17 mai 2018 4 17 /05 /mai /2018 07:23

( Le Caravage, Narcisse, vers 1597)

DE LA PLUS INTIME EXPÉRIENCE DU PENSEUR. — Rien n’est plus difficile pour un homme que de saisir une chose d’une façon impersonnelle : je veux dire d’y voir précisément une chose et non pas une personne : on peut même se demander si, d’une façon générale, il lui est possible de suspendre, ne fût-ce que pendant un instant le mécanisme de son instinct qui crée et imagine des personnes. Dans ses rapports avec les pensées, même les plus abstraites, il se comporte comme si elles étaient des individus avec lesquels on est forcé de lutter ou de prendre partie, des individus que l’on garde, soigne et élève. Écoutons ou guettons-nous nous-mêmes dans la minute où nous entendons ou trouvons un axiome nouveau pour nous. Peut-être nous déplaît-il parce qu’il se présente avec tant de hauteur et d’orgueil : inconsciemment nous nous demandons si nous ne devons pas lui opposer un ennemi ou bien lui adjoindre un « peut-être » ou un « parfois » ; le petit mot « probable » nous donne même satisfaction, parce qu’il brise la tyrannie personnelle de l’absolu qui nous importune. Lorsque, par contre, cet axiome nouveau nous apparaît sous une forme plus atténuée, tolérant et humble comme il convient, se jetant, en quelque sorte, dans les bras de la contradiction, nous avançons un autre exemple de notre souveraineté : car comment saurions-nous ne pas venir en aide à cet être faible, le caresser et le nourrir, lui donner de la force et de la plénitude et même une apparence de vérité et d’absolu ? Nous est-il possible de nous comporter à son égard d’une façon naturelle, chevaleresque ou compatissante ? — Ailleurs encore nous voyons d’une part un jugement et d’autre part un autre jugement, éloignés l’un de l’autre, sans qu’ils soient liés et sans qu’ils tendent à se rapprocher : alors une idée nous chatouille, nous nous informons s’il n’y aurait pas un mariage à faire, une conclusion à tirer, nous avons le sentiment vague qu’au cas où cette conclusion aurait une suite l’honneur en reviendrait non seulement aux deux jugements unis par le mariage, mais encore à l’auteur de ce mariage. Si, par contre, on ne peut s’attaquer à cette idée ni par l’entêtement et le mauvais vouloir, ni par la bienveillance (si on la tient pour vraie —), on s’y soumet, et on lui rend hommage comme à un guide et un chef, on lui accorde une place d’honneur et on n’en parle pas sans pompe et fierté ; car son éclat rejaillit sur vous. Malheur à celui qui voudrait l’obscurcir ! Mais il arrive aussi que cette autorité devienne un jour scabreuse pour nous : — alors, nous qui sommes des infatigables faiseurs de rois (kingmakers) dans le domaine de l’esprit, nous chassons du trône l’idée élue et y élevons en hâte son adversaire. Considérez cela et faites un pas de plus dans votre pensée : certes, personne ne parlera plus d’un « besoin de connaissance en soi » ! Pourquoi donc l’homme préfère-t-il le vrai au non vrai, dans cette lutte secrète avec les idées-personnes, dans ce mariage des idées, mariage demeuré le plus souvent caché, dans cette fondation d’États sur le domaine de la pensée, dans cette éducation et cette assistance de la pensée ? Pour la même raison qui lui fait rendre justice dans ses rapports avec des personnes véritables : maintenant par habitude, héritage et éducation, primitivement parce que le vrai — comme aussi l’équitable et le juste — est plus utile et rapporte plus d’honneurs que le non-vrai. Car, dans le domaine de la pensée, il est difficile de maintenir la puissance et la réputation, lorsque celles-ci s’édifient sur l’erreur et le mensonge : le sentiment qu’un pareil édifice pourrait s’effondrer une fois est humiliant pour la conscience de son architecte ; l’architecte a honte de la fragilité de son matériel, et, parce qu’il se considère lui-même comme plus important que le reste du monde, il ne voudrait rien exécuter qui ne fût plus durable que le reste du monde. Dans son désir de la vérité, il embrasse la foi en l’immortalité personnelle, c’est-à-dire la pensée la plus orgueilleuse et la plus altière qu’il y ait, car elle est liée intimement à l’arrière-pensée « pereat mundus, dum ego salvus sim ! » [« Que périsse l’univers, pourvu que je sois sauvé ! » (Schopenhauer, les fondements de la morale]. Son œuvre est devenue pour lui son ego, il se transforme lui-même en une chose impérissable, qui affronte toute autre chose ; c’est sa fierté incommensurable qui ne veut se servir, pour son œuvre, que des pierres les meilleures et les plus dures, donc de vérités, ou de ce qu’il tient pour tel. À bon droit, on a de tous temps appelé l’orgueil « le vice de ceux qui savent », — mais la vérité et son prestige seraient en mauvaise posture, sur la terre, sans ce vice fécond. C’est dans le fait que nous craignons nos propres idées, nos propres paroles, mais aussi que nous nous y vénérons nous mêmes, leur attribuant involontairement la faculté de pouvoir nous récompenser, nous mépriser, nous louer et nous blâmer, donc dans le fait que nous sommes en relation avec elles, comme avec des personnes libres et intellectuelles, des puissances indépendantes, d’égal à égal — c’est dans ce fait que le singulier phénomène que j’ai appelé « conscience intellectuelle » a ses racines. C’est donc encore une chose morale, d’un ordre supérieur, qui est sortie d’une racine vulgaire. (Opinions et Sentences Mêlées, 26)

COMBIEN DE FORCES LE PENSEUR DOIT MAINTENANT RÉUNIR EN LUI. — Devenir étranger aux considérations des sens, s’élever à l’abstraction, — c’est ce qui a véritablement été considéré autrefois comme de l’élévation : nous ne pouvons plus avoir tout à fait les mêmes sentiments. L’ivresse créée par les plus pâles images des mots et des choses, le commerce avec les êtres invisibles, imperceptibles, intangibles, étaient considérés comme existence dans un autre monde supérieur, une existence née du profond mépris pour le monde perceptible aux sens, un monde séducteur et mauvais. « Ces abstractions n’éconduisent plus, mais elles peuvent nous conduire ! » — à ces paroles on s’élançait comme si l’on voulait gravir des sommets. Ce n’est pas ce que contenaient ces jeux spirituels, ce sont ces jeux eux-mêmes qui furent « la chose supérieure » dans les temps primitifs de la science. De là l’admiration de Platon pour la dialectique, de là sa foi enthousiaste en les rapports nécessaires de celle-ci avec l’homme bon, délivré des sens. Ce ne sont pas seulement les différentes façons de connaissance qui ont été découvertes séparément et peu à peu, mais encore les moyens de connaissance en général, les conditions et les opérations, qui, dans l’homme, précèdent la connaissance. Et toujours il semblait que l’opération nouvellement découverte, ou les états d’âme nouveaux ne fussent point un moyen pour arriver à toute connaissance, mais le but désiré, la teneur et la somme de ce qu’il faut connaître. Le penseur a besoin de l’imagination, de l’élan, de l’abstraction, de la spiritualisation, du sens inventif, du pressentiment, de l’induction, de la dialectique, de la déduction, de la critique, du groupement des matériaux, de la pensée impersonnelle, de la contemplation et de la synthèse, et non au moindre degré de justice et d’amour à l’égard de tout ce qui est, — mais tous ces moyens ont été considérés une fois, chacun séparément, dans l’histoire de la vie contemplative, comme but et comme but suprême, et ils ont procuré à leurs inventeurs cette béatitude qui emplit l’âme humaine lorsqu’elle s’éclaire du rayonnement d’un but suprême.(Aurore, § 43)

LES PLUS ANCIENS MOYENS DE CONSOLATION. — Premier degré : l’homme voit dans tout malaise, dans toute calamité du sort, quelque chose pour quoi il lui faut faire souffrir quelqu’un d’autre, n’importe qui, — c’est ainsi qu’il se rend compte de la puissance qui lui reste encore, et cela le console. Deuxième degré : l’homme voit dans tout malaise et dans toute calamité du sort une punition, c’est-à-dire l’expiation de la faute et le moyen de se débarrasser du « mauvais sort » d’un enchantement réel ou imaginaire. S’il s’aperçoit de cet avantage que le malheur apporte avec lui, il ne croira plus devoir faire souffrir quelqu’un d’autre pour ce malheur, — il renoncera à ce genre de satisfaction parce qu’il en a maintenant un autre.(Aurore, § 15)

POUR DÉTERMINER LA VALEUR DE LA VIE CONTEMPLATIVE. N’oublions pas, étant des hommes de la vie contemplative, de quelle sorte furent les malheurs et les malédictions qui atteignirent les hommes de la vie active par les différents contre-coups de la contemplation, — en un mot quel compte la vie active aurait à nous présenter, à nous, si nous nous targuions avec trop d’orgueil de nos bienfaits. Elle nous opposerait en premier lieu : les natures dites religieuses qui, par leur nombre, prédominent parmi les contemplatifs et en fournissent, par conséquent, l’espèce la plus commune ; elles ont, de tout temps, agi de façon à rendre la vie difficile aux hommes pratiques, à les en dégoûter si possible : obscurcir le ciel, effacer le soleil, rendre la joie suspecte, déprécier les espérances, paralyser la main active, — c’est ce à quoi elles se sont entendues, tout comme elles ont eu, pour les époques et les sentiments misérables, leurs consolations, leurs aumônes, leurs mains tendues et leurs bénédictions [homme théologique en Moïse]. En deuxième lieu : les artistes, une espèce d’hommes de la vie contemplative plus rare que la religieuse, mais encore assez fréquente ; par leurs personnes ils ont généralement été insupportables, capricieux, envieux, violents, querelleurs : cette impression est à déduire de l’impression rassérénante et exaltante de leurs oeuvres [l'homme tragique en Homère]. En troisième lieu : les philosophes, une espèce où se trouvent réunies des forces religieuses et artistiques, pourtant de façon à ce qu’un troisième élément s’y puisse placer, l’élément dialectique, le plaisir de disputer ; ils ont été les créateurs du mal au même sens que les hommes religieux et les artistes, et, de plus, par leur penchant dialectique, ils ont produit de l’ennui chez beaucoup d’hommes ; mais leur nombre fut toujours très petit. [homme théorique en Socrate] En quatrième lieu : les penseurs et les ouvriers scientifiques ; ils ont rarement cherché à produire des effets, se contentant de creuser en silence leurs trous de taupe, ce qui fait qu’ils ont suscité peu d’ennui et de plaisir. Étant des objets d’hilarité et de moquerie, ils ont même, sans le vouloir, allégé l’existence des hommes de la vie active. Enfin, la science a fini par devenir quelque chose de très utile pour tous : si, à cause de cette utilité, beaucoup d’hommes prédestinés à la vie active se frayent un chemin vers la science, à la sueur de leur front et non sans malédictions et casse-tête, la foule des penseurs et des ouvriers scientifiques ne porte cependant pas la faute d’un pareil inconvénient : c’est là « de la misère créée par soi-même » [homme objectif en Giordano Bruno](Aurore,§ 41)

ORIGINE DE LA VIE CONTEMPLATIVE. — Pendant les époques barbares, lorsque règnent les jugements pessimistes à l’égard des hommes et du monde, l’individu s’applique toujours, confiant dans la plénitude de sa force, à agir conformément à ces jugements, c’est-à-dire à mettre les idées en action, par la chasse, le pillage, la surprise, la brutalité et le meurtre, y compris les formes réduites de ces actes, tels qu’on les tolère seulement dans le sein de la communauté. Mais si la vigueur de l’individu se relâche, s’il se sent fatigué ou malade, mélancolique ou rassasié, et, par conséquent, d’une façon temporaire, sans désirs et sans appétits, il devient un homme relativement meilleur, c’est-à-dire moins dangereux, et ses idées pessimistes ne se formulent à présent que par des paroles et des réflexions, par exemple sur ses compagnons, sa femme, sa vie ou ses dieux, — et les jugements qu’il émettra alors seront des jugements mauvais. Dans cet état d’esprit il deviendra penseur et annonciateur, ou bien son imagination développera ses superstitions, inventera des usages nouveaux, raillera ses ennemis — : mais quoi qu’il puisse imaginer, toutes les productions de son esprit refléteront nécessairement son état, donc l’augmentation de la crainte et de la fatigue, l’abaissement de ses évaluations quant aux actes et aux jouissances. Il faudra que la teneur de pareilles productions corresponde aux éléments de l’état d’âme poétique, imaginatif et sacerdotal ; il faudra que le jugement mauvais y règne. Plus tard, tous ceux qui faisaient d’une façon continue ce qu’autrefois l’individu faisait en cette disposition, ceux donc qui portaient des jugements mauvais, vivaient mélancoliquement et demeuraient pauvres en actions, étaient appelés poètes ou penseurs, prêtres ou « médecins » — : parce qu’ils n’agissaient pas suffisamment, on eût volontiers méprisé de pareils hommes ou bien on les eût chassés de la commune ; mais il y avait à cela un danger, — ils s’étaient mis sur la piste de la superstition et sur les traces de la puissance divine, on ne doutait pas qu’ils ne disposassent de moyens appartenant à des puissances inconnues. C’est en cette estime qu’étaient tenues les plus anciennes générations de natures contemplatives, — estimées exactement au degré où elles n’éveillaient pas la crainte. Sous cette forme masquée, en ce respect douteux, avec un mauvais cœur et un esprit souvent tourmenté, la contemplation a fait sa première apparition sur la terre, faible en même temps que terrible, méprisée en secret et couverte publiquement des marques d’un respect superstitieux ! Il faut dire ici comme toujours : pudenda origo ! (Aurore, § 42)

BEAU ET LAID. — Rien n’est plus confidentiel, disons plus restreint que notre sens du beau. Celui qui voudrait se le figurer, dégagé de la joie que l’homme cause à l’homme, perdrait pied immédiatement. Le « beau en soi » n’est qu’un mot, ce n’est pas même une idée. Dans le beau l’homme se pose comme mesure de la perfection ; dans des cas choisis il s’y adore. Une espèce ne peut pas du tout faire autrement que de s’affirmer de cette façon. Son instinct le plus bas, celui de la conservation et de l’élargissement de soi, rayonne encore dans de pareilles sublimités. L’homme se figure que c’est le monde lui-même qui est surchargé de beautés, — il s’oublie en tant que cause de ces beautés. Lui seul l’en a comblé, hélas ! d’une beauté très humaine, rien que trop humaine !… En somme, l’homme se reflète dans les choses, tout ce qui lui rejette son image lui semble beau : le jugement « beau » c’est sa vanité de l’espèce… Un peu de méfiance cependant peut glisser cette question à l’oreille du sceptique : le monde est-il vraiment embelli parce que c’est précisément l’homme qui le considère comme beau ? Il l’a représenté sous une forme humaine : voilà tout. Mais rien, absolument rien, ne nous garantit que le modèle de la beauté soit l’homme. Qui sait quel effet il ferait aux yeux d’un juge supérieur du goût ? Peut-être paraîtrait-il osé ? peut-être même réjouissant ? peut-être un peu arbitraire ? … « Ô Dionysos, divin, pourquoi me tires-tu les oreilles ? » demanda un jour Ariane à son philosophique amant, dans un de ces célèbres dialogues sur l’île de Naxos. « Je trouve quelque chose de plaisant à tes oreilles, Ariane : pourquoi ne sont-elles pas plus longues encore ? » (Crépuscule des idoles, raids d’un intempestif, § 19)

Rien n’est beau, il n’y a que l’homme qui soit beau : sur cette naïveté repose toute esthétique, c’est sa première vérité. Ajoutons-y dès l’abord la deuxième : rien n’est laid si ce n’est l’homme qui dégénère, — avec cela l’empire des jugements esthétiques est circonscrit. — Au point de vue physiologique, tout ce qui est laid affaiblit et attriste l’homme. Cela le fait songer à la décomposition, au danger, à l’impuissance. Il y perd décidément de la force. On peut mesurer au dynamomètre l’effet de la laideur. En général, lorsque l’homme éprouve un état d’affaissement, il flaire l’approche de quelque chose de « laid ». Son sentiment de puissance, sa volonté de puissance, son courage, sa fierté — tout ceci s’abaisse avec le laid et monte avec le beau… Dans les deux cas nous tirons une conclusion : les prémisses en sont amassées en abondance dans l’instinct. Nous entendons le laid comme un signe et un symptôme de la dégénérescence : ce qui rappelle de près ou de loin la dégénérescence provoque en nous le jugement « laid ». Chaque indice d’épuisement, de lourdeur, de vieillesse, de fatigue, toute espèce de contrainte, telle que la crampe, la paralysie, avant tout l’odeur, la couleur, la forme de la décomposition, serait-ce même dans sa dernière atténuation, sous forme de symbole — tout cela provoque la même réaction, le jugement « laid ». Ici une haine jaillit : qui l’homme hait-il ici ? Mais il n’y a à cela aucun doute : l’abaissement de son type. Il hait du fond de son plus profond instinct de l’espèce ; dans cette haine il y a un frémissement, de la prudence, de la profondeur, de la clairvoyance —, c’est la haine la plus profonde qu’il y ait. C’est à cause d’elle que l’art est profond… (Crépuscule des idoles, raids d’un intempestif, § 20)

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