29 mai 2018 2 29 /05 /mai /2018 13:31

(Hippolyte Taine portrait de Léon Bonnat)

 

Je ne vois pas dans quel siècle de l’histoire on pourrait, d’un seul coup de filet, ramener tant de psychologues si curieux et en même temps si délicats que dans le Paris d’aujourd’hui : je citerai au hasard, car leur nombre est grand, Messieurs Paul Bourget, Pierre Loti, Gyp, Meilhac, Anatole France, Jules Lemaître, ou bien pour distinguer quelqu’un de la forte race, un vrai latin pour qui j’ai un faible particulier : Guy de Maupassant. Je préfère même cette génération-là, entre nous soit dit, à ses grand maîtres, qui ont tous été corrompu par la philosophie allemande : M. Taine l’a été par exemple par Hegel, à qui il doit d’avoir commis tant de contresens sur de grands hommes et de grandes époques(Ecce Homo, « pourquoi je suis avisé », 3)

 

Le coup de filet de l’oiseleur. On connaissait son goût prononcé pour les moralistes français, ou encore son attrait pour la psychologie littéraire de Goethe, Stendhal et Dostoïevski, mais moins son appétence pour la psychologie contemporaine. A la différence du Crépuscule des Idoles, au sein duquel le médecin de l’esprit des peuples prescrit plutôt des remèdes purgatifs pour les estomacs délicats [1], cet extrait du Ecce Homo nous donne un aperçu de ses affinités électives en matière de « psychologie vivante »[2]. Ce qualificatif semble être doté d’une acception peu étroite, car les oiseaux de proie regroupés dans le filet de l’oiseleur semblent appartenir à des espèces différentes. Cela s’explique en partie par le fait que la psychologie n’était pas encore une science autonome, ou encore que nous imposons nos frontières disciplinaires sur des périodes antérieures à leurs délimitations. A moins que ce ne soit le criminel honnête qui force sciemment le trait, élevant ainsi les « romanciers parisiens » au rang de psychologues, pour mieux rabaisser l’auteur du De l’intelligence par la suite ?

 

Le coup de poignard. Outre un aperçu de ses affinités électives en matière de littérature française, le coup de filet de l’oiseleur comporte également la seule trace visible de son coup de poignard, la petite tache de sang que la première édition française a pris soin d’effacer, la sentence dans laquelle Taine se retrouve placé à la suite d’une cohorte de psychologues français. Pour un lecteur qui n’aurait pas encore eu la chance de lire les correspondances, son positionnement l’égard de monsieur Taine demeure presque inchangé, puisque son penchant pour la philosophie hégélienne lui avait déjà été reproché au sein du Par-delà Bien et Mal [3] ; ainsi seule la dernière sentence témoigne de son revirement final. Mais au regard de ses échanges épistolaires, ce passage du Ecce Homo résonne comme une fausse note, car la pensée de Taine se retrouve également au cœur de sa querelle avec Erwin Rohde. Alors que du côté des correspondances, le vénérable du lac d’Annecy est décrit comme l’éducateur de tous les esprits sérieux en France, réside sur la cime de son estime en compagnie de Jacob Burckhardt. Voici que le récit lui concède désormais l’aspect d’une vieille branche de Gui, solidement agrippée à l’arbre de l’hégélianisme. 

 

I prentendi delusi, vengo adesso di Cosmopoli ?[4] Notre Sycophante a désormais la possibilité de vérifier par lui-même, si les auteurs précédemment cités apparaissent sur le registre de la bibliothèque de Weimar. Prenons un exemple, un lecteur du Horla qui succomberait au charme de l’étrange parenté entre la description de l’Autre dans l’heure la plus silencieuse et la nouvelle de Guy de Maupassant. Même si l’analogie est justifiée, hormis une étude consacrée aux lettres à George Sand dans un ouvrage de Gustave Flaubert [5], les ouvrages de l’écrivain français ne figurent pas sur les étagères de la bibliothèque. A contrario, rien ne nous assure qu’il n’a pas eu vent de la nouvelle publiée en 1886, si l’analogie avec le Zarathoustra est nullement prise en compte, alors comment expliquer sa prédilection pour le nouvelliste ? A l’exception des études et portraits de Jules Lemaître, au sein desquels nous retrouvons Guy de Maupassant ainsi que la majeure partie des auteurs précédemment cités, seuls quelques ouvrages d’Hippolyte Taine et de Paul Bourget figurent effectivement sur la liste du « coup de filet ».

 

Monsieur Taine l’historien ? Les courriers adressés à son éditeur Ernst Schmeitzner, nous indiquent avec précision les moments d’acquisition des différents livres de Taine [6], puisque les Essais de critique et d’histoire, les Origines de la France contemporaine et son Histoire de la littérature anglaise, sont publiés à Leipzig par E. J. Günther en 1878. Mise à part une traduction plus ancienne de la Philosophie de l’art (1866), les volumes sont publiées dans sa propre maison d’édition, l’année de la publication d’Humain trop Humain. Mais concernant l’aspect philosophique et psychologique de son œuvre, nous ne disposons d’aucuns éléments, puisque les philosophes classiques et le De l’intelligence ne figurent pas sur la liste. Sa rencontre avec l’œuvre de Paul Bourget est plus tardive, comme en témoigne la lettre à Heinrich Köselitz du 6 décembre 1885 : « Examinez bien le beau symbole de Nice (ce nom est d’origine grecque et fait allusion à une victoire) – c’est “Cosmopolis” s’il en fut jamais en Europe ! on est plus près de l’esprit français raffiné (un nouveau volume de Psychologie Contemporaine de Bourget, est à portée de ma main) ». Cette référence à l’ouvrage de Paul Bourget pourrait s’avérée décisive pour la suite de notre enquête, puisque l’Essai de psychologie contemporaine comporte un admirable portrait de monsieur Taine ainsi qu’une synthèse détaillée de sa doctrine [7]. Ainsi, même si les philosophes classiques et le De l’intelligence sont absents de la bibliothèque, le livre de Paul Bourget nous permet de rejeter l’éventualité d’une simple méconnaissance de l’aspect philosophique et psychologique de l’œuvre de Taine.

 

Afin de conclure notre lecture des lettres fantômes, nous serions tenté d’atténuer quelque peu l’impact du « coup de poignard », dire par exemple que son geste n’entache en rien sa profonde estime pour la personnalité de Taine, ou soutenir que la pointe de sa critique touche uniquement l’aspect historique de sa doctrine. Ce qui reviendrait à se limiter au contexte biographique des échanges épistolaires, sans pour autant basculer dans la comparaison doctrinale. Hélas...

 

------------------------------------------------------------------------

[1] Crépuscule des idoles, « raids d’un intempestif ». 

[2] « La littérature est une psychologique vivante », expression de Taine reprise par Bourget dans la préface des Essais de psychologie

[3] Par-delà Bien et Mal, huitième section,  § 254

[4] Devise d’Henri Bayle, reprise partiellement par Nietzsche au sein de sa correspondance, lors de son séjour à Nice.

[5] Gustave Flaubert, Lettres à George Sand. Précédées d’une étude par Guy de Maupassant, Charpentier, Paris (1884).

[6]Courriers à Ernst Schmeitzner (mars 1878 - novembre 1879)

[7] Annexe 1.

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : La Caverne de Zarathoustra
  • : Lecture de Nietzsche : Le carnet de voyage de l'Argonaute. (lectures et sources audio-vidéo).
  • Contact

Catégories