29 mai 2018 2 29 /05 /mai /2018 13:29

(Hippolyte Taine sur un timbre-poste)

L'inactualité de monsieur Taine. On présente souvent Hippolyte Taine, comme l'un des tout premiers lecteurs du criminel honnête, qui aurait de surcroît contribué à le faire connaître auprès de l'intelligentsia française, en faisant l'éloge du Par-delà Bien et Mal devant Paul Desjardins en 1886, puis en le recommandant auprès du rédacteur Jean Bourdeau en décembre 1888. Nous le retrouvons au premier rang de l'histoire de la réception française, mais également au cœur de l'échange épistolaire avec Erwin Rhode : « En juin, Rohde et Nietzsche se revoient pour la dernière fois. La rencontre est un échec, entériné quelques mois plus tard par une rupture épistolaires, sur le prétexte futile d'une divergence autour du philosophe et historien français Hippolyte Taine, d'affinité antidémocratique, et pour lequel Nietzsche nourrit une fervente admiration »[1]. Alors que le souvenir de monsieur Taine se dissipait peu à peu, l'apparition soudaine des lettres fantômes produit une douloureuse réminiscence, l'As des as fait son retour sur le tapis[2]. Disons que la postérité n'est pas dépourvue d'une certaine ironie, lorsque l'on sait que celui qui était jadis très célèbre a peu à peu sombré dans l'oubli, alors que celui qui était presque totalement inconnu est désormais le plus célèbre. Ironie redoublée par le fait, que la célébrité du disciple a totalement supplantée la notoriété de l'ancien maître, si nous prenons acte des slogans accolés à la pensée de Taine en son temps : « Plus nous nous éloignons de lui, en effet, et plus il nous apparaît dans l'histoire de la pensée du XIXe siècle, comme un briseur de vaines idoles, comme un dénonciateur de chimères, tout autant qu'un pionnier hardi, qu'un constructeur robuste, avec des matériaux résistants »[3]. On serait presque tenté de le présenter comme un nietzschéen français, si ce n'était précisément le contraire à l'époque. Si d'un côté le « Cas Taine » est la microhistoire d'un parricide manqué, notons qu'il pourrait tout aussi bien constituer de l'autre un infanticide réussit...

L'oubli de Taine. Intitulé notre objet d'étude le « Cas Taine » est un geste particulièrement cynique, puisque le philosophe-médecin inaugure la manière de qualifier les patients en psycho-pathologie clinique, de classer froidement les documents humains par ordre alphabétique. A la Salpêtrière en 1854, ce n'est pas encore l'heure des leçons de Jean-Martin Charcot, la clinique est sous la gouverne de l'anatomiste Paul Broca ; au sein de laquelle on pratique la dissection du cerveau, on élabore les principes de la phrénologie, les sombres prémisses de la génétique et des neurosciences actuelles. A l'instar de la plupart des penseurs de l'époque, la pensée d'Hippolyte Taine compte parmi les « irrécupérables », en raison de la présence de conceptions racialistes au fondement de ses idées sociales, l'individu est pour lui le produit du façonnement exercé par le milieu et de l'esprit du temps, les génies nationaux incarnent les tendances de l'esprit du peuple. Au même titre que Sainte-Beuve, Michelet, Renan ou Monod, l'aspect historique de l’œuvre de monsieur Taine appartient au tournant méthodique. On le place parmi les grands récits sur l'Histoire, on lui reproche notamment de mettre en pratique une certaine psychologie appliquée, plus particulièrement sa manière de dépeindre les personnalités historiques, en employant sa conception de la faculté maîtresse. Morcelée en plusieurs aspects par la délimitation des frontières disciplinaires, la philosophie d'Hippolyte Taine se retrouve par la suite déclassée, indûment placée dans le domaine de l'histoire des sciences, plus précisément aux prémices de la psychologie expérimentale. Pour employer les termes de l'histoire des sciences, l'ouvrage Les philosophes classiques en France est le lieu de la scission entre deux paradigmes, d'une part la psychologie spiritualiste du philosophe-métaphysicien, désormais de l'autre celui de la psychologie expérimentale du philosophes-médecin. Son œuvre majeure sur l'Intelligence constituant le lieu de la transition entre une philosophie de l'entendement humain et la psychologie contemporaine : « Si je ne me trompe, on entend aujourd'hui par intelligence ce qu'on entendait autrefois par entendement ou intellect, à savoir la faculté de connaître ; du moins, j'ai pris le mot en ce sens »[4]. Si Hippolyte Taine élabore une critique de la philosophie précédente, en employant « l'outillage mental » de la psychologie expérimentale, notons que le génie abominable accompli un pas de plus, en prolongeant la critique sur l'ensemble de la modernité[5]. Hippolyte Taine n'est pas du tout un touche-à-tout, mais un esprit encyclopédique, qui a le mérite d'avoir apporté sa propre contribution scientifique, dans chacun des domaines arpentés. Taine est l'homme de la scission entre les paradigmes, mais aussi celui de la conciliation entre trois courants de pensées, en présence dans l’Europe des sociétés savantes de la seconde moitié du XIXe siècle : la psychologie de l'esprit des peuples constitue la branche allemande, l'école associationniste la branche anglaise et la psycho-pathologie la branche française. C'est l'entrelacement des trois branches, ou la confluence des trois courants de pensée, qui contribue à l'émergence d'une nouvelle discipline scientifique : la psychologie. Hippolyte Taine entreprend une vaste synthèse culturelle dans le second volume de son œuvre majeure, qui comporte un aperçu des pratiques psychologiques de son temps, depuis l'année 1854 au cours de laquelle son professeur Étienne Vacherot lui recommande vivement l'étude de « la science nouvelle », jusqu'en 1870 année de la publication du De l'intelligence. La méthode scientifique que Taine présente dans la dernière partie des philosophes classiques, ainsi que la synthèse culturelle au sein du second volume de l'Intelligence, comportent un socle épistémologique, que nous qualifions de paradigme enfoui, le positivisme de monsieur Taine.

La paradigme enfoui. En vue d'obtenir un aperçu du contexte culturel en présence dans l'Europe des sociétés savantes de la seconde moitié du XIXe siècle, afin de faire émerger le paradigme enfoui de la psychologie expérimental de l'époque, nous relevons les notes de bas de pages inscrites dans les marges du De l'intelligence, que nous reportons par la suite sur les références présentes dans le catalogue de la bibliothèque de l'écrivain à Weimar ; ce qui nous permet de relever les lectures communes entre les auteurs, tout en resserrant le champ de notre investigation sur le domaine de la psychologie expérimentale. Le titanique Taine semble incontournable, de même que le gigantesque Iceberg qui émerge lentement devant nous, en raison de la vaste synthèse culturelle entreprise dans le second volume du De l'intelligence, mais également par le fait que monsieur Taine a introduit auprès du public français les penseurs de la branche associationniste précédemment cités, tel que John Stuart Mill, Herbert Spencer, Alexander Bain, Francis Galton. A force de familiariser avec des auteurs souvent dépourvus de familiarité, nous parvenons à distinguer très nettement le positivisme français, qui suscitait jadis tant d'admiration de la part du génie abominable. Empressons-nous d'indiquer, qu'il ne s'agit pas du positivisme d'Auguste Comte, qui rejette totalement la pratique de l'introspection de l'analyse psychologique, le créateur d'une religion de l'avenir fait ici figure de philistin de l'esprit. Mais le style d'écriture qui plaît tant à sa main, l'élitisme intellectuel qui lui donne des hauts-le-cœur, la manière de porter en dérision les personnalités les plus sérieuses, nous retrouvons tout cela dans l'ouvrage sur Les philosophes classiques en France. Hippolyte Taine a la qualité et tout à la fois le défaut, d'avoir fondé sa propre méthode et élaborer son propre système, en synthétisant les avancées scientifiques de son temps. Le philosophe-médecin applique des méthodes qui proviennent des sciences naturelles, sa pensée s'alimente des avancées scientifiques, dans les domaines de la physiologie, de la physionomie. C'est pourquoi le lecteur doit rester particulièrement attentif, aux nombreux glissements qui s'opèrent entre les pratiques scientifiques. Pour l'heure, il ne s'agit pas de tracer à grands traits le profil intellectuel de notre auteur, mais de vous présenter le souvenir que nous avons de monsieur Taine.

Antoine Michon. 27/10/2019

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[1]Dorian Astor, Nietzsche, Paris, Gallimard, 2011, pourquoi je suis un destin, p 315.

[2]Sobriquet de monsieur Taine à l'école normale.

[3]René Gibaudan, Les idées sociales de Taine, Paris, Argo, 1928, ouverture.

[4]Hippolyte Taine, De l'intelligence, préface, ouverture.

[5]Par-delà Bien et Mal, § 16.

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