29 mai 2018 2 29 /05 /mai /2018 13:34

(Portrait photographique de Erwin Rohde)

Le casus belli avec Erwin Rohde. La controverse qui l’oppose à Erwin Rohde marque le point final de cette grande « amitié de jadis ». L’ultime disputatio met donc un terme à leur joute épistolaire et brise à jamais l’entente duale qui avait subsisté jusque alors. Seules les lettres de Rohde - contenant le casus belli au sujet de Taine - ont été brulée lors de sa dernière visite, comme nous l’indique l’écrivain Ernest Seillière dans un communiqué de 1909.   

Malheureusement nous sommes réduits aux conjectures sur la réponse de Rohde qui provoqua cette explosion de colère et demeurons à demi renseignés seulement sur la crise douloureuse qui détruisit une si belle amitié. En effet, par une exception unique dans tout le cours de cette correspondance précieuse, les lettres de Rohde nous font ici défaut. Lorsque le professeur d’Heidelberg revit en 1894 son ami, définitivement enlisé dans une morne inconscience, il fut si profondément ému devant le spectacle de cette déchéance tragique que, d’accord avec la famille du malade, il résolut de brûler aussitôt les deux lettres de sa main qui avaient mis fin à leurs relations affectueuses, sept année auparavant. Il nous reste les seules ripostes de Nietzsche pour deviner l’allure de cette querelle dont Taine fut le sujet. [1]

Il est probable que la lettre de Rohde contenait certaines réserves à l’égard de la conception de la faculté maitresse, de la race, du temps et du milieu que Taine a consécutivement appliqué à la littérature française (portrait de La Fontaine) et anglaise (portrait de Francis Bacon), à l’Histoire (portrait Tite Live), à l’Art (étude de la statuaire grecque) et que nous retrouvons encore dans sa psychologie. Or, c’est précisément sa psychologie de l’esprit des peuples et sa manière d’esquisser des physionomies mentales qui suscitent tant d’admirations de sa part... Ce dernier écrit une réponse enflammée à ces lettres envoyées par Rohde le 19 et 20 mai : « Le qualifier [Taine] de « dépourvu de contenu » n’est tout simplement qu’une pure ânerie, pour parler comme les étudiants - il se trouve justement qu’il est l’esprit le plus substantiel de la France aujourd’hui ». Est-ce lui qui sacrifie ainsi son amitié avec Rohde sur l’autel de sa vénération provisoire pour Taine ? Ou bien Rohde qui remporte ici le duel épistolaire ? Il est fort probable que la critique de Rohde transperce par là-même son adversaire en plein cœur, puisque les lettres suivantes restituent ses râles, témoins de sa lente agonie. Pour s’en convaincre, il suffit de relever les arguments d’autorité : « Mais tu devrais entendre Burckhardt parler de Taine ! » [2], de montrer le recours à des arguments de type ad hominem et finalement ad personam dans les réponses suivantes : « Ton mot sur Taine m’a paru défavorable et ironique : ce qui se révoltait contre lui, en moi, c’était le solitaire qui sait, d’après des expériences bien trop riches, avec quelle impitoyable froideur tous ceux qui vivent à l’écart sont laissés de côté, voire tout bonnement exclus. Il se trouve que si l’on excepte Burckhardt, Taine est le seul, au cours de ces longues années, à m’avoir dit un mot hardi et complice sur mes livres ; de sorte que je les tiens, lui et Burckhardt, provisoirement pour mes seuls lecteurs. Nous sommes de fait foncièrement dépendants les uns des autres, comme trois nihilistes fonciers ». Quelques semaines plus tard, le 30 août, dans une lettre adressée à Franz Overbeck : « Taine m’a très aimablement écrit depuis Genève (à son sujet, Rohde à commis une muflerie envers moi, alors, je l’ai sérieusement remis à sa place, peut-être trop sérieusement. Après coup cela m’a fait souffrir) ». Overbeck, témoin direct de ce duel, puisqu’il signale dans son témoignage [3], que la patience de Rohde à son égard avait atteint depuis longtemps son comble et que leur relation s’était déjà effilée à travers le temps : « L’amitié de Rohde avec Nietzsche n’a finalement et fondamentalement avorté qu’en raison de l’impatience qui caractérisait Rohde, bien plus en tout cas qu’en raison de leur point de vue sur les hommes et les choses. Car celle-ci doit bien avoir toujours existé et, même si les écarts s’étaient creusés, il n’y avait aucune raison qu’entre deux hommes comme eux cela entraîna une rupture, si ce n’est qu’une fois encore le tempérament s’en mêla et renforça le sentiment d’une différence qui s’accentuait ». Le témoignage d’Overbeck nous convie à penser que cette controverse sur Taine n’était que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, mais surtout que c’est Rohde qui interrompt ses échanges avec lui et non le contraire. Toutefois, il est tout à fait notable qu’Overbeck passe sous silence l’objet de la controverse qui les opposait et ne mentionne aucunement le nom de Taine. Quelques mois plus tard, le 11 novembre, une dernière remontrance parvient aux oreilles de Rohde : « Nota bene : sur Taine, je te prie de revenir à la raison. Le genre de grossièretés que tu écris et penses à son sujet m’agace. [...] Celui qui se méprend sur ce genre d’esprit dur et généreux (- Taine est actuellement l’éducateur de tous les caractères sérieux de France), celui-là, je ne croirais pas facilement qu’il comprenne quelque chose à ma propre tâche ». Pourtant, simultanément à la controverse qui l’oppose à Erwin Rohde, s’amorce - à partir de la Généalogie de la Morale - un revirement alcyonien à l’égard de Taine qui s’inscrit au sein même du récit. 

La dernière lettre de Rohde constitue par son absence la pièce manquante de notre puzzle, la question : Quelle pouvait être sa remarque désobligeante au sujet de Taine ? demeure une énigme. Outre quelques éléments du contexte qui laissent entrevoir la possibilité que la lettre pointerait éventuellement du doigt le portrait de Bonaparte, ou qu’une lecture - peut-être un peu trop serrée - du « coup de poignard » nous incite à penser que la critique : «[Taine a] commis tant de contresens sur de grands hommes et de grandes époques » provenait probablement de la correspondance ; rien ne nous permet de spéculer davantage sur le contenu d’une lettre perdue... Reste à porter une oreille attentive à l’affût des aboiements cyniques suscités par la « remarque désobligeante au sujet de Taine », derrière les arguments d’autorités, par-delà les râles de l’ad hominen et parmi les cris d’agonies de l’ad personam, réside peut-être la réponse à la plus indicible des questions: pourquoi Taine se retrouverait-il mêlée de quelque façon au Véda ? : « Courant le risque de t’indigner encore une fois par mon aveuglement à l’égard de M. Taine qui jadis a composé le Véda... ». Qui aurait la prétention de la réponse ? Qui serait près à exécuter ainsi le grand bond méthodologique, au risque de tomber dans un vide encore plus large que la pièce de puzzle qui nous reste à combler... Avec une précision presque chirurgicale, il s’agit d’extraire la pointe de la critique de Rohde : « A l’entendre, on croirait qu’il a inventé le Véda ». C’est la lettre à Overbeck qui nous a permis de mettre le doigt sur « la muflerie » que Rohde avait commise envers lui ; oui envers lui, car la référence à Taine n'était qu'une cape, une manière interposée de lui adresser sa pique. Seulement, l'absence de la dernière lettre m'oblige à laisser la question ouverte, même si je considère qu'interpréter les dernières paroles comme un échos provenant de la critique de Rohde est la seule réponse permettant de la refermer de manière satisfaisante (à mon sens). (ajout 08/02/2019)

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[1] Ernest Seillière, « Taine et Nietzsche. Lecture d'une étude sur Taine et Nietzsche à l'Académie des sciences morales et politiques », le 6 mars 1909.

[2] Lettre à Rohde du 19 Mai 1887 ; (BVN-1887,849)

[3] Franz Overbeck, Souvenirs sur Friedrich Nietzsche.

 

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