie contemporaine. A la différence du Crépuscule des Idoles, au sein duquel le médecin de l’esprit des peuples prescrit plutôt des remèdes purgatifs pour les estomacs délicats [1], cet extrait du Ecce Homo nous donne un aperçu de ses affinités électives en matière de « psychologie vivante »[2]. Ce qualificatif semble être doté d’une acception peu étroite, car les oiseaux de proie regroupés dans le filet de l’oiseleur semblent appartenir à des espèces différentes. Cela s’explique en partie par le fait que la psychologie n’était pas encore une science autonome, ou encore que nous imposons nos frontières disciplinaires sur des périodes antérieures à leurs délimitations. A moins que ce ne soit le criminel honnête qui force sciemment le trait, élevant ainsi les « romanciers parisiens » au rang de psychologues, pour mieux rabaisser l’auteur du De l’intelligence par la suite ?

 

Le coup de poignard. Outre un aperçu de ses affinités électives en matière de littérature française, le coup de filet de l’oiseleur comporte également la seule trace visible de son coup de poignard, la petite tache de sang que la première édition française a pris soin d’effacer, la sentence dans laquelle Taine se retrouve placé à la suite d’une cohorte de psychologues français. Pour un lecteur qui n’aurait pas encore eu la chance de lire les correspondances, son positionnement l’égard de monsieur Taine demeure presque inchangé, puisque son penchant pour la philosophie hégélienne lui avait déjà été reproché au sein du Par-delà Bien et Mal [3] ; ainsi seule la dernière sentence témoigne de son revirement final. Mais au regard de ses échanges épistolaires, ce passage du Ecce Homo résonne comme une fausse note, car la pensée de Taine se retrouve également au cœur de sa querelle avec Erwin Rohde. Alors que du côté des correspondances, le vénérable du lac d’Annecy est décrit comme l’éducateur de tous les esprits sérieux en France, réside sur la cime de son estime en compagnie de Jacob Burckhardt. Voici que le récit lui concède désormais l’aspect d’une vieille branche de Gui, solidement agrippée à l’arbre de l’hégélianisme. 

 

I prentendi delusi, vengo adesso di Cosmopoli ?[4] Notre Sycophante a désormais la possibilité de vérifier par lui-même, si les auteurs précédemment cités apparaissent sur le registre de la bibliothèque de Weimar. Prenons un exemple, un lecteur du Horla qui succomberait au charme de l’étrange parenté entre la description de l’Autre dans l’heure la plus silencieuse et la nouvelle de Guy de Maupassant. Même si l’analogie est justifiée, hormis une étude consacrée aux lettres à George Sand dans un ouvrage de Gustave Flaubert [5], les ouvrages de l’écrivain français ne figurent pas sur les étagères de la bibliothèque. A contrario, rien ne nous assure qu’il n’a pas eu vent de la nouvelle publiée en 1886, si l’analogie avec le Zarathoustra est nullement prise en compte, alors comment expliquer sa prédilection pour le nouvelliste ? A l’exception des études et portraits de Jules Lemaître, au sein desquels nous retrouvons Guy de Maupassant ainsi que la majeure partie des auteurs précédemment cités, seuls quelques ouvrages d’Hippolyte Taine et de Paul Bourget figurent effectivement sur la liste du « coup de filet ».

 

Monsieur Taine l’historien ? Les courriers adressés à son éditeur Ernst Schmeitzner, nous indiquent avec précision les moments d’acquisition des différents livres de Taine [6], puisque les Essais de critique et d’histoire, les Origines de la France contemporaine et son Histoire de la littérature anglaise, sont publiés à Leipzig par E. J. Günther en 1878. Mise à part une traduction plus ancienne de la Philosophie de l’art (1866), les volumes sont publiées dans sa propre maison d’édition, l’année de la publication d’Humain trop Humain. Mais concernant l’aspect philosophique et psychologique de son œuvre, nous ne disposons d’aucuns éléments, puisque les philosophes classiques et le De l’intelligence ne figurent pas sur la liste. Sa rencontre avec l’œuvre de Paul Bourget est plus tardive, comme en témoigne la lettre à Heinrich Köselitz du 6 décembre 1885 : « Examinez bien le beau symbole de Nice (ce nom est d’origine grecque et fait allusion à une victoire) – c’est “Cosmopolis” s’il en fut jamais en Europe ! on est plus près de l’esprit français raffiné (un nouveau volume de Psychologie Contemporaine de Bourget, est à portée de ma main) ». Cette référence à l’ouvrage de Paul Bourget pourrait s’avérée décisive pour la suite de notre enquête, puisque l’Essai de psychologie contemporaine comporte un admirable portrait de monsieur Taine ainsi qu’une synthèse détaillée de sa doctrine [7]. Ainsi, même si les philosophes classiques et le De l’intelligence sont absents de la bibliothèque, le livre de Paul Bourget nous permet de rejeter l’éventualité d’une simple méconnaissance de l’aspect philosophique et psychologique de l’œuvre de Taine.

 

Afin de conclure notre lecture des lettres fantômes, nous serions tenté d’atténuer quelque peu l’impact du « coup de poignard », dire par exemple que son geste n’entache en rien sa profonde estime pour la personnalité de Taine, ou soutenir que la pointe de sa critique touche uniquement l’aspect historique de sa doctrine. Ce qui reviendrait à se limiter au contexte biographique des échanges épistolaires, sans pour autant basculer dans la comparaison doctrinale. Hélas...

 

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[1] Crépuscule des idoles, « raids d’un intempestif ». 

[2] « La littérature est une psychologique vivante », expression de Taine reprise par Bourget dans la préface des Essais de psychologie

[3] Par-delà Bien et Mal, huitième section,  § 254

[4] Devise d’Henri Bayle, reprise partiellement par Nietzsche au sein de sa correspondance, lors de son séjour à Nice.

[5] Gustave Flaubert, Lettres à George Sand. Précédées d’une étude par Guy de Maupassant, Charpentier, Paris (1884).

[6]Courriers à Ernst Schmeitzner (mars 1878 - novembre 1879)

[7] Annexe 1.

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29 mai 2018 2 29 /05 /mai /2018 13:30

Harald Slott-Møller, Georg Brandes à l'université de Copenhague, 1889

 

Ce qui précède visait les Allemands : car partout ailleurs j’ai des lecteurs — rien que des intelligences d’élite, rien que des caractères éprouvés, éduqués par de hautes positions et hautes responsabilités : j’ai même de vrais génies parmi mes lecteurs. À Vienne, à Saint-Pétersbourg, à Stockholm, à Copenhague, à Paris et à New-York — partout on m’a découvert : on ne l’a pas fait dans ce plat pays de l’Europe, l’Allemagne... Et, je dois le reconnaître, je suis encore plus satisfait de mes non-lecteurs, de ceux qui n’ont jamais entendu ni mon nom ni le mot de philosophie ; mais ; où que j’aille, ici à Turin, par exemple, tous les visages s’éclairent et s’adoucissent en me voyant. Ce qui m’a jusqu’à présent le plus flatté, c’est que les vieilles marchandes des quatre saisons n’ont de cesse qu’elles n’aient choisi à mon attention leurs grappes les plus mûres. Voilà comme il faut être philosophe... Ce n’est pas en vain que l’on nomme les Polonais les plus Français des Slaves. Une charmante Russe ne se méprendra pas un instant sur ma véritable appartenance. Je ne parviens pas à être solennel, tout au plus à paraître embarrassé... Penser en allemand, sentir en allemand - je peux tout faire, mais cela, c’est au-dessus de mes forces... Mon vieux maître Ritschl allait jusqu’à affirmer que je composais même mes dissertations philologiques comme un romancier parisien — d’une manière absurdement captivante. À Paris même on est étonné de « toutes mes audaces et finesses » (la formule est de monsieur Taine) (Ecce Homo,  « pourquoi j’écris de si bons livres », 2)

 

Les bons européens. Pour déceler l’identité de ses lecteurs, il suffit de reporter la liste de ses correspondants, en prenant soin de les replacer dans leurs métropoles respectives. Saint-Pétersbourg est le berceau doré de Lou von Salomé. Copenhague compte parmi ses habitants le philosophe Georg Brandes et August Strindberg. A l’heure du récit, le dramaturge s’attèle à la mise en scène de Mademoiselle Julie, que les autorités de Stockholm viennent de censurer. Au sein du cosmopolis parisien, Hippolyte Taine, Paul Bourget, Gabriel Monod, J/e/a/n B/o/u/r/d/e/a/u et Catulle Mendès. A New York, le professeur Karl Knortz, un lecteur du Zarathoustra qui réside aux Etats-Unis depuis 1863. Après ce petit tour d’horizon à tire-d’aile, revenons à présent sur le point de départ de son itinéraire...  

Vienne. Le 15 octobre 1877, jour de son trente-troisième anniversaire, le philologue bâlois reçoit une « déclaration d’allégeance » des membres de la société de lecture des étudiants de Vienne [1] Parmi les signataires, nous retrouvons les noms de Victor Adler, Heinrich Braun et Siegfried Lipiner [2]. A l’initiative d’Adler et de Paneth, les Studenten Wiens s’étaient réuni autour du Schopenhauer éducateur lors de sa parution. Comme nous l’indique la lettre à Paul Rée du 19 novembre 1877, celui qui se voit qualifier de « véritable génie » est un certain Siegfried Lipiner : « J’associerai peut-être cette visite à un voyage à Vienne, il s’y trouve un nid de personnes qui ont le goûts douteux d’apprécier mes écrits (vous savez que j’ai moi-même dépassé ce point de vue), mais il me semble qu’il y a parmi eux des gens capables, l’un d’entre eux est un génie, le même Lipiner que vous m’aviez recommandé en premier ». Même si le voyage est ajourné, notons que le jeune homme avait organisé une collecte de fonds pour favoriser sa venue et couvrir les frais d’une thérapie avec le docteur Breuer : « Il faut obliger Nietzsche, au cours des mois qui viennent, à se concentrer exclusivement sur sa guérison. J’ai donc conçu le plan suivant : il viendra à Vienne ; si nécessaire j’irai le chercher. Nous voyagerons pas d’une seule traite, mais ferons quelques haltes. Il pourra ensuite consulter nos bons médecins viennois et, sous leur surveillance constante, entamer un traitement à la fois rigoureux et régulier. Un éminent spécialiste des nerfs le Dr Breuer, qui se trouve également être mon ami, s’occupera de lui avec le plus grand soin »[3]. Pour l’heure, la référence à l’inventeur de la méthode cathartique me parait amplement suffisante. Eclipsé, par la figure de l’homme sublime, nul besoin d’intégrer Sigmund Freud dans notre approche comparative.

Mais quelle coïncidence ? Conformément à l’indication contenue dans la lettre à August Strindberg du 8 décembre 1888, nous présumons que la composition du Ecce Homo était déjà terminée à l’issue du mois de novembre : « Hier, lorsque votre lettre m'est parvenue - la première de ma vie qui m'est parvenue - je venais de terminer la dernière révision de mon manuscrit le "Ecce homo" », soit quelques semaines avant son effondrement à Turin. Ce détail est important, car l’intervalle de temps serait suffisant pour que le livre échappe de peu au contexte de la crise. Cependant, il est surprenant de retrouver dans la section « pourquoi j’écris de si bons livres » une référence à la dernière lettre de Taine datant du 14 décembre : « A paris même on est étonné de « toutes mes audaces et finesses » l’expression est de M. Taine » ; ainsi qu’un passage de la lettre à Overbeck du 25 décembre : « chaque visage s’épanouit et s’adoucit en me voyant. Ce qui, jusqu’à présent, m’a le plus flatté, c’est que de vieilles marchandes n’ont de repos qu’elles n’aient choisi pour moi, dans leurs paniers, les meilleurs de leurs raisins ». Même constat pour l’autoportrait extrait de la section « Pourquoi je suis une fatalité », puisque ce dernier figure également dans les notes préparatoires de la proclamation contre les prussiens [4]. Ce qui nous autorise à élargir la période de composition de plusieurs semaines, puisque le livre n’était pas encore achevé à la mi-décembre.

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[1] En allemand : Leseverein der deutschen Studenten Wiens.

[2] Paul Laurent Assoun, Nietzsche et Freud, préface : la réception viennoise de Nietzsche.

[3] Irvin Yalom, Nietzsche à pleurer, post face : Lettre de Siegfried Lipiner à Heinrich Köselitz du 22 février 1878.

[4] Fragments posthumes de décembre 1888- début janvier 1889, 25 [6]

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29 mai 2018 2 29 /05 /mai /2018 13:29

(Hippolyte Taine sur un timbre-poste)

L'inactualité de monsieur Taine. On présente souvent Hippolyte Taine, comme l'un des tout premiers lecteurs du criminel honnête, qui aurait de surcroît contribué à le faire connaître auprès de l'intelligentsia française, en faisant l'éloge du Par-delà Bien et Mal devant Paul Desjardins en 1886, puis en le recommandant auprès du rédacteur Jean Bourdeau en décembre 1888. Nous le retrouvons au premier rang de l'histoire de la réception française, mais également au cœur de l'échange épistolaire avec Erwin Rhode : « En juin, Rohde et Nietzsche se revoient pour la dernière fois. La rencontre est un échec, entériné quelques mois plus tard par une rupture épistolaires, sur le prétexte futile d'une divergence autour du philosophe et historien français Hippolyte Taine, d'affinité antidémocratique, et pour lequel Nietzsche nourrit une fervente admiration »[1]. Alors que le souvenir de monsieur Taine se dissipait peu à peu, l'apparition soudaine des lettres fantômes produit une douloureuse réminiscence, l'As des as fait son retour sur le tapis[2]. Disons que la postérité n'est pas dépourvue d'une certaine ironie, lorsque l'on sait que celui qui était jadis très célèbre a peu à peu sombré dans l'oubli, alors que celui qui était presque totalement inconnu est désormais le plus célèbre. Ironie redoublée par le fait, que la célébrité du disciple a totalement supplantée la notoriété de l'ancien maître, si nous prenons acte des slogans accolés à la pensée de Taine en son temps : « Plus nous nous éloignons de lui, en effet, et plus il nous apparaît dans l'histoire de la pensée du XIXe siècle, comme un briseur de vaines idoles, comme un dénonciateur de chimères, tout autant qu'un pionnier hardi, qu'un constructeur robuste, avec des matériaux résistants »[3]. On serait presque tenté de le présenter comme un nietzschéen français, si ce n'était précisément le contraire à l'époque. Si d'un côté le « Cas Taine » est la microhistoire d'un parricide manqué, notons qu'il pourrait tout aussi bien constituer de l'autre un infanticide réussit...

L'oubli de Taine. Intitulé notre objet d'étude le « Cas Taine » est un geste particulièrement cynique, puisque le philosophe-médecin inaugure la manière de qualifier les patients en psycho-pathologie clinique, de classer froidement les documents humains par ordre alphabétique. A la Salpêtrière en 1854, ce n'est pas encore l'heure des leçons de Jean-Martin Charcot, la clinique est sous la gouverne de l'anatomiste Paul Broca ; au sein de laquelle on pratique la dissection du cerveau, on élabore les principes de la phrénologie, les sombres prémisses de la génétique et des neurosciences actuelles. A l'instar de la plupart des penseurs de l'époque, la pensée d'Hippolyte Taine compte parmi les « irrécupérables », en raison de la présence de conceptions racialistes au fondement de ses idées sociales, l'individu est pour lui le produit du façonnement exercé par le milieu et de l'esprit du temps, les génies nationaux incarnent les tendances de l'esprit du peuple. Au même titre que Sainte-Beuve, Michelet, Renan ou Monod, l'aspect historique de l’œuvre de monsieur Taine appartient au tournant méthodique. On le place parmi les grands récits sur l'Histoire, on lui reproche notamment de mettre en pratique une certaine psychologie appliquée, plus particulièrement sa manière de dépeindre les personnalités historiques, en employant sa conception de la faculté maîtresse. Morcelée en plusieurs aspects par la délimitation des frontières disciplinaires, la philosophie d'Hippolyte Taine se retrouve par la suite déclassée, indûment placée dans le domaine de l'histoire des sciences, plus précisément aux prémices de la psychologie expérimentale. Pour employer les termes de l'histoire des sciences, l'ouvrage Les philosophes classiques en France est le lieu de la scission entre deux paradigmes, d'une part la psychologie spiritualiste du philosophe-métaphysicien, désormais de l'autre celui de la psychologie expérimentale du philosophes-médecin. Son œuvre majeure sur l'Intelligence constituant le lieu de la transition entre une philosophie de l'entendement humain et la psychologie contemporaine : « Si je ne me trompe, on entend aujourd'hui par intelligence ce qu'on entendait autrefois par entendement ou intellect, à savoir la faculté de connaître ; du moins, j'ai pris le mot en ce sens »[4]. Si Hippolyte Taine élabore une critique de la philosophie précédente, en employant « l'outillage mental » de la psychologie expérimentale, notons que le génie abominable accompli un pas de plus, en prolongeant la critique sur l'ensemble de la modernité[5]. Hippolyte Taine n'est pas du tout un touche-à-tout, mais un esprit encyclopédique, qui a le mérite d'avoir apporté sa propre contribution scientifique, dans chacun des domaines arpentés. Taine est l'homme de la scission entre les paradigmes, mais aussi celui de la conciliation entre trois courants de pensées, en présence dans l’Europe des sociétés savantes de la seconde moitié du XIXe siècle : la psychologie de l'esprit des peuples constitue la branche allemande, l'école associationniste la branche anglaise et la psycho-pathologie la branche française. C'est l'entrelacement des trois branches, ou la confluence des trois courants de pensée, qui contribue à l'émergence d'une nouvelle discipline scientifique : la psychologie. Hippolyte Taine entreprend une vaste synthèse culturelle dans le second volume de son œuvre majeure, qui comporte un aperçu des pratiques psychologiques de son temps, depuis l'année 1854 au cours de laquelle son professeur Étienne Vacherot lui recommande vivement l'étude de « la science nouvelle », jusqu'en 1870 année de la publication du De l'intelligence. La méthode scientifique que Taine présente dans la dernière partie des philosophes classiques, ainsi que la synthèse culturelle au sein du second volume de l'Intelligence, comportent un socle épistémologique, que nous qualifions de paradigme enfoui, le positivisme de monsieur Taine.

La paradigme enfoui. En vue d'obtenir un aperçu du contexte culturel en présence dans l'Europe des sociétés savantes de la seconde moitié du XIXe siècle, afin de faire émerger le paradigme enfoui de la psychologie expérimental de l'époque, nous relevons les notes de bas de pages inscrites dans les marges du De l'intelligence, que nous reportons par la suite sur les références présentes dans le catalogue de la bibliothèque de l'écrivain à Weimar ; ce qui nous permet de relever les lectures communes entre les auteurs, tout en resserrant le champ de notre investigation sur le domaine de la psychologie expérimentale. Le titanique Taine semble incontournable, de même que le gigantesque Iceberg qui émerge lentement devant nous, en raison de la vaste synthèse culturelle entreprise dans le second volume du De l'intelligence, mais également par le fait que monsieur Taine a introduit auprès du public français les penseurs de la branche associationniste précédemment cités, tel que John Stuart Mill, Herbert Spencer, Alexander Bain, Francis Galton. A force de familiariser avec des auteurs souvent dépourvus de familiarité, nous parvenons à distinguer très nettement le positivisme français, qui suscitait jadis tant d'admiration de la part du génie abominable. Empressons-nous d'indiquer, qu'il ne s'agit pas du positivisme d'Auguste Comte, qui rejette totalement la pratique de l'introspection de l'analyse psychologique, le créateur d'une religion de l'avenir fait ici figure de philistin de l'esprit. Mais le style d'écriture qui plaît tant à sa main, l'élitisme intellectuel qui lui donne des hauts-le-cœur, la manière de porter en dérision les personnalités les plus sérieuses, nous retrouvons tout cela dans l'ouvrage sur Les philosophes classiques en France. Hippolyte Taine a la qualité et tout à la fois le défaut, d'avoir fondé sa propre méthode et élaborer son propre système, en synthétisant les avancées scientifiques de son temps. Le philosophe-médecin applique des méthodes qui proviennent des sciences naturelles, sa pensée s'alimente des avancées scientifiques, dans les domaines de la physiologie, de la physionomie. C'est pourquoi le lecteur doit rester particulièrement attentif, aux nombreux glissements qui s'opèrent entre les pratiques scientifiques. Pour l'heure, il ne s'agit pas de tracer à grands traits le profil intellectuel de notre auteur, mais de vous présenter le souvenir que nous avons de monsieur Taine.

Antoine Michon. 27/10/2019

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[1]Dorian Astor, Nietzsche, Paris, Gallimard, 2011, pourquoi je suis un destin, p 315.

[2]Sobriquet de monsieur Taine à l'école normale.

[3]René Gibaudan, Les idées sociales de Taine, Paris, Argo, 1928, ouverture.

[4]Hippolyte Taine, De l'intelligence, préface, ouverture.

[5]Par-delà Bien et Mal, § 16.

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29 mai 2018 2 29 /05 /mai /2018 13:28

(Muldoon et Miller, culturistes et pratiquants de la lutte gréco-romaine)

Le bookmaker. Il est parfois difficile d'estimer l'influence exercée par un auteur avec précision, de dresser l'inventaire des emprunts doctrinaux, de relever toutes les subreptices allusions présentes dans le récit, d'apprécier les goûts et les dégoûts du narrateur ; c'est pourtant là que réside tout l'enjeu d'une étude comparative entre les doctrines. Seulement, les bookmakers organisent le plus souvent des combats de Titans, qui échappent totalement au domaine des lectures réelles. Ce genre de confrontations hors du ring sont courantes et toutes plus hilarantes les unes que les autres. A défaut de pouvoir les évoquer toutes, contentons-nous de prélever un exemple éloquent. A l'affiche du colloque de Royaumont de 1964, lors de l'allocution de Michel Foucault devant tout le gratin, les maîtres du soupçon appartiennent désormais à la même catégorie de poids. Ce rapprochement avec Marx et Freud est sans doute le plus colossal de l'histoire de la réception, mais également le plus suspect d'entre tous : parmi les Studenten Wiens de la promotion 74, le nom de Sigmund Freud était jadis totalement éclipsé par celui de Siegfried Lipiner ; le génie abominable abhorre l'écriture de bureaucrate et place les mouvances socialistes dans le même sac à patates. Mise à part la lecture tardive de Sigmund Freud, mais qui n'a foncièrement aucune influence directe sur l'élaboration des topiques (Groddeck), les interrelations textuelles entre les auteurs sont rompues. A moins de considérer que la comparaison entre les doctrines, constitue une approche esthétique qui se dispense de toute relation entre les auteurs, nous délimitons le champ de notre investigation aux lectures réelles. Bref, les matchs de catch sont truqués, les bookmakers orduriers qui organisent des combats clandestins hors du ring, les approches externes qui ne prennent pas en compte les composantes internes, perpétuent ainsi la légende du génie précurseur et produisent des illusions rétrospectives.

La der des ders avec l'as des As... Par contre, les approches portant sur les correspondants, ou les penseurs contemporains présents sur les étagères de la bibliothèque de l'écrivain, se comptes résolument sur les doigts de la main. Mon rapprochement avec Taine n'est pas arbitraire, ou tributaire d'une quelconque affinité élective avec la pensée du philosophe français. Ce choix est justifié dans la mesure où Taine compte parmi les rares correspondants, dont les livres sont présents dans la bibliothèque de Weimar. De somme, l'approche comparative que nous proposons de mener repose sur les lectures mutuelles, entre deux philosophes placés à la confluence de trois courants de pensée, appartenant au même paradigme de la psychologie expérimentale de la seconde moitié du XIXe siècle : les philosophes-médecins. Sans instaurer une césure entre les deux volets complémentaires de notre recherche, nous dissocions ici l'analyse interne des sources primaires, visant à présenter en détail les divers emprunts doctrinaux ; de l'analyse externe des sources secondaires, qui porte sur les récits biographiques légués par les proches et les correspondants, ainsi que certains auteurs de la première réception française qui nous précèdent dans la comparaison. Prenons bien acte, que le rapprochement avec Taine est proprement initial dans l'histoire de la réception, en témoigne l'essai de biographie intérieure de Lou Salomé intitulé Nietzsche à travers ses œuvres, au sein duquel la jeune russe met en exergue la conception de la faculté maîtresse de monsieur Taine : « Les dons intellectuels de Nietzsche se manifestaient encore par deux qualités maîtresses, dont le philologue, comme plus tard le philosophe, devait tirer le plus grand profit... »[1], de manière à restituer les traits d'une physionomie mentale du philosophe, en accentuant la tendance prédominante : discerner le « filigrane des choses ». Dans la troisième partie de l'essai, rédigé plus tardivement, Lou Salomé mentionne également la seconde partie du portrait de Napoléon Bonaparte publié à la revue des deux mondes en 1887 : « Napoléon que Nietzsche considère sous le même angle que Taine, en est l'exemple. Nietzsche, lui aussi, attache la plus haute importance au fait que Napoléon ait été un descendant des génies tyranniques de la Renaissance, transplanté en Corse, et qui est pu conserver intact l'héritage de ses grands ancêtres grâces aux mœurs sauvages et primitive de cette île... »[2]. Constater que le sujet du casus belli avec Erwin Rhode, revient sous la plume de Lou Salomé est tout particulièrement intriguant ; d'autant plus que le récit est doté d'une portée rétrospective, au sujet de l'anecdote que son témoignage rapporte de manière indirecte, mais qui nous fournir possiblement la pièce manquante de notre puzzle ? Quelques pages plus loin, le témoignage de Lou Andreas-Salomé se fait l'écho d'anciennes conversations sur le positivisme avec Paul Rée, nous y reviendrons plus longuement, lorsque nous aborderons la généalogie des valeurs sous l'aspect d'une psychologie appliquée à l'Histoire.

S'il m'est permis de les présenter ainsi, nous dissocions - sans pour autant les hiérarchiser - les récits biographiques, en fonction de leur proximité avec l'auteur ; nous qualifions de sources secondaires, les « confessions » de sœur Elizabeth, les témoignages légués par Salomé, Deussen et Overbeck pour les citer dans l'ordre de parution. Autres sources secondaires, les monographies produites par les correspondants comme Georg Brandes et Jean Bourdeau. Bien que l'essai sur le radicalisme aristocratique est publié plus tardivement, l'ouvrage compile les leçons prodiguées à Copenhague et comporte des lettres inédites pour l'époque, notamment le curriculum vitae adressé au philosophe danois. Bien que l'ouvrage est achevé l'année même de l'effondrement en 1889, Georg Brandes attendra plusieurs années avec de publier la moindre ligne sur le criminel honnête. Alors que Jean Bourdeau, par l'entremise de l'historien Gabriel Monod, devait lui consacrer une colonne au sujet de son Cas Wagner, le rédacteur intérimaire attendra également de nombreuses années avant de publier ses articles, compilés dans l'ouvrage les maîtres de la pensée contemporaine. De plus, les articles de Jean Bourdeau contiennent quelques indications sur des sources aujourd'hui disparues, comme la conclusion de la proclamation adressée au journal des débats le premier janvier 1889, ou le billet de la folie signé le crucifié que le rédacteur à reçu à la suite de la proclamation. Bien que Paul Bourget n'a jamais répondu à l'envoi du Par-delà Bien et Mal, nous concédons au portrait de Taine présent dans les essais de psychologie contemporaine une place importante, car nous avons l'assurance que le criminel honnête l'avait dans les mains, lors de son séjour à Nice en 1885. Le portrait de monsieur Taine esquissé par Paul Bourget constitue une représentation tout à fait in situ pour notre approche microhistorique. Ce qui nous importe plus particulièrement de restituer, ce n'est pas tant le souvenir fantomatique de monsieur Taine, ou la critique historiographique à l'égard de sa doctrine, mais le regard que le criminel honnête porte sur Adrian Sixte...

Lectures tainiennes. Au cours de notre lecture des lettres fantômes, nous avons indiqué que l'acquisition de l'œuvre de Taine était facilitée par le fait que les Essais de critique et d'histoire, les Origines de la France contemporaine, ainsi que l'Histoire de la littérature anglaise sont traduits et publiés à Leipzig par E. J. Günther en 1878. Autrement dit, les deux philosophes appartiennent à la même maison d'édition, l'année de la publication de Humain trop Humain. Certains interprètes, en déduisent un peu trop hâtivement que les lectures tainiennes s'amorcent au cours de l'année 1878, en prenant appui sur les courriers adressés à son éditeur Ernst Schmeitzner. Toutefois, le catalogue de la bibliothèque de Weimar mentionne également une édition de la philosophie de l'art datant de 1866, une compilation des leçons prodiguées par Taine à l'école des beaux-arts de Paris. Ce livre nous permet de supposer que la découverte de l’œuvre serait antérieure à la période qualifiée de positiviste, mais aussi de suggérer que sa lecture s'amorce avec la philosophie de l'art, puisque le criminel honnête se présente comme un admirateur de longue date au sein de sa première lettre, puis associe à plusieurs reprises le nom de Taine à celui de Burckhardt au sein de la correspondance. Burckhardt parlant de la philosophie de l'art de monsieur Taine, au cours de la période bâloise est une possibilité que nous ne devons pas éluder. D'autant plus que Taine signale dans sa première réponse, qu'il est le premier lecteur français à avoir parlé de la Civilisation de la Renaissance en Italie, alors qu'il était encore un rédacteur intérimaire pour la revue germanique, au commencement de sa carrière de critique d'art et de lettres. Nous tenons pour significatif, le fait que le criminel honnête omet de lui adresser son Humain trop Humain, alors que l'ouvrage s'amorce justement par un aphorisme qui porte pour titre : chimie des idées et des sentiments moraux. En d'autres termes, celui qui jadis avait eu l'audace de prononcer la formule : « le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol ou le sucre »[3], intervient de la manière la plus patente dès le premier aphorisme du livre. A la différence de tant d'interprètes qui l'emprisonnent dans un découpage chronologique, de manière à appréhender les différents mouvances de sa pensée de manière diachronique, en considérant que la Naissance de la Tragédie, ainsi que les Considérations Inactuelles appartiennent à la période romantique, que seul Humain trop Humain appartient en propre à la période dite positiviste ; nous considérons que le médecin de l'esprit des peuples formule son premier diagnostic dès la Naissance de la Tragédie, en accusant l'antique médecin de l'âme d'avoir propagé une maladie aussi noire que la peste, la grande lassitude de l'esprit : le pessimisme. Seul point sombre de notre approche comparative, l'absence ou la disparition présumée des Philosophes classiques en France, ainsi que l’œuvre majeure sur l'Intelligence de monsieur Taine. On pourrait facilement objecter que l'aspect philosophique et psychologique de la pensée de Taine n'apparaît aucunement sur le catalogue, ruinant du même coup mon réseau de référence. Sauf que les premiers emprunts doctrinaux interviennent de façon claire et distincte dans les fragments posthumes de l'année 1873, notamment dans la lettre cachée sous le manteau du philosophe, le texte vérité et mensonge au sens extra-moral. Autrement dit, l'influence de la conception de l'hallucination vraie, présente dans le premier volume du De l'intelligence, intervient au sein même de la genèse conceptuelle... Comme la notion d'influence est passablement floue, nous lui préférons employer les termes plus spécifiques d'emprunts doctrinaux... Cela étant dit, non pas pour étendre la dite période positiviste, mais pour présenter une ligne de lecture qui demeure ininterrompue jusqu'au Crépuscule des Idoles... Sans Taine et l'apport de la psycho-pathologie française, pas de parricide schopenhauerien, pas de glissement entre le pessimisme et le nihilisme... nous allons mesurer avec une cruelle exactitude le poids sur la balance, ainsi que la tension exercée sur le dynamomètre...

Le bookmaker se frotte les mains... 11/11/2019

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[1] Lou Andreas-Salomé, Nietzsche à travers ses œuvres, première partie : sa personnalité, p 87

[2] Idem cit, troisième partie : le système Nietzsche, p 177.

[2] Hippolyte Taine, « Introduction à l’histoire de la littérature anglaise », in Revue germanique et française, 1 décembre 1863, vol.27, p 632

 
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29 mai 2018 2 29 /05 /mai /2018 13:27

(Raphaël, César Borgia, duc de Valentinois, Galerie Borghèse, Rome)

Le voleur de figues. Le cas Taine nous donne l'occasion de ressortir les vieux dossiers du placard et de relancer quelques affaires que l'on pensait définitivement classées. Revenons tout d'abord sur les différents sujets de conversations entre nos philosophes médecins : comme l'allusion à Burckhardt et la question de la conception des génies nationaux dans les échanges de 1886, la courte discussion sur le portrait de Bonaparte qui venait de paraître en deux parties dans la Revue des Deux Mondes et qui résidait au centre de son casus belli avec Erwin Rohde en 1887, les considérations sur l'esprit du peuple allemand qui comporte déjà les termes de déclaration de guerre au sein de l'échange de 1888, que nous regroupons ici sous le qualificatif d'idées sociales. Au risque de vous paraître schématique, nous devons préalablement distinguer la conception du grand homme de Thomas Carlyle, l'homme pathologique de Jacob Burckhardt, le génie de l'esprit du peuple ou homme particule selon Taine, l'homme supérieur de Paul Bourget dans son portrait de Renan et enfin la conception du surhumain. De manière à nous prémunir d'un amalgame entre la conception du grand homme de Carlyle et celle du surhumain, qui provoque la colère du malin génie au sein du Crépuscule des Idoles et du Ecce Homo : « Avant tout on a voulu me faire comprendre « l’indéniable supériorité » de notre temps en matière d’opinion morale, notre véritable progrès sur ce domaine : impossible d’accepter qu’un César Borgia, comparé avec nous, puisse être présenté, ainsi que je l’ai fait, comme un « homme supérieur », comme une espèce de surhumain… Un rédacteur suisse du Bund, non sans m’exprimer l’estime que lui inspirait le courage d’une pareille entreprise, alla jusqu’à « comprendre » dans mon œuvre que je proposais l’abolition de tous les sentiments honnêtes. Bien obligé ! »[1], article deJoseph-Victor Widmann, dont il est également question dans la première section du Ecce Homo : « D’autres bêtes à cornes savantes, à cause de ce mot, m’ont suspecté de darwinisme ; on a même voulu y retrouver le « culte des héros » de ce grand faux monnayeur inconscient qu’était Carlyle, ce culte que j’ai si malicieusement rejeté. Quand je soufflais à quelqu’un qu’il ferait mieux de s’enquérir d’un César Borgia que d’un Parsifal, il n’en croyait pas ses oreilles »[2].Ajoutons que le criminel honnête fait ici allusion à l'aphorisme intitulé le culte du héros et ses fanatiques : « Thomas Carlyle, ce vieux grognon embrouillé et prétentieux qui s’est employé, sa longue vie durant, à rendre romantique la raison de ses Anglais : en vain ! »[3] et met un point d'honneur à distinguer sa propre conception du génie de celle de Carlyle présente dans On Heroes and Hero Worship and the Heroic in History de 1840, qui considère comme le veut l'adage que l'Histoire est la biographie des grands hommes.

 

Problématique.Si lourdes et si incommodes que furent les figurations historiques du surhomme dans le récit (Frédéric II, César Borgia, Napoléon Bonaparte), nous ne répugnons guère à venir dissocier la conception du surhomme et celle du grand homme, tout en recherchant ses prémices au sein des ouvrages de Taine (Philosophie de l'art), de Renan (Dialogues philosophiques) et Bourget (Essai de psychologie contemporaine).

 

César Borgia et les figurations historiques du surhomme. Au sein de l'échange épistolaire de l'année 1886, nous ne pouvons manquer de relever la référence à Burckhardt, qui va nous conduire sur une voie des plus vertigineuses. En effet, monsieur Taine lui répond, qu'il a été l'un des premiers à faire connaître la civilisation de la renaissance en Italie, par la publication d'un article au sein de la revue philosophique de France et de l'étranger : « Vous me faites un grand honneur dans votre lettre en me mettant à côté de M. Burckhardt de Bâle que j’admire infiniment ; je crois avoir été le premier en France à signaler dans la presse son grand ouvrage sur la Culture de la Renaissance en Italie »[4]. Ayant préalablement évoqué la possibilité d'une conversation entre lui et Burckhardt au cours de la période bâloise sujet de la Philosophie de l'art de Taine ; la curiosité nous amène une nouvelle fois à relever dans le corpus tainien les références à Burckhardt et plus précisément les leçons sur la renaissance italienne. Imaginez la surprise du lecteur, qui retrouve les prémices de la conception du surhomme, dans un portrait de César Borgia esquissé par la main de Taine, portrait qui comporte la référence à Burckhardt :

 

Aussi les spectacles que l'on a journellement à Rome ou dans les environs sont-ils atroces : les châtiments semblent ceux d'une monarchie d'Orient. Comptez, si vous pouvez, les meurtres de ce beau et spirituel César Borgia, fils du pape et duc de Valentinois, dont vous verrez le portrait à Rome dans la galerie Borghèse. C'est un homme de goût, grand politique, amateur de fêtes et de fine conversation; sa taille fine est serrée dans un pourpoint de velours noir; ses mains sont parfaites, il a le regard calme d'un grand seigneur. Mais il sait se faire respecter, et de ses propres mains, à l'épée, au poignard, il fait ses affaires.

« Le second dimanche, dit Burckhardt, camérier du « pape, un homme masque, dans le Borgo, dit des paroles offensantes contre le duc de Valentinois. Le « duc, l'ayant appris, le fit saisir » on lui coupa la main « et la partie antérieure de la langue; qui fut attachée « au petit doigt de la main coupée, sans doute pour faire un exemple. Une autre fois, comme les Chauffeurs de 1799, « les gens du même duc suspendirent par les « bras deux vieillards et huit vieilles femmes, après « avoir allumé du feu sous leurs pieds pour leur faire « avouer où était l'argent caché, et ceux-ci, ne le « sachant pas ou ne voulant pas le dire, moururent « dans ladite torture. »[...]

 

Mais ce qui met une différence énorme entre l'Italie du XVe siècle et l'Europe du moyen âge, c'est que les Italiens étaient alors très cultivés. Vous avez vu tout à l'heure les preuves multipliées de cette culture exquise. Par un contraste extraordinaire, tandis que les façons sont devenues élégantes et les goûts délicats, les caractères et les cœurs sont restés féroces. Ces gens sont lettrés, connaisseurs, beaux diseurs, polis, hommes du monde, en même temps hommes d'armes, assassins et meurtriers. Ils font des actions de sauvages et des raisonnements de gens civilisés; ce sont des loups intelligents. Maintenant, supposez qu'un loup raisonne sur son espèce; il est probable qu'il fera le code du meurtre. C'est ce qui arriva en Italie; les philosophes érigèrent en théorie les pratiques dont ils étaient témoins, et finirent par croire ou dire que, pour subsister ou réussir dans ce monde, il faut agir en scélérat. Le plus profond de ces théoriciens fut Machiavel, grand homme, honnête homme même, patriote, génie supérieur, qui écrivit un livre, le Prince, pour justifier ou du moins pour autoriser la trahison et l'assassinat. […]

 

César Borgia, ce grand assassin et ce grand politique, avait les mains aussi vigoureuses que l'intelligence et la volonté. Son portrait montre un élégant, et son histoire un diplomate mais sa biographie intime montre aussi un matamore, comme on en voit dans cette Espagne d'où sa famille venait. « Il a vingt- sept ans, dit un contemporain, il est très beau de corps, et le pape son père a grand'peur de lui. Il a « tué six taureaux sauvages » en combattant à cheval avec la pique, et à l'un de ces taureaux il a fendu la tête d'un seul coup. »[5]

 

Serait-ce le sujet de la conversation entre lui et Burckhardt au cours de la période bâloise ? Il ne fait pour ma part aucun doute que le rapprochement entre Taine et Burckhardt intervient dans les leçons sur la Renaissance italienne dispensées à l'école des beaux-arts ; là que réside l'équivalence entre les deux historiens, bien que leurs conceptions de l'Histoire ne sont pas pleinement compatibles. Certes, nous ne devons pas négliger la référence au portrait de César Borgia par le poète Boccace au sein de l'aphorisme de l'Antéchrist : « Pétrone dont on pourrait dire ce que Domenico Boccaccio écrivait sur César Borgia au duc de Parme : è tutto festo — immortellement bien portant, immortellement gai et bien réussi… »[6], dont voici le contenu de la lettre : « Avant-hier, j’ai trouvé César chez lui, au Trastevere. Il était sur le point de sortir pour aller à la chasse et entièrement en vêtement laïque, c’est-à-dire vêtu de soie et armé. Tout en chevauchant ensemble, nous parlâmes un moment. Je suis parmi ses relations les plus intimes. C’est un homme de grand talent et d’une excellente nature ; ses manières sont celles du fils d’un grand prince : il est surtout d’un caractère joyeux et gai. Il est très moderne, très supérieur et de bien meilleure apparence que le duc de Gandie, qui n’est pourtant pas à court de dons naturels »[7]. Qu'un être aussi cruel et sans scrupules que César Borgia, soit tout à la fois doté d'un tempérament gai et joyeux « è tutto festo », voilà ce qui fascine le psychologue dans sa description du type aristocratique dans la Généalogie, son examen du type criminel dans le Crépuscule des Idoles, ainsi que son analyse du type rédempteur dans l'Antéchrist. Sauf que nous ne devons pas perdre de vue, que le portrait de Césare Borgia – du moins, celui qui fait l'objet des leçons de Burckhardt et de Taine – réside en tout premier lieu dans le Prince de Machiavel : « Je dis que tout prince doit désirer d’être réputé clément et non cruel. Il faut pourtant bien prendre garde de ne point user mal à propos de la clémence. César Borgia passait pour cruel, mais sa cruauté rétablit l’ordre et l’union dans la Romagne; elle y ramena la tranquillité de l’obéissance. On peut dire aussi, en considérant bien les choses, qu’il fut plus clément que le peuple florentin, qui, pour éviter le reproche de cruauté, laissa détruire la ville de Pistoie »[8]. Machiavel qui érige la statue de César Borgia en modèle du « prince sage ». Il y a d'ailleurs une curieuse parenté au sein du récit, entre la figure de César Borgia sur le plan politique et celles de Cellini dans la sculpture et de Caravage dans la peinture, ces génies créateurs de la Renaissance italienne sont des criminels et des assassins, qui obtiennent la rédemption pour leurs productions artistiques : des criminels impunis... (intro. 1/a 04/2021)

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[1]Crépuscule des Idoles, « raids d'un intempestif », § 34.

[2]Ecce Homo, « pourquoi j'écris de si bon livres », § 1.

[3]Aurore, le culte du héros et ses fanatiques, § 298.

[4]Lettre de Taine à Nietzsche du 17 octobre 1886.

[5]Portrait de César Borgia par Hippolyte Taine, in La philosophie de l'art, 1865, tome 1, Chapitre 5, 2

[6]Antéchrist, § 46.

[7]Gian Andrea Boccaccio, évêque de Modène et ambassadeur du duc de Ferrare, in Marcel, Les Borgia, Tallandier, Collection Texto, 1953, p.127.

[8]Machiavel, le Prince, chapitre XVII : de la cruauté et de la clémence

 
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