18 décembre 2018 2 18 /12 /décembre /2018 11:09

(Gustave Moreau, le retour des Argonautes)

La métaphore aéro/nautique

LA GRANDE SANTÉ. — Nous autres hommes nouveaux, innommés, difficiles à comprendre, précurseurs d’un avenir encore non démontré — nous avons besoin, pour une fin nouvelle, d’un moyen nouveau, je veux dire d’une nouvelle santé, d’une santé plus vigoureuse, plus aiguë, plus endurante, plus intrépide et plus joyeuse que ne furent jusqu’à présent toutes les santés. Celui dont l’âme est avide de faire le tour de toutes les valeurs qui ont eu cours et de tous les désirs qui ont été satisfaits jusqu’à présent, de visiter toutes les côtes de cette « méditerranée » idéale, celui qui veut connaître, par les aventures de sa propre expérience, quels sont les sentiments d’un conquérant et d’un explorateur de l’idéal, et, de même, quels sont les sentiments d’un artiste, d’un saint, d’un législateur, d’un sage, d’un savant, d’un homme pieux, d’un devin, d’un divin solitaire d’autrefois : celui-là aura avant tout besoin d’une chose, de la grande santé — d’une santé que non seulement on possède mais qu’il faut aussi conquérir sans cesse, puisque sans cesse il faut la sacrifier !… Et maintenant, après avoir été ainsi longtemps en chemin, nous, les Argonautes de l’Idéal, plus courageux peut-être que ne l’exigerait la prudence, souvent naufragés et endoloris, mais mieux portants que l’on ne voudrait nous le permettre, dangereusement bien portants, bien portants toujours à nouveau, — il nous semble avoir devant nous, comme récompense, un pays inconnu, dont personne encore n’a vu les frontières, un au-delà de tous les pays, de tous les recoins de l’idéal connus jusqu’à ce jour, un monde si riche en choses belles, étranges, douteuses, terribles et divines, que notre curiosité, autant que notre soif de posséder sont sorties de leurs gonds, — hélas ! que maintenant rien n’arrive plus à nous rassasier ! Comment pourrions-nous, après de pareils aperçus et avec une telle faim dans la conscience, une telle avidité de science, nous satisfaire encore des hommes actuels ? C’est assez grave, mais c’est inévitable, nous ne regardons plus leurs buts et leurs espoirs les plus dignes qu’avec un sérieux mal tenu, et peut-être ne les regardons-nous même plus. Un autre idéal court devant nous, un idéal singulier, tentateur, plein de dangers, un idéal que nous ne voudrions recommander à personne, parce qu’à personne nous ne reconnaissons facilement le droit à cet idéal : c’est l’idéal d’un esprit qui se joue naïvement, c’est-à-dire sans intention, et parce que sa plénitude et sa puissance débordent, de tout ce qui jusqu’à présent s’est appelé sacré, bon, intangible, divin ; pour qui les choses les plus hautes qui servent, avec raison, de mesure au peuple, signifieraient déjà quelque chose qui ressemble au danger, à la décomposition, à l’abaissement ou bien du moins à la convalescence, à l’aveuglement, à l’oubli momentané de soi ; c’est l’idéal d’un bien-être et d’une bienveillance humains-surhumains, un idéal qui apparaîtra souvent inhumain, par exemple lorsqu’il se place à côté de tout ce qui jusqu’à présent a été sérieux, terrestre, à côté de toute espèce de solennité dans l’attitude, la parole, l’intonation, le regard, la morale et la tâche, comme leur vivante parodie involontaire — et avec lequel, malgré tout cela, le grand sérieux commence peut-être seulement, le véritable problème est peut-être seulement posé, la destinée de l’âme se retourne, l’aiguille marche, la tragédie commence… (Gai Savoir, fin du livre V, § 382)

DANS LA SOCIÉTÉ DES PENSEURS. — Au milieu de l’océan du devenir nous nous réveillons sur un îlot qui n’est pas plus grand qu’une nacelle, nous autres aventuriers et oiseaux voyageurs, et là nous regardons un moment autour de nous : avec autant de hâte et de curiosité que possible, car un vent peut nous chasser à tout instant, ou une vague nous balayer de l’îlot, en sorte qu’il ne demeurerait plusrien de nous ! Mais ici, sur ce petit espace, nous rencontrons d’autres oiseaux voyageurs et nous entendons parler d’oiseaux plus anciens encore, — et ainsi nous avons une minute délicieuse de connaissance et de divination, gazouillant ensemble en battant joyeusement des ailes, tandis que notre esprit vagabonde sur l’océan, non moins fier que l’océan lui-même ! (Aurore, § 314)

DEUX AMIS. — Ils étaient amis, mais ils ont cessé de l’être, et ils ont en même temps dégagé leur amitié des deux côtés, l’un parce qu’il se croyait trop méconnu, l’autre parce qu’il se croyait trop reconnu — et en cela ils se sont trompés tous deux ! — car chacun ne se connaissait pas assez lui-même.(Aurore, § 287)

AMITIÉ D’ÉTOILES. — Nous étions amis et nous sommes devenus l’un pour l’autre des étrangers. Mais cela est bien ainsi et nous ne voulons ni nous en taire ni nous en cacher, comme si nous devions en avoir honte. Nous sommes deux vaisseaux dont chacun a son but et sa route tracée ; nous pouvons nous croiser, peut-être, et célébrer une fête ensemble, comme nous l’avons déjà fait, — et ces braves vaisseaux étaient si tranquilles dans le même port, sous un même soleil, de sorte que déjà on pouvait les croire à leur but, croire qu’ils n’avaient eu qu’un seul but commun. Mais alors la force toute puissante de notre tâche nous a séparés, poussés dans des mers différentes, sous d’autres rayons de soleil, et peut-être ne nous reverrons-nous plus jamais, — peut-être aussi nous reverrons-nous, mais ne nous reconnaîtrons-nous point : la séparation des mers et des soleils nous a transformés ! Qu’il fallût que nous devenions étrangers, voici la loi au-dessus de nous et c’est par quoi nous nous devons du respect, par quoi sera sanctifié davantage encore le souvenir de notre amitié de jadis ! Il existe probablement une énorme courbe invisible, une route stellaire, où nos voies et nos buts différents se trouvent inscrits comme de petites étapes, — élevons-nous à cette pensée ! Mais notre vie est trop courte et notre vue trop faible pour que nous puissions être plus que des amis dans le sens de cette altière possibilité ! — Et ainsi nous voulons croire à notre amitié d’étoiles, même s’il faut que nous soyons ennemis sur la terre.(Gai Savoir, § 279)

DANS L’HORIZON DE L’INFINI. — Nous avons quitté la terre et sommes montés à bord ! Nous avons brisé le pont qui était derrière nous, — mieux encore, nous avons brisé la terre qui était derrière nous ! Eh bien ! petit navire, prends garde ! À tes côtés il y a l’océan : il est vrai qu’il ne mugit pas toujours, et parfois sa nappe s’étend comme de la soie et de l’or, une rêverie de bonté. Mais il viendra des heures où tu reconnaîtras qu’il est infini et qu’il n’y a rien de plus terrible que l’infini. Hélas ! pauvre oiseau, toi qui t’es senti libre, tu te heurtes maintenant aux barreaux de cette cage ! Malheur à toi, si tu es saisi du mal du pays de la terre, comme s’il y avait eu là plus de liberté, — et maintenant il n’y a plus de « terre » ! (Gai Savoir, § 124)

NOUS AUTRES AÉRONAUTES DE L’ESPRIT. — Tous ces oiseaux hardis qui s’envolent vers des espaces lointains, toujours plus lointains, — il viendra certainement un moment où ils ne pourront aller plus loin, où ils se percheront sur un mât ou sur quelque aride récif — bien heureux encore de trouver ce misérable asile ! Mais qui aurait le droit de conclure qu’il n’y a plus devant eux une voie libre et sans fin et qu’ils ont volé si loin qu’on peut voler ? Pourtant, tous nos grands initiateurs et tous nos précurseurs ont fini par s’arrêter, et quand la fatigue s’arrête elle ne prend pas les attitudes les plus nobles et les plus gracieuses : il en sera ainsi de toi et de moi ! Mais qu’importe de toi et de moi ! D’autres oiseaux voleront plus loin ! Cette pensée, cette foi qui nous anime, prend son essor, elle rivalise avec eux, elle vole toujours plus loin, plus haut, elle s’élance tout droit dans l’air, au-dessus de notre tête et de l’impuissance de notre tête, et du haut du ciel elle voit dans les lointains de l’espace, elle voit des troupes d’oiseaux bien plus puissants que nous qui s’élanceront dans la direction où nous nous élancions, où tout n’est encore que mer, mer, et encore mer ! — Où voulons-nous donc aller ? Voulons-nous franchir la mer ? Où nous entraîne cette passion puissante, qui prime pour nous toute autre passion ? Pourquoi ce vol éperdu dans cette direction, vers le point où jusqu’à présent tous les soleils déclinèrent et s’éteignirent ? Dira-t-on peut- être un jour de nous que, nous aussi, gouvernant toujours vers l’ouest, nous espérions atteindre une Inde inconnue, — mais que c’était notre destinée d’échouer devant l’infini ? Ou bien, mes frères, ou bien ? (Aurore, § 575)

À vous, chercheurs hardis et aventureux [les impavides tenteurs et tentateurs], qui que vous soyez, vous qui vous êtes embarqués avec des voiles pleines d’astuce [rusées], sur des mers épouvantables, à vous qui êtes ivres d’énigmes, heureux du demi-jour [allègres crépusculaires], vous dont l’âme se laisse attirer par le son des flûtes [enjôleuse] dans tous les remous trompeurs [gouffres trompeurs] : - car vous ne voulez pas tâtonner d’une main peureuse [lâche ou tremblante] le long du fil conducteur ; et partout où vous pouvez deviner, vous détestez conclure [déduire par raison] – c’est à vous seuls que je raconte l’énigme que j’ai vue, - la vision du plus solitaire. (Ainsi parlait Zarathoustra, livre III, « La vision et l’énigme »)

CHERCHEUR ET TENTATEUR. — Il n’existe pas de méthode scientifique en dehors de laquelle il n’y a point de savoir ! [Aucune méthode scientifique n'est la seule à pouvoir donner accès à la connaissance]. Il faut que nous procédions vis-à-vis des choses comme à l’essai, que nous soyons tantôt bons, tantôt méchants à leur égard, agissant tour à tour avec justice, passion et froideur. Un tel s’entretient avec les choses en policier, tel autre en confesseur, un troisième en voyageur et en curieux. On parviendra à leur arracher une parcelle d’elles-mêmes soit avec la sympathie, soit avec la violence ; l’un est poussé en avant, poussé à voir clair, par la vénération que lui inspirent leurs secrets, l’autre au contraire par l’indiscrétion et la malice dans l’interprétation des mystères. Nous autres chercheurs, comme tous les conquérants, tous les explorateurs, tous les navigateurs, tous les aventuriers, nous sommes d’une moralité audacieuse et il nous faut trouver bon que l’on nous fasse passer, somme toute, pour méchants. (Aurore ; § 432)

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