29 mai 2018 2 29 /05 /mai /2018 13:30

Harald Slott-Møller, Georg Brandes à l'université de Copenhague, 1889

 

Ce qui précède visait les Allemands : car partout ailleurs j’ai des lecteurs — rien que des intelligences d’élite, rien que des caractères éprouvés, éduqués par de hautes positions et hautes responsabilités : j’ai même de vrais génies parmi mes lecteurs. À Vienne, à Saint-Pétersbourg, à Stockholm, à Copenhague, à Paris et à New-York — partout on m’a découvert : on ne l’a pas fait dans ce plat pays de l’Europe, l’Allemagne... Et, je dois le reconnaître, je suis encore plus satisfait de mes non-lecteurs, de ceux qui n’ont jamais entendu ni mon nom ni le mot de philosophie ; mais ; où que j’aille, ici à Turin, par exemple, tous les visages s’éclairent et s’adoucissent en me voyant. Ce qui m’a jusqu’à présent le plus flatté, c’est que les vieilles marchandes des quatre saisons n’ont de cesse qu’elles n’aient choisi à mon attention leurs grappes les plus mûres. Voilà comme il faut être philosophe... Ce n’est pas en vain que l’on nomme les Polonais les plus Français des Slaves. Une charmante Russe ne se méprendra pas un instant sur ma véritable appartenance. Je ne parviens pas à être solennel, tout au plus à paraître embarrassé... Penser en allemand, sentir en allemand - je peux tout faire, mais cela, c’est au-dessus de mes forces... Mon vieux maître Ritschl allait jusqu’à affirmer que je composais même mes dissertations philologiques comme un romancier parisien — d’une manière absurdement captivante. À Paris même on est étonné de « toutes mes audaces et finesses » (la formule est de monsieur Taine) (Ecce Homo,  « pourquoi j’écris de si bons livres », 2)

 

Les bons européens. Pour déceler l’identité de ses lecteurs, il suffit de reporter la liste de ses correspondants, en prenant soin de les replacer dans leurs métropoles respectives. Saint-Pétersbourg est le berceau doré de Lou von Salomé. Copenhague compte parmi ses habitants le philosophe Georg Brandes et August Strindberg. A l’heure du récit, le dramaturge s’attèle à la mise en scène de Mademoiselle Julie, que les autorités de Stockholm viennent de censurer. Au sein du cosmopolis parisien, Hippolyte Taine, Paul Bourget, Gabriel Monod, J/e/a/n B/o/u/r/d/e/a/u et Catulle Mendès. A New York, le professeur Karl Knortz, un lecteur du Zarathoustra qui réside aux Etats-Unis depuis 1863. Après ce petit tour d’horizon à tire-d’aile, revenons à présent sur le point de départ de son itinéraire...  

Vienne. Le 15 octobre 1877, jour de son trente-troisième anniversaire, le philologue bâlois reçoit une « déclaration d’allégeance » des membres de la société de lecture des étudiants de Vienne [1] Parmi les signataires, nous retrouvons les noms de Victor Adler, Heinrich Braun et Siegfried Lipiner [2]. A l’initiative d’Adler et de Paneth, les Studenten Wiens s’étaient réuni autour du Schopenhauer éducateur lors de sa parution. Comme nous l’indique la lettre à Paul Rée du 19 novembre 1877, celui qui se voit qualifier de « véritable génie » est un certain Siegfried Lipiner : « J’associerai peut-être cette visite à un voyage à Vienne, il s’y trouve un nid de personnes qui ont le goûts douteux d’apprécier mes écrits (vous savez que j’ai moi-même dépassé ce point de vue), mais il me semble qu’il y a parmi eux des gens capables, l’un d’entre eux est un génie, le même Lipiner que vous m’aviez recommandé en premier ». Même si le voyage est ajourné, notons que le jeune homme avait organisé une collecte de fonds pour favoriser sa venue et couvrir les frais d’une thérapie avec le docteur Breuer : « Il faut obliger Nietzsche, au cours des mois qui viennent, à se concentrer exclusivement sur sa guérison. J’ai donc conçu le plan suivant : il viendra à Vienne ; si nécessaire j’irai le chercher. Nous voyagerons pas d’une seule traite, mais ferons quelques haltes. Il pourra ensuite consulter nos bons médecins viennois et, sous leur surveillance constante, entamer un traitement à la fois rigoureux et régulier. Un éminent spécialiste des nerfs le Dr Breuer, qui se trouve également être mon ami, s’occupera de lui avec le plus grand soin »[3]. Pour l’heure, la référence à l’inventeur de la méthode cathartique me parait amplement suffisante. Eclipsé, par la figure de l’homme sublime, nul besoin d’intégrer Sigmund Freud dans notre approche comparative.

Mais quelle coïncidence ? Conformément à l’indication contenue dans la lettre à August Strindberg du 8 décembre 1888, nous présumons que la composition du Ecce Homo était déjà terminée à l’issue du mois de novembre : « Hier, lorsque votre lettre m'est parvenue - la première de ma vie qui m'est parvenue - je venais de terminer la dernière révision de mon manuscrit le "Ecce homo" », soit quelques semaines avant son effondrement à Turin. Ce détail est important, car l’intervalle de temps serait suffisant pour que le livre échappe de peu au contexte de la crise. Cependant, il est surprenant de retrouver dans la section « pourquoi j’écris de si bons livres » une référence à la dernière lettre de Taine datant du 14 décembre : « A paris même on est étonné de « toutes mes audaces et finesses » l’expression est de M. Taine » ; ainsi qu’un passage de la lettre à Overbeck du 25 décembre : « chaque visage s’épanouit et s’adoucit en me voyant. Ce qui, jusqu’à présent, m’a le plus flatté, c’est que de vieilles marchandes n’ont de repos qu’elles n’aient choisi pour moi, dans leurs paniers, les meilleurs de leurs raisins ». Même constat pour l’autoportrait extrait de la section « Pourquoi je suis une fatalité », puisque ce dernier figure également dans les notes préparatoires de la proclamation contre les prussiens [4]. Ce qui nous autorise à élargir la période de composition de plusieurs semaines, puisque le livre n’était pas encore achevé à la mi-décembre.

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[1] En allemand : Leseverein der deutschen Studenten Wiens.

[2] Paul Laurent Assoun, Nietzsche et Freud, préface : la réception viennoise de Nietzsche.

[3] Irvin Yalom, Nietzsche à pleurer, post face : Lettre de Siegfried Lipiner à Heinrich Köselitz du 22 février 1878.

[4] Fragments posthumes de décembre 1888- début janvier 1889, 25 [6]

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