18 décembre 2018 2 18 /12 /décembre /2018 11:07

(Rembrandt, Pallas Athena, 1655)

Ce qui incite à considérer tous les philosophes moitié avec défiance, moitié avec ironie, ce n’est pas que l’on s’aperçoit sans cesse combien ils sont innocents, combien ils se trompent et se méprennent facilement et souvent — bref, ce n’est pas leur enfantillage et leur puérilité qui nous choquent, mais leur manque de droiture. Eux, tout au contraire, mènent grand bruit de leur vertu, dès que l’on effleure, ne fût-ce que de loin, le problème de la vérité. Ils font tous semblant d’être parvenus à leurs opinions par le développement naturel d’une dialectique froide, pure et divinement insouciante (différents en cela des mystiques de toute espèce qui, plus qu’eux, honnêtes et lourds, parlent d’ « inspiration » —), tandis qu’ils défendent au fond une thèse anticipée, une idée subite, une « inspiration », et, le plus souvent, un désir intime qu’ils présentent d’une façon abstraite, qu’ils passent au crible en l’étayant de motifs laborieusement cherchés. Ils sont tous des avocats qui ne veulent pas passer pour tels. Le plus souvent ils sont même les défenseurs astucieux de leurs préjugés qu’ils baptisent du nom de « vérités » — très éloignés de l’intrépidité de conscience qui s’avoue ce phénomène, très éloignés du bon goût de la bravoure qui veut aussi le faire comprendre aux autres, soit pour mettre en garde un ennemi, ou un ami, soit encore par audace et pour se moquer de cette bravoure. La tartuferie aussi rigide que modeste du vieux Kant, par où il nous attire dans les voies détournées de la dialectique, ces voies qui nous mènent ou plutôt nous induisent à son « impératif catégorique » — ce spectacle nous fait sourire, nous autres enfants gâtés, qui ne prenons pas un petit plaisir à surveiller les subtiles perfidies des vieux moralistes et des prédicateurs de la morale. Ou encore ces jongleries mathématiques, dont Spinoza a masqué sa philosophie — c’est-à-dire « l’amour de sa propre sagesse », pour interpréter ainsi comme il convient le mot « philosophie », — dont il a armé sa philosophie comme d’une cuirasse, pour intimider ainsi, dès le début, l’audace des assaillants qui oseraient jeter un regard sur cette vierge invincible, véritable Pallas Athénée ! Combien cette mascarade laisse deviner la timidité et le côté vulnérable d’un malade solitaire ! (Par-delà Bien et Mal, § 5) 

 

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18 décembre 2018 2 18 /12 /décembre /2018 11:06

(Titien, la mort d'Actéon, 1559-1575)

En admettant que la vérité soit femme, n’y aurait-il pas quelque vraisemblance à affirmer que tous les philosophes, dans la mesure où ils étaient des dogmatiques, ne s’entendaient pas à parler de la femme ? Le sérieux tragique, la gaucherie importune qu’ils ont déployés jusqu’à présent pour conquérir la vérité étaient des moyens bien maladroits et bien inconvenants pour gagner le coeur d’une femme. Ce qui est certain, c’est que la femme dont il s’agit ne s’est pas laissé gagner ; et toute espèce de dogmatique prend maintenant une attitude triste et découragée, si tant est qu’elle garde encore une attitude quelconque. Car il y a des railleurs pour prétendre qu’elle n’en a plus du tout, qu’elle est par terre aujourd’hui, — pis encore, que toute dogmatique est à l’agonie. Pour parler sérieusement, je crois qu’il y a de bons motifs d’espérer que tout dogmatisme en philosophie — quelle que fût son attitude solennelle et quasi-définitive — n’a été qu’un noble enfantillage et un balbutiement. Et peut-être le temps n’est-il pas éloigné où l’on comprendra sans cesse à nouveau ce qui, en somme, suffit à former la pierre fondamentale d’un pareil édifice philosophique, sublime et absolu, tel que l’élevèrent jusqu’à présent les dogmatiques. Ce fut une superstition populaire quelconque, datant des temps les plus reculés (comme, par exemple, le préjugé du sujet et du moi) ; ce fut peut-être un jeu de mot quelconque, une équivoque grammaticale, ou quelque généralisation téméraire de faits très restreints, très personnels, très humains, trop humains. La philosophie des dogmatiques n’a été, espérons-le, qu’une promesse faite pour des milliers d’années, comme ce fut le cas de l’astrologie, à une époque antérieure encore, — de l’astrologie, au service de laquelle on a dépensé peut-être plus de travail, d’argent, de perspicacité, de patience, qu’on ne l’a fait depuis pour toute science véritable ; et c’est à elle aussi, à ses aspirations supra-terrestres, que l’on doit, en Asie et en Égypte, l’architecture de grand style. Il semble que toutes les grandes choses, pour graver dans le cœur de l’humanité leurs exigences éternelles, doivent errer d’abord sur la terre en revêtant un masque effroyable et monstrueux. La philosophie dogmatique prit un masque de ce genre, lorsqu’elle se manifesta dans la doctrine des Veda en Asie ou dans le Platonisme en Europe. Ne soyons pas ingrats à son égard, bien qu’il faille avouer que l’erreur la plus néfaste, la plus pénible et la plus dangereuse qui ait jamais été commise a été une erreur des dogmatiques, je veux dire l’invention de l’esprit et du bien en soi, faite par Platon. Or, maintenant que cette erreur est surmontée, maintenant que l’Europe, délivrée de ce cauchemar, se reprend à respirer et jouit du moins d’un sommeil plus salutaire, c’est nous, nous dont le devoir est la vigilance même, qui héritons de toute la force que la lutte contre cette erreur a fait grandir. Ce serait en effet poser la vérité tête en bas, et nier la perspective, nier les conditions fondamentales de toute vie que de parler de l’esprit et du bien à la façon de Platon. On pourrait même se demander, en tant que médecin, d’où vient cette maladie, née sur le plus beau produit de l’antiquité, chez Platon ? Le méchant Socrate l’aurait-il corrompu ? Socrate aurait-il vraiment été le corrupteur de la jeunesse ? Aurait-il mérité la ciguë ? — Mais la lutte contre Platon, ou, plutôt, pour parler plus clairement, comme il convient au « peuple », la lutte contre l’oppression christianoecclésiastique exercée depuis des milliers d’années — car le christianisme est du platonisme à l’usage du « peuple » — cette lutte a créé en Europe une merveilleuse tension de l’esprit, telle qu’il n’y en eut pas encore sur terre : et avec un arc si fortement tendu il est possible, dès lors, de tirer sur les cibles les plus lointaines. Il est vrai que l’homme d’Europe souffre de cette tension et, par deux fois, l’on fit de vastes tentatives pour détendre l’arc ; ce fut d’abord par le jésuitisme et ensuite par le rationalisme démocratique. À l’aide de la liberté de la presse, de la lecture des journaux, il se pourrait que l’on obtînt véritablement ce résultat : l’esprit ne mettrait plus tant de facilité à se considérer comme un « péril ». (Les Allemands ont inventé la poudre — tous nos compliments ! Ils se sont rattrapés depuis — ils ont inventé la presse.) Mais nous, nous qui ne sommes ni jésuites, ni démocrates, ni même assez Allemands, nous autres bons Européens et esprits libres, très libres esprits — nous sentons encore en nous tout le péril de l’intelligence et toute la tension de son arc ! Et peut-être aussi la flèche, la mission, qui sait ? le but peut-être…
 

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18 décembre 2018 2 18 /12 /décembre /2018 11:05

 

(Francesco Salviati, Kairos,1525)

LE PROBLÈME DE CELUI QUI ATTEND. — Il faut les coups du hasard et l’imprévu pour qu’un homme supérieur, en qui sommeille la solution d’un problème, se mette à agir en temps voulu — pour qu’il « éclate », pourrait-on dire. Généralement, cela n’arrive pas et, dans tous les coins du monde, il y a des hommes qui attendent et qui ne savent pas ce qu’ils attendent vainement. Parfois aussi le cri d’éveil arrive trop tard, ce hasard qui donne la « permission » d’agir, — alors que la plus belle jeunesse, la meilleure force active se sont perdues dans l’inaction ; et combien y en a-t-il qui, s’étant mis à « sursauter », se sont aperçus avec terreur que leurs membres étaient endormis, que leur esprit était déjà trop lourd ! « Il est trop tard », — se sont-ils dits alors, rendus incrédules à leur propre égard et dès lors inutiles pour toujours. — Dans le domaine du génie le « Raphaël sans mains », ce mot pris dans son sens le plus large, ne serait-il pas, non l’exception, mais la règle ? — Le génie n’est peut-être pas du tout si rare, mais les cinq cents mains qui lui sont nécessaires pour maîtriser le kairos, « le temps opportun », pour saisir le hasard par les cheveux ! (Par-delà Bien et Mal, § 274)

 

(Henri Fantin-Latour. La nuit, 1897)

Dans la nuit. — Dès que la nuit commence à tomber, notre impression sur les objets familiers se transforme. Il y a le vent, qui rôde comme par des chemins interdits, chuchotant, comme s’il cherchait quelque chose, fâché de ne pas le trouver. Il y a la lueur des lampes, avec ses troubles rayons rougeâtres, sa clarté lasse, luttant à contre-coeur contre la nuit, esclave impatiente de l’homme qui veille. Il y a la respiration du dormeur, son rythme inquiétant, sur lequel un souci toujours renaissant semble sonner une mélodie, — nous ne l’entendons pas, mais quand la poitrine du dormeur se soulève, nous nous sentons le coeur serré, et quand le souffle diminue, presque expirant dans un silence de mort, nous nous disons : « Repose un peu, pauvre esprit tourmenté ! » Nous souhaitons à tout vivant, puisqu’il vit dans une telle oppression, un repos éternel ; la nuit invite à la mort. — Si les hommes se passaient du soleil et menaient avec le clair de lune et l’huile le combat contre la nuit, quelle philosophie les envelopperait de ses voiles ! On n’observe déjà que trop dans l’être intellectuel et moral de l’homme, combien, par cette moitié de ténèbres et d’absence du soleil qui vient voiler la vie, il est en somme rendu sombre. (Voyageur et son Ombre, 8)

(Henri Auguste Calixte César Serrur, La mort d'Ajax, 1820)

Jalousie des dieux. — La « jalousie des dieux » naît lorsque quelqu’un qui est estimé inférieur se met en parité avec quelqu’un de supérieur (tel Ajax), ou, lorsque par une faveur du destin cette mise en parité se fait d’elle-même (Niobé, mère trop heureuse). Dans l’ordre social, cette jalousie exige que personne n’ait de mérite au-dessus de sa situation, aussi que le bonheur soit conforme à celle-ci, et encore que la conscience de soi ne sorte pas des limites tracées par la condition. Souvent le général victorieux subit la « jalousie des dieux », et aussi le disciple lorsqu’il a créé une oeuvre de maître. (Le voyageur et son ombre, 30)

(Erasmus Finx, The Infernal Proteus, 1695)

Enfin, il faut mentionner encore cet inquiétant empressement de l’esprit à tromper d’autres esprits et à se déguiser devant eux, cette pression et cette poussée constantes d’une force créatrice, formatrice, changeante. L’esprit goûte là sa faculté d’astuce, de travestissement compliqué ; il y goûte aussi le sentiment de sa sécurité. Précisément à cause de ses tours de Protée il est fort bien défendu et caché ! — À cette volonté d’apparence, de simplification, de masque, de manteau, de surface — car toute surface est un manteau — s’oppose ce penchant sublime de celui qui cherche la connaissance, ce penchant qui prend et veut prendre les choses d’une façon profonde, multiple, dans leur essence. C’est comme une sorte de cruauté de la conscience et du goût intellectuels que tout esprit hardi reconnaîtra en lui-même, bien entendu si, comme il convient, il a assez longtemps endurci et aiguisé son œil et s’il s’est habitué à une sévère discipline et à un langage sévère. Il dira : « Il y a quelque chose de cruel dans la tendance de mon esprit ». Que les vertueux et les gens aimables cherchent à lui prouver qu’il a tort ! En effet, il y aurait plus d’amabilité, au lieu de nous attribuer de la cruauté, à faire courir le bruit par exemple de notre « extravagante probité », dont on nous ferait gloire à nous autres esprits libres, très libres — et ce sera peut-être là vraiment notre… gloire posthume. En attendant — car jusqu’à cette époque nous avons du temps devant nous — nous ne devrions guère être tentés de nous parer nous-mêmes de ce clinquant d’expressions morales. Toute notre activité passée nous interdit précisément cette tendance et sa joyeuse volupté. Ce sont de beaux mots solennels, étincelants, cliquetants : probité, amour de la vérité, amour de la sagesse, sacrifice à la connaissance, héroïsme de la véracité, — il y a là quelque chose qui fait battre le cœur d’orgueil. Mais nous autres ermites et marmottes, nous nous sommes depuis longtemps persuadés, dans le secret de notre conscience d’ermite, que cette digne parade de grands mots fait partie des vieux ornements, de la vieille poussière, des antiquailles du mensonge et de l’inconsciente vanité humaine et que, sous ces couleurs flatteuses et cette retouche trompeuse, il faut encore reconnaître le terrible texte original homo natura. Retransporter l’homme dans la nature ; se rendre maître des nombreuses interprétations vaines et trompeuses dont le texte original homo natura a été recouvert et maquillé ; faire que désormais l’homme paraisse devant l’homme, comme aujourd’hui déjà, endurci par la discipline de la science, il paraît devant l’autre nature, avec les yeux intrépides d’un Œdipe et les oreilles bouchées d’un Ulysse, sourd aux appeaux des oiseleurs métaphysiciens qui lui ont chanté trop longtemps : « Tu es davantage ! tu viens de plus haute, d’une autre origine » ! — Cela peut être une tâche étrange et insensée, mais c’est une tâche — qui pourrait le nier ! Pourquoi nous la choisissons, cette tâche insensée ? Ou, en d’autres termes : « Pourquoi, en somme, chercher la connaissance ? » Tout le monde nous le demandera. Et nous, pressés de telle sorte, nous qui nous sommes posé cent fois cette même question, nous n’avons trouvé et nous ne trouvons aucune réponse meilleure. (Par-delà Bien et Mal, § 230)

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18 décembre 2018 2 18 /12 /décembre /2018 11:04

(Heinrich Fuger, la création de l'homme par Prométhée, 1790)

PRÉLUDE DE LA SCIENCE. — Croyez-vous donc que les sciences se seraient formées et seraient devenues grandes si les magiciens, les alchimistes, les astrologues et les sorciers ne les avaient pas précédées, eux qui durent créer tout d’abord, par leurs promesses et leurs engagements trompeurs, la soif, la faim et le goût des puissances cachées et défendues ? Si l’on n’avait pas dû promettre infiniment plus qu’on ne pourra jamais tenir pour que quelque chose puisse s’accomplir dans le domaine de la connaissance ? — Peut-être que de la même façon dont nous apparaissent ici les préludes et les premiers exercices de la science qui n’ont jamais été exécutés et considérés comme tels, nous apparaîtront, en un temps lointain, toutes espèces de religions, c’est-à-dire comme des exercices et des préludes : peut-être pourraient-elles être le moyen singulier qui permettra à quelques hommes de goûter toute la suffisance d’un dieu et toute la force de son salut personnel. Et l’on pourrait se demander si vraiment, sans cette école et cette préparation religieuse, l’homme aurait appris à avoir faim et soif de son propre moi, à se rassasier et à se fortifier de lui-même. Fallut-il que Prométhée crût d’abord avoir volé la lumière et qu’il en pâtît — pour qu’il découvrît enfin qu’il avait l u i créé la lumière, en désirant la lumière, et que non seulement l’homme, mais encore le dieu, avait été l’oeuvre de ses mains, de l’argile dans ses mains ? Ne sont-ce là que des images de l’imagier ? — Tout comme la folie, le vol, le Caucase, l’aigle et toute la tragique prométheia de tous ceux qui cherchent la connaissance ? (Gai Savoir, § 300)

(Peter Paul Rubens, Promethée enchainé, 1611-1612)

 

Celui qui voudra descendre ici,
rapidement,
les profondeurs l'absorberont !
-- Mais toi, Zarathoustra,
tu aimes aussi l'abîme,
semblable au pin ! --

Le pin agrippe ses racines,
là où le rocher lui-même
regarde dans les profondeurs en frémissant --,
il hésite au bord des abîmes,
où tout autour de lui
tend à descendre :
auprès de l'impatience
des sauvages cailloux, des torrents impétueux
il est patient, tolérant, dur, silencieux,
solitaire...

Solitaire !
Qui oserait aussi
être hôte ici,
être ton hôte ?...

Un oiseau de proie peut-être,
qui d'aventure s'accroche,
joyeusement dans la chevelure
du martyr endurant,

avec un rire égaré,
un rire d'oiseau de proie...

Pourquoi tant d'endurance ?
-- se moque-t-il cruellement :
il faut avoir des ailes, quand on aime l'abîme...
il ne faut pas se cramponner,
comme tu le fais, pendu ! --

Ô Zarathoustra,
toi le plus cruel des Nemrods !
naguère chasseur de Dieu,
filet où se prenaient toutes les vertus,
flèche du mal ! --
Aujourd'hui --
harcelé par toi-même,
ta propre proie,
blessé par ta propre flèche...

Aujourd'hui --
solitaire avec toi-même,
en désaccord avec ton propre savoir,
au milieu de cent miroirs
faux devant toi-même,
incertain
parmi cent souvenirs,
souffrant de toutes les blessures,
refroidi par toutes les gelées,
étranglé par tes propres lacs,
connaisseur de toi-même !
bourreau de toi-même !

 

(Titian, The Punishment of Tythus, 1575)



Pourquoi t'es-tu lié
avec la corde de la sagesse ?
Pourquoi t'es-tu attiré
dans le paradis du vieux serpent ?
Pourquoi t'es-tu glissé 
dans toi-même -- dans toi-même ?...

Un malade maintenant
que le venin du serpent a rendu malade ;
un prisonnier maintenant,
qui a tiré le sort le plus dur :
travaillant courbé
dans son propre puit de mine,
creusé en toi-même,

t'attaquant à toi-même à coups de pioche,
inhabile,
rigide,
un cadavre --,
accablé de cent fardeaux,
accumulés par toi,
toi qui sais !
connaisseur de toi-même !
toi, le sage Zarathoustra !...
Tu cherchas le plus lourd fardeau :
alors tu te trouvas toi-même --,
tu ne sais plus te débarrasser de toi...

A l'affût,
accroupi,
tu es quelqu'un qui ne sait plus se tenir droit !
Tu finiras par t'incruster dans ta tombe,
esprit difforme !...

Naguère encore tu étais si fier,
sur toutes les échasses de ta fierté !
Naguère encore tu étais le solitaire sans Dieu,
le solitaire à deux, avec le diable,
le prince écarlate de toutes les insolences !...

Aujourd'hui --
comprimé
entre deux néants,
un point d'interrogation,
une énigme fatiguée --
une énigme pour les oiseaux de proie...
-- ils finiront bien par te " résoudre ",
ils sont affamés de ta " solution ",
ils voltigent déjà autour de toi, leur énigme,
autour de toi, pendu !...
Ô Zarathoustra !
Connaisseur de toi-même !...
bourreau de toi-même !...

 


(Nietzsche, Dithyrambes à Dionysos, parmi les oiseaux de proies, automne 1888) 



À une branche torse, me voici suspendu,
Et je balance ma fatigue.
C’est d’un oiseau dont je suis l’hôte,
Je repose dans un nid d’oiseau.
Où suis-je donc ? Loin ! Hélas, loin !
La blanche mer est assoupie,
À sa surface une voile pourpre.
Une rocher, un figuier, la tour et le port,
Des idylles à l’entour, des bêlements de moutons,
Innocence du Midi accueille-moi !
Aller au pas — quelle existence !
Cette allure-là rend allemand et pesant.
J’ai dit au vent de m’emmener,
L’oiseau m’a appris à planer.
Vers le midi, j’ai survolé la mer.
Raison ! Attristantes affaires !
Nous étions alors trop près du but.
J’ai compris, en vol, ce qui me bernait.
Je sens la sève qui monte et le courage
Pour une vie nouvelle et un jeu nouveau…
Penser seul c’est la sagesse,
Chanter seul serait stupide !
Voici un chant en votre honneur,
Asseyez-vous autour de moi,
En silence, méchants oiseaux !
Si jeune, si faux, si vagabonds,
Vous semblez être faits pour aimer,
Et pour tous les jolis passe-temps ?
Dans le nord, — j’hésite à l’avouer, —
J’ai aimé une femme, vieille à pleurer :
Elle s’appelait « Vérité » 
 [Sorcière]

 

(Gai Savoir, appendice de 1886, dans le midi)

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18 décembre 2018 2 18 /12 /décembre /2018 11:03

(Angelo Caroselli, La strega, 1630)

nous pensions du mal l’un de l’autre ?...

nous étions trop éloignés.

Mais maintenant, dans cette cabane exiguë,

enchaînés au même destin,

comment pourrions-nous rester ennemis ?

Car il faut bien s’aimer

Quand on ne peut se fuir.

La vérité

elle est femme rien de mieux,

rusé dans sa pudeur

ce qu’elle aimerait le mieux,

elle ne veut pas le savoir,

elle le cache de ses doigts...


A quoi cède-t-elle ? A la force seulement !

Usez de force, soyez durs, vous, les plus sages ! 

Il vous faut la contraindre,

la pudibonde vérité ! ...

Pour que son propre bonheur,

la contrainte est de rigueur

elle est femme, rien de mieux...

hélas, tu te croyais

tenu de mépriser 

là où tu ne faisais que renoncer !...

Heure du soir 

les glaces de mon sommet 

rougeoient encore ! 

(Fragment poétique d'automne 1888, trad Haar)

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18 décembre 2018 2 18 /12 /décembre /2018 11:02

(Jacob Peter Gowy, la chute d'Icare, 1638)

Dans l'air clarifié,
quand déjà la consolation de la rosée
descend sur la terre,
invisible, sans qu'on l'entende,
car la rosée consolatrice porte
des chaussures fines, comme tous les doux consolateurs --
songes-tu alors, songes-tu, cœur chaud,
combien tu avais soif jadis
soif de larmes divines, de gouttes de rosée,
altéré et fatigué, combien tu avais soif,
puisque, dans l'herbe, sur des sentes jaunies,
les rayons du soleil couchant, méchamment,
au travers des arbres noirs, couraient autour de toi,
des rayons ardents et malicieux.
" Le prétendant de la vérité ? Toi ? -- ainsi se moquaient-ils --
Non ! Poète seulement !
une bête rusée, sauvage, rampante,
qui doit mentir,
qui doit mentir sciemment, volontairement,
envieuse de butin,
masquée de couleurs,
masque pour elle-même,
butin pour elle-même,
cela -- le prétendant de la vérité ?...
Non ! Fou seulement ! Poète seulement !
parlant en images coloriées,
criant sous un masque multicolore de fou,
errant sur des mensongers ponts de paroles,
sur des arcs-en-ciel mensongers,
parmi de faux ciels
errant, planant çà et là, --
fou seulement ! poète seulement !
Cela -- le prétendant de la vérité ?...
ni silencieux, ni rigide, lisse et froid,
changé en image,
en statue divine,
ni placé devant les temples,
gardien de seuil d'un Dieu :
non ! ennemi de tous ces monuments de la vertu,
plus familier de tous les déserts que de l'entrée des temples,
plein de chatteries téméraires,
sautant par toutes les fenêtres,
vlan ! dans tous les hasards,
reniflant d'envie et de désirs !
Ah ! toi qui cours dans les forêts vierges,
parmi les fauves bigarrés,
bien portant, colorié et beau comme le péché,
avec les lèvres lascives,
divinement moqueur, divinement infernal, divinement sanguinaire,
que tu cours, sauvage, rampeur, menteur...
Ou bien, semblable à l'aigle qui regarde longtemps,
longtemps, le regard fixé dans les abîmes,
dans ses abîmes...
-- oh ! comme il plane en cercle,
descendant toujours plus bas,
au fond de l'abîme toujours plus profond ! --
Puis,
soudain,
d'un trait droit,
les ailes ramenées,
fondant sur des agneaux,
d'un vol subit, affamé,
pris d'appétit pour ces agneaux,
détestant toutes les âmes d'agneaux,
haineux de tout ce qui a le regard
vertueux, l'oeil de la brebis, la laine frisée,
de tout ce qui est stupide et bienveillant comme l'agneau.
Tels sont,
semblables à l'aigle et la panthère,
les désirs du poète,
tels sont tes désirs, entre mille masques,
toi qui es fou, toi qui es poète ?...
Toi qui vis l'homme,
tel Dieu, comme un agneau --,
Déchirer Dieu dans l'homme,
comme l'agneau dans l'homme,
rire en le déchirant --
Ceci, ceci est ta félicité,
La félicité d'un aigle et d'une panthère,
la félicité d'un poète et d'un fou ! "...
Dans l'air clarifié,
quand déjà le croissant de la lune
glisse ses rayons verts,
envieusement, parmi la pourpre du couchant :
-- ennemi du jour,
glissant à chaque pas, furtivement,
devant les bosquets de roses,
jusqu'à ce qu'ils s'effondrent
pâles dans la nuit :
ainsi suis-je tombé moi-même jadis
de ma folie de vérité,
de mes désirs du jour,
fatigué du jour, malade de lumière,
-- je suis tombé plus bas, vers le couchant et l'ombre :
par une vérité
brûlé et assoiffé

-- t'en souviens-tu, t'en souviens-tu, coeur chaud,
comme alors tu avais soif ? --
Que je sois banni
de toute vérité !
Fou seulement ! Poète seulement !

 


(Ainsi parlait Zarathoustra, livre IV, le chant de la mélancolie ; Dithyrambes à Dionysos "bouffon seulement, poète seulement)

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18 décembre 2018 2 18 /12 /décembre /2018 11:01

(Hieronymus Cock; scène mythologiques, 1558)

La métaphore du labyrinthe

Le génie grec nous est très étranger. — Oriental ou moderne, asiatique ou européen : comparé au grec, toute chose possède en propre l’énormité et la jouissance des grandes masses, comme langage du sublime, tandis qu’à Pæstum, à Pompéi et à Athènes on s’étonne, devant toute l’architecture grecque, de voir avec quelles petites masses les Grecs savaient exprimer quelque chose de sublime et aimaient à l’exprimer ainsi. — De même : combien en Grèce les hommes étaient simples dans l’idée qu’ils se faisaient d’eux-mêmes ! Combien nous les dépassons dans la connaissance des hommes ! Combien pleines de labyrinthes aussi, apparaissent nos âmes et nos représentations de l’âme, en comparaison des leurs ! Si nous voulions tenter une architecture d’après le mode de notre âme (nous sommes trop lâches pour cela) : — le labyrinthe devrait être notre prototype ! La musique qui nous est propre et qui nous exprime véritablement laisse déjà deviner le labyrinthe (car en musique les hommes se laissent aller parce qu’ils se figurent qu’il n’y a personne qui soit capable de les voir mêmes sous leur musique). (Nietzsche, Aurore, 169).

(Georges Frederic Watts, le Minotaure triste, 1885)

Le Minotaure

C’est affaire d’une toute petite minorité que d’être indépendant, et c’est le privilège des forts. Celui qui s’y essaye, même à bon droit, mais sans y être obligé, prouve par là qu’il est non seulement fort, mais encore audacieux jusqu’à la témérité. Il s’aventure dans un labyrinthe, il multiplie à l’infini les dangers que la vie apporte déjà par elle-même. Et le moindre de ces dangers n’est pas que personne ne voit de ses propres yeux comment il s’égare, où il s’égare, déchiré dans la solitude par quelque souterrain minotaure de la conscience. À supposer qu’un tel homme périsse, ce sera si loin de l’entendement des hommes que ceux-ci ne peuvent ni le sentir, ni le comprendre. Et il n’est pas dans son pouvoir de retourner en arrière ! il ne peut pas non plus revenir à la compassion des hommes ! (Par-delà Bien et Mal, § 30)

Quand on lutte contre des monstres, il faut prendre garde de ne pas devenir monstre soi-même. Si tu plonges longuement ton regard dans l’abîme, l’abîme finit par ancrer son regard en toi. (Par-delà Bien et Mal, § 146) 

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30 mai 2018 3 30 /05 /mai /2018 11:00

 

Jan Matejko, portrait de SZYMONA DAROWSKIEGO, 1858

 

Mais, cher Monsieur, quelle surprise ! Ou avez-vous trouvé le courage de vouloir parler en public d’un vir obscurissimus ! Vous imaginez-vous par hasard que je sois connu dans ma chère patrie ? On m’y traite comme si j’étais quelque chose de déviant et d’absurde, quelque chose qu’on n’a nul besoin de prendre au sérieux. De toute évidence, ils sentent que moi non plus je ne les prends pas au sérieux, et comment le pourrais-je donc au jour où nous sommes, ou les mots « esprit » et « allemand » sont devenus une contradiction en soi !

 

Ci-joint un petit curriculum vitae, le premier que j’aie rédigé :

 

Vita. Je suis né le 15 octobre 1844, sur le champ de bataille de Lützen. Le premier nom que j’entendis prononcer fut celui de Gustave Adolphe. Mes ancêtres étaient des aristocrates polonais (Niëzky) ; il semble que le type physique se soit bien conservé, malgré trois « mères » allemande. A l’étranger, on me considère en général comme un Polonais ; cet hiver encore, on m’a consigné comme Polonais sur la liste des étrangers de Nice. On me dit que ma tête figure sur des peintures de Matejko. Ma grand-mère appartenait à Weimar aux cercles de Willm et Goethe ; son frère fut le successeur de Herder au poste de surintendant général de Weimar. J’eus la chance d’être élève de la vénérable Ecole de Pforta, dont sont issus tant d’esprits considérables (Klopstock, Fitchte, Shlegel, Ranke, etc., etc) de la littérature allemande. Nous avions des professeurs qui auraient (ou ont) fait l’honneur de toute université. J’ai fait mes études à Bonn, plus tard à Leipzig ; le vieux Ritschl, à cette époque le premier philologue d’Allemagne, m’a distingué presque dès le début. A 22 ans, je fus collaborateur de la Literarische Zentralblatt (Zarncke). C’est à moi que l’on doit la fondation de l’Association des études philologiques de Leipzig, qui existe encore aujourd’hui. L’université de Bâle me proposa à l’hiver 1868-1869 une chaire de professeur, alors que je n’avais pas même encore obtenu mon doctorat. L’université de Leipzig m’a décerné après coup le titre de Docteur de l’Université, de manière très honorable, sans examen d’aucune sorte, sans même de thèse. Je restai à Bâle de Pâques 1869 à Pâques 1879. Il me fallut abandonner ma nationalité allemande, car j’aurais été autrement trop souvent appelé comme officier (artilleur de cavalerie) et dérangé dans mes fonctions académiques. Je m’y connais néanmoins au maniement des deux armes : le sabre et les canons - et peut-être encore d’une troisième... Tous se passa fort bien à Bâle, malgré mon jeune âge. Il arriva, lors de soutenance de thèses notamment, que le candidat fût plus âgé que le membre du jury. J’eus le grand privilège de voir se nouer entre Jackob Burkhardt et moi-même des liens cordiaux, phénomène inhabituel chez ce penseur très solitaire et vivant à l’écart. Encore plus grand fut le privilège de pouvoir, dès le début de ma vie à Bâle côtoyer dans une intimité indescriptible Richard et Cosima Wagner, qui vivaient à l’époque dans leur propriété de Triebschen comme sur une île, ayant rompu avec toutes leurs relations antérieures. Nous avons pendant quelques années partagé tous les petits et les grands évènements de la vie, il y avait entre nous une confiance sans limite ([...]). Cette relation m’a fait faire la connaissance d’un grand nombre de personnes (des deux sexes) intéressantes, grosso modo tout ce qui compte entre Paris et Saint-Pétersbourg. Aux alentours de 1876, ma santé se dégrada. Je passai à cette époque un hiver à Sorrente, avec la baronne Meysenbug (Mémoires d’une idéaliste), une amie de longue date, et le sympathique Dr Rée. Mon état ne s’améliora cependant pas. Une migraine extrêmement douloureuse et aiguë se déclara, épuisant toutes mes forces. Elle ne fit qu’augmenter au cours de longues années, jusqu’à culminer dans un état de souffrance quasi-permanente, si bien qu’une année comptait pour moi à l’époque 200 jours de douleur. Le mal a dû avoir des origines tout à fait locales, sans qu’on puisse lui trouver aucun fondement d’ordre neuropathologique. Je n’ai jamais eu le moindre symptôme de dérangement mental ; pas même de fièvre, pas d’évanouissements. Mon pouls était à l’époque aussi lent que celui de Napoléon Ier (=60). Supporter cette douleur extrême crue, verte, avec une parfait lucidité, pendant deux, voire trois jours d’affilé, ainsi que d’incessants vomissements, devint une de mes spécialités. On a fait courir le bruit que j’aurai été à l’asile (et même que j’y serais mort). Il n’y a pas de plus grande erreur. C’est même seulement à cette époque terrible que mon esprit parvint à maturité. La preuve en est Aurore, que j’écrivis lors d’un hiver incroyable dénuement à Gênes, à l’écart des médecins, des amis et des proches. Ce livre est une sorte de dynamomètre pour moi : je l’ai composé avec un minimum de force et de santé. A partir de 1885, très lentement bien sûr, je remontai la pente : la crise sembla surmontée (- mon père est mort très jeune, exactement à l’âge où je me trouvais pour ma part le plus proche de la mort). Il me faut encore aujourd’hui garder une extrême prudence : certaines conditions d’ordre climatique et météorologique sont indispensables. Ce n’est pas par choix, mais par nécessité, que je passe mes hivers sur la Côte d’Azur. En définitive, la maladie m’a été du plus grand profit : elle m’a libéré, elle m’a redonné le courage d’être moi-même... Il est vrai que je suis, par instinct, un animal vaillant et même militaire. La longue résistance à un peu exaspéré ma fierté. Suis-je un philosophe ? - Mais qu’importe !... [1]

 

Les généalogies personnelles. Contemporaine de la période de composition du Ecce Homo, la lettre de présentation adressée à Georg Brandes en avril 1888, sous la forme d’un curriculum vitae, comporte de multiples similitudes avec les premières sections du manuscrit. Au premier abord, nous sommes étonné de l’étroite proximité qui réside entre les sources, au point de considérer que la lettre à Brandes constitue une synthèse des premières sections. Ainsi, nous sommes en présence de deux sources autobiographiques qui comportent chacune une rétrospective de sa carrière ; ou pour le dire avec Bertram, deux versions de sa propre généalogie personnelle. Alors que le manuscrit autorisé s’adresse à tous et à personne, ce n’est pas le cas des lettres de présentation destinées à des lecteurs privilégiés (lettre à Bourdeau inclue). Sachant que le qualificatif d’hyperboréens désigne implicitement Georg Brandes et August Strindberg qui résident à Copenhague, le curriculum vitae perd alors sa qualité de source secondaire. Cela étant dit, non pour lui concéder une importance décisive, mais simplement pour lui restituer sa place, une place à part, une part entière. Jean Bourdeau « l’ambassadeur » est quant à lui son « porte-parole » auprès du public parisien, la lettre de présentation est destinée au cercle wagnérien (Catulle Mendès). Cette dernière est partiellement reproduite dans son article intitulé « le néo cynisme aristocratique »[2], le curriculum vitae adressé à Georg Brandes réside quant à lui au seuil de son essai Nietzsche et le radicalisme aristocratique.

 

Le Klingsor de tous les Klingsors ! Au risque de plonger l’esprit du lecteur dans un profond désarroi, commençons par relever l’allusion au peintre polonais Jan Matejko, qui figure en ouverture du curriculum vitae adressé à Georg Brandes : « On me dit que ma tête figure sur des peintures de Matejko ». Quoi de plus sur-réa-liste ! Que d’apercevoir pour la première fois, surgissant ainsi comme un diable en boite, le portrait du parfait sosie en la personne de Szymona Darowskiego... Croisant le regard de l’ubiquité maligne - l’œil exorbité - que le lecteur cherche désespérément à rattraper avec ses mains malhabiles, rebondit soudainement sur le portrait du bouffon Stańczyk. - Ah mais, ce serait quand même bien le diable ! que de reconnaître ainsi les traits du trouvère de langue d’oïl sur la figure tout à la fois lunatique et blafarde du bouffon mélancolique... De surprendre le maître dans l’art travestissement dans toute sa splendeur - la poitrine mise à nue - s’apprêtant à recevoir le coup fatal dans le drame intitulé La chute de la Pologne. Ah, le méchant sorcier... Outre sa façon peu coutumière de se dépeindre lui-même par l’entremise d’un portrait qui représente quelqu’un d’autre. Ce qui attise plus particulièrement la curiosité du Sycophante, ce n’est pas tant le fait que certains traits présents dans les autoportraits se révèlent inauthentiques, comme ses ascendances aristocratiques qui seront plus tardivement démenties par les confessions de sœur Elizabeth ; nul besoin d’observer ses menues exagérations à la loupe, puisqu’elles nous conduisent inexorablement vers d’excellentes boutades : « Je m’y connais néanmoins au maniement des deux armes : le sabre et les canons - et peut-être encore d’une troisième...[...]. Mon pouls était à l’époque aussi lent que celui de Napoléon Ier (=60) » ; empruntons plutôt les portes dérobées par lesquelles l’écrivain formule ses arrière-pensées, les « passages secrets » qui permettent de se faufiler dans les coulisses de son Théâtre des Représentations, de prendre en main les masques et les miroirs par lesquels le prestidigitateur accompli ses deux plus grands tours de magie : Fantômas et l’homme invisible ! Sa performance de mime et de ventriloque demeure inégalée depuis plus d’un siècle, car il faut bien reconnaître qu’il était de loin l’imitateur le plus innovant de sa génération. Le réalisme de sa carrière professionnelle en témoigne, car il dépasse de loin toutes les bornes de l’imagination stendhalienne. A l’instar de Julien Sorel dans le Rouge et le Noir, le parcours décrit dans le curriculum vitae est celui d’un subtil parvenu, les rencontres qui jalonnent la marche de son destin sont autant d’échelons de sa prestigieuse ascension sociale. A côté de lui, Julien Sorel n’était tout au plus qu’un personnage fiction, une caricature, un pitre... Certains y verrons peut-être une copie, quant à moi je le trouve plus conforme que l’original !

 

L’adhésion à Nietzsche se payer cher... J’observe chez les jeunes gens qui ont été exposés trop longtemps aux dangers de son empoisonnement. Un effet latent, mais qui à long terme devient incurable, est la perte progressive de la raison. Sa pensée émousse et empâte la bouche, agit comme un abus constant de narcotique. Action spécifique : abâtardissement du sens logique. Le « nietzschéen » finit par appeler logique ce que j’ai appelé moi, suivant le diction grec, « chercher le fil ». Bien plus dangereuse encore est la suppression systématique des critères de véracité. Le jeune homme devient somnambule - un « néo-romantique » - qui déambule sur le toit du monde : en cela, il se situe exactement au niveau de son maître.[3]

 

Les identités narratives. Ce qui nous donne l’occasion de reprendre la terminologie employée par Paul Ricœur dans son ouvrage Soi-même comme un Autre, car celui qui serait désireux d’éprouver l’exactitude des faits contenus dans la lettre à Brandes, s’efforcerait alors de distinguer l’identité personnelle qui relève de la réalité de l’écrivain, de ses multiples identités narratives qui révèlent la fantaisie de l’écriture. Afin de nous rendre maître des illusions dans lesquelles le dévot de Dionysos nous entraîne[4], commençons par dissocier l’illusion biographique de l’identité narrative. Inscrivez dans votre cahier à brouillon, une illusion biographique est un sortilège enchanteur qui permet de métamorphoser son objet d’étude en Jean Baptiste Grenouille :

 

Au XIXe siècle, vécu, non loin des rives de la Méditerranée idéale, un homme qui compta par les penseurs les plus géniaux et les plus abominables de cette époque qui portant ne manque de génies abominables. C’est son histoire qu’il s’agit de raconter ici. Il s’appelait Friedrich Nietzsche et si son nom, à la différence de ceux d’autres scélérats de génie, à l’exemple du tristement célèbre Adrian Sixte et son disciple Paul Bourget, Georg Brandes et August Strindberg etc... a aujourd’hui échappé de l’oubli, c’est assurément que Nietzsche fut plus bouffi d’orgueil, plus ennemi de l’humanité, plus immoral, en un mot plus impie que ces malfaisants un peu moins illustres, mais c’est que son génie et son unique ambition s’étendirent à un domaine qui laisse bien des traces dans l’histoire : la philosophie.[5].

 

User de tels artifices littéraires en classe de philosophe est strictement interdit (ici on apprend plutôt les vieux tours de passe-passe comme « Socrate la marotte savante »), car cela revient tout bonnement à rédiger ses dissertations : « comme un romancier parisien »[6], à lui raser la moustache afin de mettre au jour son sourire de comprachicos [7] courant aussitôt le risque de confondre son Zarathoustra avec le comte de Monte-Cristo. Alors que l’identité narrative est le masque emprunté par le narrateur devant le miroir de la narration, l’illusion qu’il façonne de lui-même dans l’esprit du lecteur (ipséité). En d’autres termes, contemplant son propre reflet au travers de son masque, dans le miroir qu’il s’est tendu à lui-même, le philosophe artiste opère une transfiguration esthétique qui épouse le plus souvent la forme d’un masque mythologique.

 

Oedipe Ensphinxé [8]. Que l’orbite désobstruée de ton œil aérien contemple à présent l’énigme (rätzel) qui trône au sommet de la première section « pourquoi je suis si sage » : « Le bonheur de mon existence, ce qui en fait peut-être le caractère unique, est conditionné par la fatalité qui lui est inhérente : je suis, pour m’exprimer sous une forme énigmatique, déjà mort en tant que prolongement de mon père ; ce que je tiens de ma mère vit encore et vieillit. Cette double origine, tirée en quelque sorte de l’échelon supérieur et de l’échelon inférieur de la vie, procèdent à la fois du décadent et de quelque chose qui est à son commencement, explique, mieux que n’importe quoi, cette neutralité, cette indépendance de tout parti pris par rapport au problème général de la vie, qui est un de nos signes distinctifs. j’ai pour les symptômes d’une évolution ascendante ou d’une évolution descendante un flair plus subtil que n’importe qui. Dans ce domaine, je suis par excellence un maître. Je les connais toutes deux, je les incarne toutes deux. ». Prenons bien acte qu’il s’agit ici d’une idiosyncrasie qui se présente sous l’aspect d’une physionomie mentale esquissé d’après le modèle galtonien du criminel héréditaire (hélas..) Le généalogiste cherche en lui-même (Psychophysiologie) les symptômes de la décadence de l’esprit des peuples européens (Völkerpsychologie). De manière plus linéaire, la première phrase n’est qu’un simple « rappel » de sa conception tragique du destin (fatum/Adrastée) qui évacue la notion de libre-arbitre (Moires). La clef de l’énigme formulée par le Sphinx est Oedipe... Ainsi déployée en deux branches généalogiques, les symptômes de sa propre dégénérescence proviennent de la branche paternelle, morte, basse, décadente, pastorale, populaire, laide, de somme l’esprit allemand. La vision tournée vers l’extériorité trouve son équivalence au sein de son intériorité dans le « meurtre du père » ; la branche maternelle est quant à elle associée au type aristocratique, l’aspect géniteur, la vitalité, la beauté, le tout replacé dans le « mariage avec la mère ». Pour comprendre l’aspect incestueux attribué à la faculté génitrice, il suffit de rappeler que sa conception du dionysiaque se fonde sur la tradition orphique des mystères d’Eleusis (Nonnos), Dionysos est fils de Perséphone. Quelques pages plus loin, alors que la disposition intérieure demeure pour le moins inchangée, le masque du narrateur quant à lui est différent : « Cette dualité d'expériences, cette aisance à accéder dans des mondes en apparence opposés se retrouve dans tous les aspects de ma nature ; je suis mon propre sosie, j'ai une « seconde » vue pour doubler la première. Peut-être en ai-je aussi une troisième » [9] (Ici réside le Janus de Bertram et d’Eugen Fink). La figure Œdipienne nous ramène également à un fragment posthume intitulé : Œdipe soliloque du dernier philosophe : Un fragment de l’histoire de la postérité [10]. Ainsi le premier masque se retrouve intimement relier au dernier masque, l’arbre généalogique divisé en deux branches, trouve son équivalence dans les deux figures du soliloque : l’ombre ténébreuse du dernier homme est le déclin et l’ombre lumineuse de Zarathoustra le commencement. Rendons-lui à présent son identité narrative, le portrait qu’il nous a donné de lui-même en dessinant le portrait des autres : « On voit ce que j’ai méconnu, on voit aussi de quoi j’ai fait crédit à Wagner et à Schopenhauer – je leur ai fait crédit de moi-même ».[11]

 

Un psychologue pourrait encore ajouter que ce que, dans mes jeunes années, j’avais entendu dans la musique de Wagner, n’a strictement rien à voir avec Wagner ; que, lorsque je décrivais la musique dionysienne, je décrivais ce que j’étais seul à avoir entendu, et que, d’instinct j’étais obligé de transposer et de transfigurer dans l’esprit nouveau que je portais en moi. La preuve – aussi forte que preuve peut l’être – en est mon texte intitulé « Wagner à Bayreuth » : dans tous les passages d’une importance psychologique capitale, il n’est question que de moi – on peut sans hésiter mettre mon nom ou celui de Zarathoustra partout où le texte indique « Wagner ». Tout le portrait de l’artiste dithyrambique est le portrait du poète latent de Zarathoustra, dessiné avec un relief vertigineux, et sans jamais effleurer seulement la réalité wagnérienne. Wagner lui-même s’en rendit bien compte : il ne se reconnut pas dans ces pages.[12]

 

Ce passage du Ecce Homo, nous donne « la preuve » que le portrait de Wagner à Bayreuth esquissé par Nietzsche le jeune était - selon la rétrospective de Nietzsche l’ancien – une transposition de son propre portrait. Il en va de même pour le portrait de Schopenhauer entouré de la mort et du diable dans la Naissance de la Tragédie. Autrement dit, nous venons de retourner cette pièce de monnaie frappée à l’effigie de Wagner et découvrons avec stupeur que le profil du dévot de Dionysos est gravé sur le revers de la médaille. C’est donc par ce geste presque enfantin de la mise en abîme que nous restituons la caution, car en lui redonnant l’image qu’il avait donné à Wagner, nous payons le faussaire en lui rendant sa fausse monnaie. Cela étant dit pour séparer l’identité narrative de l’identité personnelle, conformément à la sentence inscrite à la fin du manuscrit : « Ce que j’écris est une chose, ce que je suis en est une autre »

 

Problématique : La puissance illusionniste se dénonce-t-elle ici comme subterfuge ?

 

L’affaire Prado. Rapportons un élément du contexte, les péripéties du procès de Louis Frédéric Stanislas Linska dit Prado faisaient les gros titres de tous les quotidiens de l’époque (Figaro). Commentant les actualités de son temps, le criminologue esquisse en quelque traits la physionomie mentale de l’assassin de Marie Aguétant, le désignant comme un cas de dégénérescence héréditaire : « - Le criminel héréditaire décadent, voire idiot - sans doute ! Mais l'histoire des familles criminelles, pour laquelle l'Anglais Galton ("le génie héréditaire") a réuni le plus grand matériel, nous ramène toujours à une personnalité trop forte pour un certain rang social. Prado, dans la dernière grande affaire criminelle parisienne, était du type classique : Prado était supérieur à ses juges et à son avocat lui-même par sa retenue, son esprit et son exubérance; néanmoins, la pression de l'accusation l'avait déjà tellement abattu physiologiquement que certains témoins ne l'ont reconnu qu’à partir de vieux portraits »[13]. Ce profil psychologique, ainsi que la référence à Francis Galton, nous renvoient à des considérations antérieures comme les soins donnés à la santé [14] ou sa morale pour médecin [15]. Au fond, serait-ce une coïncidence s’il demande à l’auteur du Plaidoyer pour un fou de lui traduire son Ecce Homo tout en précisant qu’il s’agit d’un livre « écrit à la Prado » ?  Les titres des sections qui jalonnent le Ecce Homo annoncent des plaidoyers formulés à la manière de Prado, comporte une physionomie mentale esquissée d’après le modèle galtonien du criminel héréditaire : « vous n’êtes pas une coïncidence ». Mais qui est Prado ? : « L’information n’a pu déchirer le voile qui enveloppe le passé de l’accusé Prado. Prado, Linska de Castillon, Mendoza, Haro, Grasset, que sais-je ? Tous les noms que son esprit inventif a pu imaginer, l’accusé se les est attribués pour dissimuler son identité. [...] Accusé Prado, qui donc êtes vous ? Mais ne cherchons pas plus longtemps. Votre nom, l’accusation vous le donne : vous êtes l’assassin de Marie Aguétant » [16]. Ainsi la lettre à August Strindberg comporte un élément tout aussi déroutant que l’apparition du sosie dans les peintures de Jan Matejko : l’identité de Prado était inconnue de ses juges au moment du procès. Seulement, ce n’est plus l’aspect physique dont il est question ici mais désormais le patronyme. Un tel indice nous permet de saisir à pleine main le sens de la première plaisanterie présente dans la lettre à Jacob Burckhardt : « Ne jugez pas trop sévèrement le cas Prado. Je suis Prado, je suis aussi le père de Prado, j’ose dire que je suis aussi Lesseps… Je voudrais donner à mes Parisiens que j’affectionne un nouveau concept – celui d’un criminel honnête. Je suis aussi Chambige – un criminel honnête lui aussi »[17]. L’apparence physique n’était finalement qu’une peau : « le diable n’est qu’une peau » et le patronyme une simple identité civile, mais à l’intérieur réside un cogital -  le vir obscurissimus - qui est doté de la même physionomie mentale que la série de criminels héréditaires qui se trouvent désignés dans la lettre. Ce diable résidait bel et bien dans les détails... Voilà l’homme ! Le malin génie...

 

Le troubadour du langue d’oc. 03/02/19

 

Un matin cependant, réveillé avant l'aurore, il se mit à réfléchir longtemps, étendu sur sa couche, et finit par dire à son cœur :

 

“Pourquoi me suis-je tant effrayé dans mon rêve et par quoi ai-je été réveillé ? Un enfant qui portait un miroir ne s'est-il pas approché de moi ?

 

“O Zarathoustra me disait l'enfant regarde toi dans la glace !”

 

Mais lorsque j'ai regardé dans le miroir, j'ai poussé un cri et mon cœur s'est ébranlé: car ce n'était pas moi que j'y avais vu, mais la face grimaçante et le rire sarcastique d'un démon.

 

En vérité, je comprends trop bien le sens et l'avertissement du rêve: ma doctrine est en danger, l'ivraie veut s'appeler froment.

 

Mes ennemis sont devenus puissants et ils ont défiguré l'image de ma doctrine, en sorte que mes préférés ont eu honte des présents que je leur ai faits.

 

J'ai perdu mes amis; l'heure est venue de chercher ceux que j'ai perdus !”

 

(Ainsi parlait Zarathoustra, « l’enfant au Miroir »)

 

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En vérité, tu les as rêvés eux-mêmes, tes ennemis: ce fut ton rêve le plus pénible ! Mais comme tu t'est réveillé d'eux et que tu es revenu à toi-même, ainsi ils doivent se réveiller d'eux-mêmes et venir à toi !”—

 

(Ainsi parlait Zarathoustra, « le devin »)

 

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[1].Lettre à Georg Brandes du 10 avril 1888, traduction Harder

[2]. Jean Bourdeau, Les maîtres de la pensée contemporaine, « le néo cynisme aristocratique », seconde partie, 119.

[3]. Imitation parodique d’une sentence du Cas Wagner.

[4]. Je reprends une sentence présente dans l’introduction de Jaspers, in « appropriation de Nietzsche ».

[5] . Adapté de l’ouverture du Parfum de Süskind

[6]. Sentence du vénérable maître Ritschl. 

[7]. Arthur Rimbaud, Lettre du Voyant, à Paul Demeny, 15 mai 1871

[8]. Dithyrambes pour Dionysos, « Parmi les filles du désert ». 

[9]. Ecce Homo, « pourquoi je suis si sage ». 3.1.

[10]. Fragment posthume extrait des « études théorétiques » dit Le livre du philosophe, 1872, aphorisme 87. 

[11]. Nietzsche contre Wagner, « nous autres antipodes », 2.

[12]. Ecce Homo, « la naissance de la tragédie », 4.

[13]. Lettre à August Strindberg du 8 décembre 1888.

[14]. Aurore, § 202

[15]. Crépuscule des Idoles, « Raids d’un intempestif », § 36

[16].Réquisitoire prononcés à la cours d’assise de la seine : l’affaire Prado, première section, Paris, 1889

[17]. Lettre à Jacob Burckhardt datée du 6 janvier 1888, ou 28 décembre date de l’exécution de Prado ?

 


 

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29 mai 2018 2 29 /05 /mai /2018 13:36

(Portrait photographique d'Hippolyte Taine)

« Je le suppliais un jour de ne pas défendre que l’on publiât après lui certaines notes de sa jeunesse qu’il m’avait laissé regardé, et qu’il détruisit peu de temps avant sa mort ; et comme j’arguais de l’intérêt d’un tel document pour l’histoire de son esprit, il eut cette ironie : - Et pourquoi n’exhumerait-on pas mon squelette pour l’exposer, sur un fil d’acier au musée d’Annecy » (André Chevrillon, Portrait de Taine : souvenirs, Paris, 1958)   

Silence dans la bibliothèque ! À partir des ouvrages présents dans la bibliothèque de Weimar et les correspondances échangées avec ses contemporains, il est possible de reconstituer quelque peu le contexte culturel de son époque (partiellement), de replacer sa pensée dans son champ de références (autant que possible), de retracer les étapes qui ponctuent ses pérégrinations tant physiques qu’intellectuelles. Privilégiant ainsi les auteurs qui apparaissent à la fois dans le registre de la bibliothèque et les échanges épistolaires, puis resserrant le champ de mon investigation aux correspondants français, le « cas Taine » émergeait lentement de la matérialité même des sources. Ces ouvrages réunis dans la bibliothèque, ainsi que les indications présentes dans les correspondances, nous permettent de discerner quelque peu l'étendue de ses lectures, de composer un réseau de référence à partir duquel nous pouvons amorcer une analyse externe. Au sein de ce dernier, nous retrouvons Hippolyte Taine à la croisée des chemins, en raison de ses échanges épistolaires avec de nombreux correspondants dont les noms figurent sur les étagères de la bibliothèque. Non loin de ses ouvrages, nous retrouvons ceux de ses confrères Théodule Ribot [1] et Paul Bourget, ou les livres de personnalités plus lointaines comme Charles Richet et les frères Goncourt. Outre-Manche, les livres de Francis Galton, Herbert Spencer et de John Stuart Mills se retrouvent crescendos placés en tête de liste. À bien des égards, celui qui se proclamait inactuel a été pris « au pied de la lettre », puisque sa pensée intempestive se retrouve le plus souvent déracinée de son champ de référence. Notons que ces auteurs - jadis très célèbres - sont passablement méconnus de nos jours, voir placés en marge de l’histoire de la philosophie. (24/12/2017)

Au lieu d’esquisser toute une série de portraits biographiques en quelques lignes, je préfère me référer directement à leurs témoignages mutuels [Annexe 1]. Ces sources secondaires pourraient s'avérer propices pour restituer le contexte des échanges épistolaires avec Taine, Brandes et Bourdeau.  C’est pourquoi nous réservons une large place à l’Essai sur le radicalisme aristocratique de Georg Brandes, composé sur la base de ses leçons prodiguées à Copenhague et finalisé seulement quelques semaines après l’épisode de Turin. Au lendemain du décès de monsieur Taine, le philosophe danois n'hésitera pas à revêtir les gants de Thomas Graindorge pour rédiger son éloge funèbre : « Un médecin n’assume pas volontiers la responsabilité de soigner ses proches. Par des motifs analogues, l’écrivain préfère garder le silence devant un décès qui le touche de très près. On n’écrit qu’à contrecœur quand on vient d’apprendre la mort de l’homme à qui on doit le plus [...]. Avec Taine, l’Europe actuelle perd son plus grand historien, son plus grand critique, et peut-être même son plus grand prosateur tout court. Il meurt à un moment où, faute de contact avec le grand public de sa patrie, il avait cessé d’être aimé » [2] Compilés dans l’ouvrage Les maîtres de la pensée contemporaine, les articles de Jean Bourdeau comportent des anecdotes saisissantes sur les derniers moments de cette correspondance.

Si Hippolyte Taine retient toute notre attention, c’est en raison de la présence de divers éléments provenant de sa correspondance parsemés dans les dernières sections du Ecce Homo... Sorte d’alter-ego outre-Rhin, qualifié de « plus grand historien vivant » [3], mais également corrompu par l’hégélianisme : « Je préfère même cette génération-là, entre nous soit dit, à ses grand maîtres, qui ont tous été corrompu par la philosophie allemande : M. Taine l’a été par exemple par Hegel, à qui il doit avoir commis tant de contresens sur de grands hommes et de grandes époques »[4], le « cas Taine » est l'histoire d'un « parricide manqué », mais constitue également le casus belli avec Erwin Rohde.

Les lettres fantômes. La récente publication de « lettres inédites » [6], nous amène à revenir sur les circonstances de son effondrement à Turin, nous conduit à formuler une hypothèse qui repose non seulement sur les témoignages et les anecdotes rapportées par le docteur Podach, mais s’abreuve à présent d’une résurgence de sources archivistiques. A côté des billets de la folie, constitués de lettres échappées au feu et de télégrammes restitués par leurs destinataires, réside depuis peu des « lettres inédites » issues d’une retranscription de ses esquisses et de ses brouillons : les lettres fantômes.

Taine l'esprit libre. À la fin du mois de septembre 1886, le génie abominable adresse son Par-delà Bien et Mal à Hippolyte Taine et Georg Brandes [5]. Ce dernier entretien également une correspondance amicale avec l'intellectuel français et lui fait parvenir ses livres. Cette interrelation entre les différents correspondants nous permet de regrouper et de recroiser tour à tour les divers éléments que ces lettres renferment. Le volume adressé à Hippolyte Taine est précédé d’une lettre-dédicace, dans laquelle le prélude à une philosophie de l’avenir est présenté en ces termes : « L’ouvrage expédié est difficilement compréhensible, plein d’arrière-pensées, un art de penser étranger qui dissimule peut-être encore plus qu’il ne révèle. Quels lecteurs peuvent légitimement être exigés par un tel livre ? En tous cas, le plus petit nombre, les réels déchiffreurs d’énigmes, ceux qui savent interpréter les « signes » historiques ». [7] Ayant seulement un exemplaire du Par-delà le Bien et le Mal entre ses mains, Taine ne peut se rendre compte de tout l’honneur qui lui est concédé, encore moins deviner toutes les « arrière-pensées » inscrites à l’encre de citron. La « médaille » octroyée à Taine, constitue une très singulière marque de distinction, car le qualificatif de déchiffreurs d’énigmes intervient au sein du récit, pour désigner les navigateurs qui ramènent Zarathoustra à la suite de son séjour sur les îles bienheureuses...

À vous, chercheurs hardis et aventureux [les impavides tenteurs et tentateurs], qui que vous soyez, vous qui vous êtes embarqués avec des voiles pleines d’astuce [rusées], sur des mers épouvantables, à vous qui êtes ivres d’énigmes, heureux du demi-jour [allègres crépusculaires], vous dont l’âme se laisse attirer par le son des flûtes [enjôleuse] dans tous les remous trompeurs [gouffres trompeurs] : - car vous ne voulez pas tâtonner d’une main peureuse [lâche ou tremblante] le long du fil conducteur ; et partout où vous pouvez deviner, vous détestez conclure [déduire par raison] – c’est à vous seuls que je raconte l’énigme que j’ai vue, - la vision du plus solitaire ». (Ainsi parlait Zarathoustra, livre III, « La vision et l’énigme »)

L’usage de la métaphore nautique constitue un « signe » qui nous permet de relier successivement ce passage aux exhortations qui figurent le plus souvent en postlude de ses ouvrages. Ce qualificatif intervient plus tardivement dans le Ecce Homo, lorsque l’auteur - par l’entremise d’une auto-référence - esquisse la physionomie mentale du lecteur parfait : « Quand j’essaie de m’imaginer le portrait du lecteur parfait, cela donne toujours un monstre de courage et de curiosité, et en outre quelque chose de souple, de rusé, de prudent, un aventurier et un explorateur-né » [8] Est-ce une bouteille jetée à la mer ? Ou bien un hameçon doré ? Quoiqu’il en soit, la lettre-dédicace le prouve, celui qui se proclamait posthume a une nouvelle fois été pris au mot, car ses ouvrages comptent néanmoins quelques destinataires privilégiés parmi les bons européens de son époque : « Puis-je mettre dans les mains de l’un des plus hardis et des plus indépendants de mes contemporains un livre dans lequel on ose quelque chose qui n’a jusqu’ici pas eu d’équivalent ? Un grand mystère presse comme une grande responsabilité - et exiges des oreilles ». Ce mot « hardi » adressé à Taine, constitue ici - l’indice - qui nous permet de relier la première lettre au postlude d’Aurore : « Tous ces oiseaux hardis qui s’envolent vers des espaces lointains, toujours plus lointains... ».

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[1] Le catalogue de la bibliothèque ne comporte pas d’ouvrage de Théodule Ribot, toutefois Marcel Gaucher dans son article « Nietzsche ou la métaphysique de la psychophysiologie », in L’inconscient cérébral, pp. 127-152, Editions du Seuil, 1992, et Ignace Haaz dans son mémoire intitulé, les conceptions du corps chez Ribot et Nietzsche, l’Harmattan, 2002, présentent en détail les lectures nietzschéennes de Ribot par l’intermédiaire des périodiques publiés par les sociétés savantes de son temps.  

[2] Georg Brandes. Essais choisis : Renan, TaineNietzsche, Heine, Kielland, Ibsen. Traduits par S. Garling, préface de Henri Albert, Paris, Mercure de France, 1914

[3]  Par-delà Bien et Mal, huitième section,  § 254 ; trad. Heim (JGB-254)

[4] Ecce Homo, « pourquoi je suis avisé », 3 ; trad. Heim (EH-Klug-3)

[5] Daniel Halévy, la vie de Friedrich Nietzsche, Paris, 1909, Calmann-Lévy, cinquième édition, partie VII : la dernière solitude, chapitre II : la volonté de puissance, p 331.

[6] Dernière lettres (1887-1889) : De la volonté de puissance à l’Antichrist, traduction, présentation et annotation de Yannick Souladié.

[7] Lettre à Taine du 20 septembre 1886 ; (BVN-1886,753)

[8] Ecce Homo, « pourquoi j’écris de si bons livre», § 4 ; trad. Heim (EH-B%C3%BCcher-4)

[9] Lettre à Taine du 20 septembre 1886 ;  (BVN-1886,753)

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29 mai 2018 2 29 /05 /mai /2018 13:35

(Jean Béraud, Portrait d'Hippolyte Taine : à toi Bourdeau, souvenir amical)

« Si inventeur que soit un esprit, il n'invente guère; ses idées sont celles de son temps, et ce que son génie original y change ou ajoute est peu de chose. La réflexion solitaire, si forte qu'on la suppose, est faible contre cette multitude d'idées qui de tous côtés, à toute heure, par les lectures, les conversations, viennent l'assiéger, renouvelées encore et fortifiées par les institutions, les habitudes, la vue des lieux, par tout ce qui peut séduire ou maîtriser une âme. Et comment les repousserait-elle, formée elle-même à l'image des contemporains, ayant reçu des mêmes circonstances la même éducation et les mêmes penchants ? Tels que des flots dans un grand fleuve, nous avons chacun un petit mouvement, et nous faisons un peu de bruit dans le large courant qui nous emporte ».  (Hippolyte Taine, Essai sur Tite-Live, ouverture)

 

Sensible à l’intérêt que lui porte ce philosophe méconnu, Taine accueil très chaleureusement son ouvrage, comme en témoignent les dires de Paul Desjardins rapportés par Daniel Halévy : « Paul Desjardins m’a raconté que, vers ce temps-là, Taine lui avait montré, ouvert sur sa table de travail, un livre de l’Allemand inconnu : « Voilà l’homme dont tout le monde parlera dans dix ans », dit-il »[1]. Dans sa réponse d’octobre 1886, le lecteur choisi souligne certains passages de ce livre tout empli « d’idées neuves » et débordant d’arrière-pensées :

 

À F. Nietzsche, Menthon-Saint-Bernard, 17 octobre 1886.

Monsieur,

 

Au retour d’un voyage, j’ai trouvé le livre que vous aviez bien voulu m’adresser ; comme vous le dites, il est plein de « pensées de derrière ». La forme si vive, si littéraire, le style passionné, le tour souvent paradoxal ouvriront les yeux du lecteur qui voudra comprendre ; je recommanderais particulièrement aux philosophes votre premier morceau sur les philosophes et sur la philosophie (p. 14, 17, 20, 25) ; mais les historiens et les critiques feront aussi leur butin de quantité d’idées neuves (par exemple 41, 75, 149, 150) ; ce que vous dites des caractères et des génies nationaux dans votre huitième Essai est infiniment suggestif, et je relirai ce morceau, quoiqu’il s’y trouve un mot beaucoup trop flatteur sur mon compte.

 

Vous me faites un grand honneur dans votre lettre en me mettant à côté de M. Burckhardt de Bâle que j’admire infiniment ; je crois avoir été le premier en France à signaler dans la presse son grand ouvrage sur la Culture de la Renaissance en Italie.

 

Veuillez agréer, avec mes vifs remerciements, etc.

Assurément flatté de se voir qualifié de plus grand historien vivant au sein du livre qui lui est adressé [2] Le lecteur choisi souligne les aphorismes qui excitent son intérêt, semble particulièrement attentif aux premières sections du livre, au sein desquelles la volonté de puissance est présentée comme un conception physio-psychologique. Taine lui accorde sa reconnaissance de philosophe et d’historien, mais plus largement fait l’éloge de son style d’écriture. Relève - avec une légère pointe d’humour - le léger « couac » présent dans la formule employée par l’auteur pour présenter son ouvrage : « plein de pensée de derrière » [3] À lire la biographie de Daniel Halévy, Taine aurait de surcroît contribué à la diffusion de ses ouvrages en France, en lui recommandant un traducteur : « À Paris, Hippolyte Taine lui cherche et lui trouve un correspondant : Jean Bourdeau, rédacteur aux Débats et à la Revue des Deux Mondes. « Enfin, écrit Nietzsche, le grand canal de Panama vers la France est ouvert... » Son ancien camarade Deussen lui transmet deux mille francs, offrande d'un inconnu qui veut souscrire à l'édition de ses livres » [4] Ces lignes contiennent quelques notables imprécisions, comme par exemple le fait que Jean Bourdeau soit présenté comme un rédacteur au sein de ces revues savantes, ou encore l’anecdote de la donation provenant d’un admirateur anonyme. Deussen, omettant - hélas - de désigner Taine, signale que « seules quelques voix isolées, comme celle du Danois Brandes, commençaient à s’élever en faveur de Nietzsche » et précise dans les lignes suivantes que cette donation fut cordialement restituée au jeune « privat-docent » qui avait collecté pas moins de deux mille marks [5]. sous prétexte que l’édition de ses œuvres : « commençaient non seulement à couvrir leurs frais, mais à dégager de gros bénéfices » [6]. Enfin, l’annonce enjouée de la bonne nouvelle : « le grand canal de Panama vers la France est ouvert ! » [7] que le biographe emploi pour signifier l’amorce de sa réception française, semble à tous le moins sujette à caution...

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[1] Daniel Halévy, idem cit, p 423.

[2] Par delà bien et Mal, huitième section ,254 ; trad. Heim (JGB-254)

[3] Est-ce  commettre une faute de transcription que de corriger une formule un peu boiteuse ?

[4] Daniel Halevy, idem cit, p 377.

[5] Extrait de la lettre à Heinrich Koselitz du 9 décembre 1888 : « Il [Deussen] m’est resté attaché et d’une manière très rare sur Terre : il m’a fait parvenir l’été dernier, afin de couvrir mes frais d’impression, 2000 marks ». 

[6] Paul Deussen, Souvenirs sur Friedrich Nietzsche, édition le promeneur, traduction Boutout, 2001, p 155. : « On le renvoya avec des remerciements au donateur et comme celui-ci regimbait devant le renvoi on trouva comme échappatoire, si toutefois cela est vrai, de faire exécuter avec cet argent un portrait à l’huile de Nietzsche qu’on accrocherait aux archives Nietzsche ».

[7] Lettre à Auguste Strindberg du 18 décembre 1888 ;  lettre à Heinrich Koselitz du 22 décembre 1888 : « La question de la traduction c’est pour cela que M. Taine le recommande [présume-il trompeusement]. - Par-là, le grand canal de panama vers la France est ouvert ». (BVN-1888,1199)

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