(William Bouguereau, Les Remords d'Oreste, 1862)
Éléments de la vengeance. — Le mot « vengeance » (Rache) est vite prononcé : il semble presque qu’il ne pourrait pas contenir plus qu’une seule racine d’idée et de sentiment. On s’applique donc toujours à trouver celle-ci, tout comme nos économistes ne se sont pas encore fatigués de flairer dans le mot « valeur » une pareille unité et de rechercher la racine fondamentale de l’idée de valeur. Comme si tous les mots n’étaient pas des poches où l’on a fourré tantôt ceci, tantôt cela, tantôt plusieurs choses à la fois. La « vengeance » est donc aussi tantôt ceci, tantôt cela, tantôt quelque chose de plus compliqué. Qu’on tâche donc de distinguer ce recul défensif que l’on effectue presque involontairement, comme si l’on était en face d’une machine en mouvement, même en face d’objets inanimés qui nous ont blessés : le sens qu’il faut prêter à ce mouvement contraire, c’est de faire cesser le danger en arrêtant la machine. Pour arriver à ce but, il faut parfois que la riposte soit si violente qu’elle détruit la machine ; mais quand celle-ci est trop solide pour pouvoir être détruite d’un seul coup, par un individu, celui-ci emploiera toute la force dont il est capable, pour asséner un coup vigoureux, — comme si c’était là une tentative suprême. On se comporte de même vis-à-vis des personnes qui vous blessent, sous l’empire immédiat du dommage causé. Que l’on veuille appeler cela un acte de vengeance, fort bien ; mais il ne faut pas oublier que c’est seulement l’instinct de conservation qui a mis en mouvement le rouage de sa raison, et qu’au fond l’on ne songe pas à celui qui cause le dommage, mais seulement à soi-même : nous agissons ainsi, non pas pour nuire de notre côté, mais seulement pour nous en tirer la vie sauve. — On use du temps pour passer, en imagination, de soi-même à son adversaire et pour se demander de quelle façon on pourra le toucher à l’endroit sensible. C’est le cas dans la seconde façon de vengeance : il faut envisager comme condition première la réflexion que l’on fait au sujet de la vulnérabilité et la faculté de souffrance de l’autre ; alors seulement on veut faire mal. Par contre celui qui se venge ne songe pas encore à se garantir d’un dommage futur, au point qu’il s’attire presque régulièrement un nouveau dommage, qu’il prévoit d’ailleurs souvent avec beaucoup de sang-froid. Si, à la première espèce de vengeance, c’était la peur du second coup qui rendait la riposte aussi vigoureuse que possible, nous sommes par contre maintenant en face d’une complète indifférence à l’égard de ce que l’adversaire fera encore ; la force de la riposte n’est déterminée que par ce que l’adversaire nous a déjà fait. Qu’a-t-il donc fait ? Et que nous importe qu’il souffre maintenant après que nous avons souffert par lui ? Il s’agit d’une réparation : tandis que l’acte de vengeance de la première espèce ne servait qu’à la conservation de soi. Peut-être notre adversaire nous a-t-il fait perdre notre fortune, notre rang, nos amis, nos enfants, — la vengeance ne rachète pas ces pertes, la réparation ne se rapporte qu’à une perte accessoire qui s’ajoute à toutes les pertes mentionnées. La vengeance de la réparation ne garde pas des dommages futurs, elle ne répare pas le dommage éprouvé, — sauf dans un seul cas. Lorsque notre honneur a souffert par les atteintes de l’adversaire, la vengeance est à même de le rétablir. Mais ce préjudice lui a été porté de toute façon, lorsque l’on nous a fait du mal intentionnellement : car l’adversaire à prouvé par là qu’il ne nous craignait point. Notre vengeance démontre que, nous aussi, nous ne le craignons point : c’est en cela qu’il y a compensation et réparation. (L’intention d’afficher l’absence complète de crainte va si loin, chez certaines personnes, que le danger que la vengeance pourrait leur faire courir à elles-mêmes — perte de la santé ou de la vie, ou autres dommages — est considéré par elles comme une condition essentielle de la vengeance. C’est pourquoi elles suivent le chemin du duel, bien que les tribunaux leur prêtent leur concours pour obtenir satisfaction de l’offense : cependant elles ne considèrent pas comme suffisante une réparation de leur honneur où il n’y aurait pas un danger, parce qu’une réparation sans danger ne saurait prouver qu’elles sont dépourvues de crainte.) — Dans la première espèce de vengeance c’est précisément la crainte qui effectue la riposte : ici, par contre, c’est l’absence de crainte qui veut s’affirmer par la riposte. — Rien ne semble donc plus différent que la motivation intime des deux façons d’agir désignées par le même terme de « vengeance » : et, malgré cela, il arrive très souvent que celui qui exerce la vengeance ne se rende pas exactement compte de ce qui l’a, en somme, poussé à l’action ; peut-être est-ce par crainte et par instinct de conservation qu’il a riposté, mais après coup, ayant le temps de réfléchir au point de vue de l’honneur blessé, il s’est persuadé à lui-même que c’est à cause de son honneur qu’il s’est vengé. — Ce motif est en tous les cas plus noble que le premier. Il y a encore un autre point de vue qui est important, c’est de savoir s’il considère son honneur comme endommagé aux yeux des autres (du monde) ou seulement aux yeux de l’offenseur : dans ce dernier cas il préférera la vengeance secrète, dans le premier la vengeance publique. Selon qu’en imagination il se verra fort ou faible, dans l’âme du délinquant et des spectateurs, sa vengeance sera plus exaspérée ou plus douce ; si ce genre d’imagination lui manque complètement il ne songera pas du tout à la vengeance, car alors il ne possédera pas le sentiment de l’honneur, et on ne saurait, par conséquent, offenser chez lui le sentiment. De même il ne songera pas à la vengeance, lorsqu’il méprise l’offenseur et le spectateur de l’offense : car, attendu qu’il les méprise, ceux-ci ne sauraient lui donner de l’honneur et, par conséquent, ne sauraient lui en prendre. Enfin, il renoncera encore à la vengeance, dans le cas, point extraordinaire, où il aimerait celui qui l’offense : peut-être aux yeux de celui-ci cette renonciation porte-t-elle préjudice à son honneur et il se rendra ainsi moins digne de l’affection en retour. Mais, renoncer à l’amour en retour, c’est là aussi un sacrifice que l’amour est prêt à porter, à condition qu’il ne soit pas forcé de faire mal à l’objet de son affection : ce serait là se faire mal à soi-même plus encore que ne lui fait mal ce sacrifice. Donc chacun se vengera, à moins qu’il ne soit dépourvu d’honneur, ou plein de mépris ou d’amour pour l’offenseur qui lui cause le dommage. Lorsqu’il s’adresse aux tribunaux, il veut aussi la vengeance en tant que particulier : mais, de plus, en tant que membre de la société qui raisonne et qui prévoit, il voudra la vengeance de la société sur quelqu’un qui ne la vénère pas. Ainsi, par la punition juridique, tant la doctrine privée que la doctrine sociale, sont rétablies : c’est-à-dire… la punition est une vengeance. — Il y a certainement aussi dans la punition cet autre élément de la haine décrit plus haut, en ce sens que, par la punition, la société sert à la conservation de soi et effectue la riposte pour sa légitime défense. La punition veut préserver d’un dommage futur, elle veut intimider. Donc, en réalité, dans la punition, les deux éléments si différents de la haine sont associés, et c’est peut-être ce qui contribue le plus à entretenir cette confusion d’idées grâce à quoi l’individu qui se venge ne sait généralement pas ce qu’il veut. (Voyageur et son ombre, § 33)
LA JUSTICE VENGERESSE. — Le malheur et la faute — ces deux choses ont été mises par le christianisme sur une même balance : en sorte que, lorsque le malheur qui succède à une faute est grand, l’on mesure, maintenant encore, involontairement, la grandeur de la faute ancienne d’après ce malheur. Mais ce n’est pas là une évaluation antique et c’est pourquoi la tragédie grecque, où il est si abondamment question de malheur et de faute, bien que dans un autre sens, fait partie des grandes libératrices de l’esprit, en une mesure que les anciens mêmes ne pouvaient comprendre. Ceux-ci étaient demeurés assez insouciants pour ne pas fixer de « relation adéquate » entre la faute et le malheur. La faute de leurs héros tragiques est, à vrai dire, le caillou qui les fait trébucher, par quoi il leur arrive bien de se casser un bras ou de perdre un œil ; et le sentiment antique ne manquait pas de dire : « Certes, il aurait dû suivre son chemin avec un peu plus de précaution et moins d’orgueil ! » Mais c’est au christianisme qu’il fut réservé de dire : Il y a là un grand malheur et derrière ce grand malheur il faut qu’une grande faute, une faute tout aussi grande se trouve cachée, bien que nous ne puissions pas la voir distinctement ! Si tu ne sens pas cela, malheureux, c’est que ton cœur est endurci, — et il t’arrivera des choses bien pires encore ! » — Il y eut aussi, dans l’antiquité, des malheurs véritables, des malheurs purs, innocents. Ce n’est que dans le christianisme que toute punition devint punition méritée : le christianisme rend encore souffrante l’imagination de celui qui souffre, en sorte que le moindre malaise provoque chez cette victime le sentiment d’être moralement réprouvé et répréhensible. Pauvre humanité ! — Les Grecs ont un mot particulier pour désigner le sentiment de révolte qu’inspirait le malheur des autres : chez les peuples chrétiens ce sentiment était interdit, c’est pourquoi ils ne donnent point de nom à ce frère plus viril de la pitié.(Aurore, § 78)
LE CHRÉTIEN COMPATISSANT. — La compassion chrétienne en face de la souffrance du prochain a un revers : c’est la profonde suspicion en face de toutes les joies du prochain, de la joie que cause au prochain tout ce qu’il veut, tout ce qu’il peut. (Aurore, § 80)
HUMANITÉ DU SAINT. — Un saint s’était égaré parmi les croyants et ne parvenait pas à supporter la haine continuelle de ceux-ci contre le péché. Enfin il finit par dire : « Dieu a créé toutes choses, sauf le péché : quoi d’étonnant s’il ne lui veut pas de bien ? — Mais l’homme a créé le péché — et il repousserait cet enfant unique, rien que parce qu’il déplaît à Dieu, le grand-père du péché : Est-ce humain ? À tout seigneur tout honneur ! — mais le cœur et le devoir devraient avant tout parler en faveur de l’enfant — et en second lieu seulement pour l’honneur du grand-père ! » (Aurore, § 81)
LE MIRACLE MORAL. — Dans le domaine moral, le chrétien ne connaît que le miracle : le changement soudain de toutes les évaluations, le renoncement soudain à toutes les habitudes, le penchant soudain et irrésistible vers des personnes et des objets nouveaux. Il considère ce phénomène comme l’action de Dieu et l’appelle acte de régénération, il lui prête une valeur unique et incomparable. — Tout ce qui pour le reste s’appelle encore moralité et qui est sans rapport avec ce miracle, devient, de la sorte, indifférent au chrétien, et, en tant que sentiment de bien-être et de fierté, peut-être même un objet de crainte. Le canon de la vertu, de la loi accomplie, est établi dans le Nouveau Testament, mais de façon à ce que ce soit le canon de la vertu impossible : les hommes qui aspirent encore à une perfection morale doivent apprendre, en regard d’un pareil canon, à se sentir de plus en plus éloignés de leur but, ils doivent désespérer de la vertu et finir par se jeter au coeur de l’Être compatissant. — Ce n’est qu’avec cette conclusion que les efforts moraux chez le chrétien pouvaient encore être regardés comme ayant de la valeur ; la condition que ces efforts demeurassent toujours stériles, pénibles et mélancoliques, était donc indispensable ; c’est ainsi qu’ils pouvaient encore servir à provoquer cette minute extatique où l’homme assiste au « débordement de la grâce » et au miracle moral : — pourtant, cette lutte pour la moralité n’est pas nécessaire, car il n’est point rare que ce miracle n’assaille le pécheur, justement à l’endroit où fleurit, en quelque sorte, la lèpre du péché ; l’écart hors du péché le plus profond et le plus foncier apparaît même plus facile, et aussi, comme preuve évidente du miracle, plus désirable. — Pénétrer le sens d’un tel revirement soudain, déraisonnable et irrésistible, d’un tel passage de la plus profonde misère au plus profond sentiment de bien-être, au point de vue physiologique (peut-être est-ce une épilepsie masquée ?) — c’est l’affaire des médecins aliénistes qui ont abondamment l’occasion d’observer de pareils « miracles » (par exemple sous forme de manie du crime ou de manie du suicide). Le « résultat plus agréable », relativement du moins, dans le cas du chrétien, — ne crée pas de différence essentielle.(Aurore, § 87)
LE DOUTE COMME PÉCHÉ. — Le christianisme a fait tout ce qui lui était possible pour fermer un cercle autour de lui : il a déclaré que le doute, à lui seul, constituait un péché. On doit être précipité dans la foi sans l’aide de la raison, par un miracle, et y nager dès lors comme dans l’élément le plus clair et le moins équivoque : un regard jeté vers la terre ferme, la pensée seule que l’on pourrait peut-être ne pas exister que pour nager, le moindre mouvement de notre nature d’amphibie — suffisent pour nous faire commettre un péché ! Il faut remarquer que, de la sorte, les preuves de la foi et toute réflexion sur l’origine de la foi sont condamnables. On exige l’aveuglement et l’ivresse, et un chant éternel au-dessus des vagues où la raison s’est noyée ! (Aurore, § 89)
ÉGOÏSME CONTRE ÉGOÏSME. — Combien y en a-t-il qui tirent encore cette conclusion : « La vie serait intolérable s’il n’y avait point de Dieu ! » (Ou bien comme on dit dans les milieux idéalistes : « La vie serait intolérable si elle n’avait pas au fond sa signification morale ! ») — Donc il faut qu’il y ait un Dieu (ou bien une signification morale de l’existence) ! En vérité, il en est tout autrement. Celui qui s’est habitué à cette idée ne désire pas vivre sans elle : elle est donc nécessaire à sa conservation, — mais quelle présomption de décréter que tout ce qui est nécessaire à ma conservation doit exister en réalité ! Comme si ma conservation était quelque chose de nécessaire ! Que serait-ce si d’autres avaient le sentiment contraire ! s’ils se refusaient justement à vivre sous les conditions de ces deux articles de foi, et si, une fois ces conditions réalisées, la vie ne leur semblait plus digne d’être vécue ! — Et il en est maintenant ainsi ! (Aurore, § 90)
AU LIT DE MORT DU CHRISTIANISME. — Les hommes véritablement actifs se passent maintenant de christianisme, et les hommes plus tempérés et plus contemplatifs de la moyenne intellectuelle ne possèdent plus qu’un christianisme apprêté, c’est-à-dire singulièrement simplifié. Un Dieu qui, dans son amour, dispose tout pour notre bien final, un Dieu qui nous donne et nous prend notre vertu tout comme notre bonheur, en sorte que tout finit, en somme, par bien se passer, et qu’il ne reste plus de raison pour prendre la vie en mauvaise part ou même pour l’accuser, en un mot la résignation et l’humilité élevées au rang de divinité, — c’est là ce qui est demeuré du christianisme de meilleur et de plus vivant. Mais on devrait s’apercevoir que, de cette manière, le christianisme a passé à un doux moralisme : à la place de « Dieu, la liberté et l’immortalité », c’est une façon de bienveillance et de sentiments honnêtes qui est resté, et aussi la croyance que, dans l’univers tout entier, règneront la bienveillance et les sentiments honnêtes : c’est l’euthanasie du christianisme.(Aurore, § 92)
LOUANGES ET BLÂME. — Si une guerre finit malheureusement on demande à qui en est la « faute » ; si elle se termine victorieusement, on loue son auteur. Partout où il y a insuccès on cherche la faute, car l’insuccès apporte avec lui un mécontentement, contre quoi l’on emploie involontairement le seul remède : une nouvelle excitation du sentiment de puissance — et cette excitation se trouve dans la condamnation du « coupable ». Ce coupable n’est pas, comme on pourrait le croire, le bouc émissaire pour la faute des autres : il est la victime des faibles, des humiliés, des abaissés qui veulent se prouver, sur n’importe quoi, qu’ils ont encore de la force. Se condamner soi-même peut aussi être un moyen pour se procurer, après la défaite, le sentiment de la force. Par contre, la glorification de l’auteur est souvent le résultat tout aussi aveugle d’un autre instinct qui veut avoir sa victime et, dans ce cas, le sacrifice paraît même doux et séduisant pour la victime : cela arrive lorsque le sentiment de puissance est comblé chez un peuple, dans une société, par un succès si grand et si prestigieux qu’il survient une fatigue de la victoire et que l’on abandonne une partie de sa fierté ; il naît alors un sentiment d’abnégation qui cherche un objet. Que nous soyons loués ou blâmés, nous ne sommes généralement, pour nos voisins, que les occasions, et trop souvent les occasions arbitrairement saisies par les cheveux, pour laisser libre cours à leurs instincts de blâme ou de louange accumulés en eux : nous leur témoignons dans les deux cas un bienfait pour lequel nous n’avons pas de mérite et eux point de reconnaissance.(Aurore, § 140)
C’est dans cette sphère du droit d’obligation que le monde des concepts moraux « faute », « conscience », « devoir », « sainteté du devoir » a son foyer d’origine ; — à ses débuts, comme tout ce qui est grand sur la terre, il a été longuement et abondamment arrosé de sang. Et ne faudrait-il pas ajouter que ce monde n’a jamais perdu tout à fait une certaine odeur de sang et de torture ? (pas même chez le vieux Kant : l’impératif catégorique a un relent de cruauté…) C’est ici aussi que cet étrange enchaînement d’idées, aujourd’hui peut-être inséparable, l’enchaînement entre « la faute et la souffrance » a commencé par se former. Encore une fois : comment la souffrance peut-elle être une compensation pour des « dettes » ? Faire souffrir causait un plaisir infini, en compensation du dommage et de l’ennui du dommage cela procurait aux parties lésées une contre-jouissance extraordinaire : faire souffrir ! — une véritable fête ! d’autant plus goûtée, je le répète, que le rang et la position sociale du créancier étaient en contraste plus frappant avec la position du débiteur. Ceci présenté comme probabilité : car il est difficile de voir au fond de ces choses souterraines, outre que l’examen en est douloureux ; et celui qui lourdement introduit ici l’idée de « vengeance » ne fait que rendre les ténèbres plus épaisses au lieu de les dissiper (— la vengeance ramène au même problème : « comment faire souffrir peut-il être une réparation ? »). Il répugne, à ce qu’il me semble, à la délicatesse, ou plutôt à la tartuferie d’animaux domestiqués (lisez : les hommes modernes, lisez : nous-mêmes) de se représenter, avec toute l’énergie voulue, jusqu’à quel point la cruauté était la réjouissance préférée de l’humanité primitive et entrait comme ingrédient dans presque tous ses plaisirs ; combien naïf, d’autre part, combien innocent apparaît son besoin de cruauté, combien justement la « méchanceté désintéressée » (ou pour employer l’expression de Spinoza, la sympathia malevolens) apparaît chez elle, par principe, comme un attribut normal de l’homme — : donc comme quelque chose à quoi la conscience puisse hardiment répondre « oui ». Un oeil pénétrant reconnaîtrait peut-être encore aujourd’hui chez l’homme des traces de cette joie de fête, primordiale et innée chez lui ; dans Par delà le bien et le mal, aph. 188 (et déjà avant cela dans Aurore, aph. 18, 77, 113), j’ai indiqué d’une façon circonspecte la spiritualisation et la « déification » toujours croissantes de la cruauté, dont on retrouve des traces dans toute l’histoire de la culture supérieure (on pourrait même dire, d’une façon générale, que toute culture supérieure en est faite). En tous les cas, il n’y a pas si longtemps encore, on n’aurait pu s’imaginer ni noce princière, ni fête populaire de grand style sans exécutions capitales, sans supplices ou quelques autodafés, et, de même, toute maison d’un train quelque peu noble était impossible sans des êtres sur qui on pût donner libre cours à sa méchanceté et à sa moqueuse cruauté (que l’on songe à Don Quichotte à la cour de la duchesse : en lisant aujourd’hui Don Quichotte tout entier il nous vient sur la langue un petit arrière-goût amer, notre esprit est au supplice, ce qui paraîtrait étrange et même incompréhensible à l’auteur et à ses contemporains, — car ils lisaient ce livre avec la conscience la plus tranquille, comme s’il n’y avait rien de plus gai, comme si c’était à mourir de rire). Voir souffrir fait du bien, faire souffrir plus de bien encore — voilà une vérité, mais une vieille et puissante vérité capitale, humaine, trop humaine, à quoi du reste les singes déjà souscriraient peut-être : on raconte en effet que par l’invention de bizarres cruautés ils annoncent déjà pleinement l’homme, ils « préludent » pour ainsi dire à sa venue. Sans cruauté, point de réjouissance, voilà ce que nous apprend la plus ancienne et la plus longue histoire de l’homme — et le châtiment aussi a de telles allures de fête !(Généalogie de la morale, seconde dissertation, 6)
Un mot ici contre des tentatives récentes pour chercher l’origine de la justice sur un tout autre terrain, — celui du ressentiment. Je dirai d’abord à l’oreille des psychologues, à supposer qu’il leur prenne fantaisie d’étudier un jour le ressentiment de près : cette fleur s’épanouit aujourd’hui dans toute sa beauté parmi les anarchistes et les antisémites, comme elle s’est du reste toujours épanouie, dans l’ombre, pareille à la violette, bien que la senteur en soit différente. Et, comme des choses semblables naissent nécessairement les choses semblables, on ne s’étonnera pas que, précisément dans ces milieux, des tentatives soient faites — et ce n’est pas la première fois (voyez plus haut § 3) — pour sanctifier la vengeance sous le nom de justice — comme si la justice n’était au fond qu’une transformation du sentiment de l’offense ressentie — et pour mettre en honneur, avec la vengeance, l’ensemble de toutes les émotions réactives. Ce dernier point me choque moins que tout autre : il me semblerait même être un mérite par rapport au problème biologique tout entier (par rapport à quoi la valeur de ces émotions a jusqu’ici été cotée trop bas). Je tiens seulement à attirer l’attention au fait que c’est de l’esprit du ressentiment même qu’est sortie cette nouvelle nuance d’équité scientifique (au profit de la haine, de l’envie, du dépit, de la défiance, de la rancune, de la vengeance). Car cette équité scientifique disparaît pour faire place à des accents d’inimitié mortelle et à de criantes préventions, sitôt qu’il s’agit d’un autre groupe d’émotions dont, me semble-t-il, la valeur biologique est encore beaucoup plus haute que celle des émotions réactives et qui, par conséquent, méritent en première ligne d’être examinées et hautement prisées par la science : je veux parler des véritables émotions actives telles que l’ambition, la cupidité et autres semblables. (Eugène Dühring, Valeur de la vie ; Cours de Philosophie, et du reste partout.) Voilà pour la tendance en général ; pour ce qui est de l’axiome de Dühring que l’origine de la justice doit être cherchée dans les régions du ressentiment, du sentiment réactif, il faut, par amour pour la vérité, le renverser brutalement et lui opposer cette autre thèse, à savoir : le dernier domaine conquis par l’esprit de justice est celui du ressentiment, du sentiment réactif ! Lorsqu’il arrive réellement que l’homme juste reste juste même envers celui qui l’a lésé (juste, et non point seulement froid, mesuré, dédaigneux, indifférent : être juste implique toujours une condition positive) ; lorsque, même sous l’assaut des offenses personnelles, des insultes, des soupçons, il conserve inaltérable l’objectivité haute, claire, profonde et tendre à la fois, de son regard juste et qui juge, eh bien ! alors il nous faudra reconnaître quelque chose comme la perfection incarnée, comme la plus haute maîtrise sur la terre — quelque chose, en tous les cas, à quoi l’on fera bien de ne pas s’attendre, à quoi l’on ne devra certainement pas croire trop légèrement. En thèse générale il est certain que, même chez les personnes les plus intègres, il suffira d’une petite dose de perfidie, de méchanceté et d’insinuation pour faire monter le sang à la tête et en chasser l’équité. L’homme actif, agressif, même violemment agressif, est encore cent fois plus près de la justice que l’homme « réactif » ; aussi n’est-il nullement nécessaire pour lui, comme ferait, comme devrait faire l’homme réactif, de juger son objet faussement et de parti pris. C’est pourquoi, en effet, à toutes les époques, l’homme agressif, étant plus fort, plus courageux, plus noble, a eu aussi en pargage l’oeil le moins prévenu et la meilleure conscience : d’autre part, on devine déjà qui a sur la conscience l’intervention de la « mauvaise conscience », — l’homme du ressentiment ! Enfin qu’on jette donc un regard sur l’histoire : dans quelle sphère s’est donc jusqu’à présent exercée l’action du droit, dans quelle sphère le besoin du droit s’est-il fait sentir ? Dans celle de l’homme réactif ? Nullement, mais bien dans celle de l’être actif, fort, spontané, agressif. Au risque de blesser l’agitateur que je viens de nommer (qui lui-même se surprend à faire cet aveu singulier : « la doctrine de la vengeance traverse tous mes écrits, toutes mes aspirations, comme le fil rouge de la justice ») — je dirai qu’au point de vue historique le droit sur la terre est précisément l’emblème de la lutte contre les sentiments réactifs, de la guerre que livrent à ces sentiments des puissances actives et agressives qui consacrent une partie de leurs forces à arrêter ou à entraver le débordement de la passion réactive et à la réduire à un accommodement. Partout où la justice est exercée, où la justice maintient son pouvoir, on voit une puissance forte, vis-à-vis d’autres puissances plus faibles et dépendantes (que ce soient des groupes ou des individus), chercher à mettre un terme aux fureurs insensées du ressentiment, soit en arrachant l’objet du ressentiment des mains de la vengeance, soit en déclarant la guerre de son côté, aux lieu et place de la vengeance, aux ennemis de la paix et de l’ordre, soit en inventant des compromis qu’elle propose et impose même en certaines circonstances, soit enfin en donnant force de loi à certains équivalents des préjudices, à quoi dès lors on renverra les ressentiments contraires et réactifs — et cette mesure il la prend toujours quand il est assez fort pour cela — c’est l’intervention de la loi, l’explication sous forme d’ordre de ce qui, à ses yeux, est juste et permis, de ce qui est injuste et prohibé. En traitant, après l’institution de la loi, les actes arbitraires et les violations des individus ou des groupes comme des violations de la loi, comme des refus d’obéissance au pouvoir suprême, le pouvoir suprême détourne l’attention du subordonné des dommages (produits immédiats de ces violations) et arrive à la longue au but absolument opposé à celui que se propose la vengeance qui, elle, se place uniquement au point de vue de l’individu lésé et n’épouse que son intérêt : — dès lors l’oeil est exercé à une appréciation toujours plus impersonnelle du fait incriminé, même l’oeil de l’individu lésé lui-même (bien qu’en tout dernier lieu, comme je l’ai déjà fait remarquer). — Conséquemment ce n’est que depuis l’institution de la loi qu’il peut être question de « justice » et d’injustice (et non pas, comme le veut Dühring, depuis que l’acte de violation est commis). Parler de justice et d’injustice en soi n’a point de sens ; une infraction, une violation, un dépouillement, une distinction en soi, ne pouvant être évidemment quelque chose d’ « injuste », attendu que la vie procède essentiellement, c’est-à-dire dans ses fonctions élémentaires, par infraction, violation, dépouillement, destruction et qu’on ne saurait l’imaginer procédant autrement. Il faut même s’avouer quelque chose de plus grave encore : c’est que, au point de vue biologique le plus élevé, les conditions de vie par quoi s’exerce la protection légale, ne peuvent jamais être qu’exceptionnelles en tant qu’elles sont des restrictions partielles de la volonté de vie proprement dite qui tend à la domination, et qu’elles sont subordonnées à sa tendance générale sous forme de moyens particuliers, c’est-à-dire de moyens de créer des unités de domination toujours plus grandes. Imaginez une organisation juridique souveraine et générale, non comme arme dans la lutte des complexions de puissances, mais comme arme contre toute lutte générale, quelque chose enfin qui serait conforme au cliché communiste de Dühring, une règle qui ferait tenir toutes les volontés pour égales, et vous aurez un principe ennemi de la vie, un agent de dissolution et de destruction pour l’humanité, un attentat à l’avenir de l’homme, un symptôme de lassitude, une voie détournée vers le néant ; (Généalogie de la Morale, seconde dissertation, 11)