2 mai 2018 3 02 /05 /mai /2018 14:48

(Antoine Steenwinkel, Vanité du peintre, XVIIe)

Quelle que soit la reconnaissance qu’on doive témoigner à l’esprit objectif — et qui donc ne serait pas un jour ennuyé à mourir de la subjectivité et de sa maudite ipsissimosité ? — il faut pourtant se tenir en garde contre cette reconnaissance et ses excès, car elle fait glorifier aujourd’hui l’abnégation et l’impersonnalité, comme si ces qualités représentaient le but par excellence, quelque chose comme le salut et la transfiguration. C’est ce qui arrive au sein de l’école pessimiste qui a de bonnes raisons pour rendre les honneurs suprêmes à la « connaissance désintéressée ». L’homme objectif qui ne maudit ni n’injurie plus, comme le fait le pessimiste, le savant idéal qui représente l’instinct scientifique parvenu à sa pleine floraison, après des milliers de demi-désastres et de désastres complets, est certes un instrument précieux entre tous, mais il faut qu’il soit dans la main d’un plus puissant que lui. Ce n’est qu’un instrument, disons un miroir, il n’est pas quelque chose par lui-même. L’homme objectif est en effet un miroir ; habitué à s’assujettir à tout ce qu’il faut connaître, sans autre désir que celui que donne la connaissance, le « reflet » — il attend qu’il se passe quelque chose, alors il s’étend doucement, afin que les plus légers indices et le frôlement des êtres surnaturels ne se perdent pas en glissant à la surface de sa peau. Ce qui reste encore de « personnel » en lui lui paraît fortuit, souvent arbitraire, plus souvent gênant, tant il s’est transformé lui-même, en véhicule, en reflet de formes et d’événements étrangers. Il se rappelle à lui-même avec effort, fréquemment d’une façon fausse ; il se prend facilement pour un autre, il se méprend sur ses propres besoins, et c’est alors seulement qu’il est négligent et sans délicatesse. Peut-être est-il tourmenté par sa santé ou bien par la mesquinerie et l’atmosphère d’étroitesse qui règnent chez sa femme et ses amis, ou par le manque de compagnons et de société. Il se contraint même à réfléchir sur sa propre souffrance, mais c’est en vain ! Déjà sa pensée erre au loin, portée vers les idées générales et demain il saura, tout aussi mal qu’il le savait hier, comment il faut s’en tirer. Il a désappris de se prendre au sérieux, il n’a plus de temps pour lui-même : il est joyeux, non pas à cause de l’absence de misère, mais faute de pouvoir toucher et manier sa misère. Sa complaisance habituelle envers toute chose, tout événement, l’hospitalité sereine et impartiale qu’il met à accueillir tout ce qui l’attaque, sa bienveillante indifférence, sa dangereuse insouciance du oui et du non, hélas ! toutes ces vertus, il a souvent à s’en repentir et, comme homme surtout, il devient trop aisément le caput mortuum de ces vertus. Réclame-t-on de lui de l’amour et de la haine — j’entends de l’amour et de la haine comme les comprennent Dieu, la femme et la bête, — il fera ce qui est dans son pouvoir et donnera ce qu’il peut. Mais on ne s’étonnera pas si ce n’est pas grand’chose, — s’il se montre justement ici faux, fragile, mou et incertain. Son amour est voulu, sa haine est artificielle, un pur tour de force, une petite ostentation, une légère exagération. Il n’est naturel que quand il peut être objectif : il ne reste « nature » et « naturel » que dans son totalisme serein. Son âme transparente qui se polit sans cesse ne peut plus affirmer, ne peut plus nier ; il ne commande pas ; il ne détruit pas non plus. Je ne méprise presque rien, dit-il avec Leibniz ! Qu’on remarque toute l’importance de ce presque. Il n’est pas non plus un modèle d’homme ; il ne précède ni ne suit personne ; il se tient, en général, trop loin pour avoir des raisons de prendre un parti entre le bien et le mal. Si on l’a si longtemps confondu avec le philosophe, avec l’homme violent et le créateur césarien de la culture, on lui a fait trop d’honneur et on n’a pas reconnu le fond de sa nature : c’est un instrument, une sorte d’esclave, à la vérité un esclave sublime en son genre, par lui-même il n’est rien — presque rien. L’homme objectif est un instrument, un instrument précieux pour mesurer, qui se dérange et se brise facilement, un miroir admirable qu’on doit garder avec soin et honorer, mais il n’est pas un but ; il n’est ni une fin ni un commencement ; il n’est pas un homme complémentaire en qui le reste de l’existence se justifie, il n’est pas une conclusion — et moins encore un début, une création, une cause première ; rien n’existe en lui qui soit âpre, puissant, basé sur lui-même, rien qui veuille être maître. C’est plutôt un vase délicatement ouvré, aux contours subtils et mouvants qui doit attendre la venue d’un contenu quelconque pour se former d’après ce contenu. C’est d’ordinaire un homme sans teneur, un homme « sans essence propre ». Conséquemment une non-valeur pour la femme. Ceci entre parenthèses. (Par delà Bien et Mal, § 207)

Comparé à un génie, c’est-à-dire à un être qui engendre ou enfante, les deux termes pris dans leur sens le plus étendu, le savant, l’homme de science de la moyenne, a toujours quelque chose de la vieille fille, car, comme elle, il n’entend rien à ces deux fonctions les plus importantes de l’homme : engendrer et enfanter. Et vraiment on leur accorde à tous deux, savant et vieille fille, la respectabilité en guise de dédommagement — on souligne, en ces cas, la respectabilité — et, forcé à cette concession, on y mêle une égale dose d’ennui. Examinons les choses de plus près. Qu’est-ce que l’homme de science ? D’abord une sorte d’homme sans noblesse, avec les vertus d’un être sans noblesse, c’est-à-dire d’un être qui n’appartient pas à l’espèce qui domine et possède l’autorité, un être dépourvu aussi de contentement de soi. Il est plein d’application et possède une grande patience à se tenir dans les rangs, de l’unité et de la mesure dans ses capacités et ses aspirations ; il a l’instinct de ce qu’est son semblable et des besoins de son semblable, par exemple ce besoin d’un petit terrain d’indépendance et de verte prairie, sans lequel il ne saurait y avoir d’indépendance dans le travail, il détient cette prétention aux honneurs et à la considération (qui avant tout suppose que l’on reconnaît ses mérites et qu’il est capable de les faire reconnaître), cette auréole de bon renom, cette constante ratification de sa valeur et de son utilité, au moyen desquels la méfiance intime, qui gît au fond du coeur de tous les hommes dépendants et des animaux sociables, doit sans cesse être vaincue à nouveau. Le savant, comme de raison, est aussi affligé des maladies et des défauts d’une race sans noblesse. Riche de mesquineries, il possède un oeil de lynx pour les côtés faibles de ces natures d’élite à la hauteur desquelles il ne peut atteindre. Il est confiant, mais seulement comme quelqu’un qui se laisse aller, et non pas entraîner, il sera d’autant plus froid et renfermé pour les hommes de grand entraînement ; alors son oeil se présentera comme la surface calme et maussade d’un lac, où n’apparaît plus la moindre vague d’enthousiasme ou de sympathie. Si le savant est capable de choses mauvaises et dangereuses, cela tient à l’instinct de médiocrité inhérent à son espèce, à ce jésuitisme de la médiocrité qui travaille instinctivement à la destruction de l’homme supérieur et cherche à briser, ou mieux encore à détendre tous les arcs qui sont tendus. Car détendre, détendre avec déférence, d’une main délicate bien entendu, d’une main compatissante et confiante, c’est l’art propre du jésuitisme qui s’est toujours entendu à se faire passer pour la religion de la pitié. (Par-delà Bien et Mal, § 206)

PRÉLUDE DE LA SCIENCE. — Croyez-vous donc que les sciences se seraient formées et seraient devenues grandes si les magiciens, les alchimistes, les astrologues et les sorciers ne les avaient pas précédées, eux qui durent créer tout d’abord, par leurs promesses et leurs engagements trompeurs, la soif, la faim et le goût des puissances cachées et défendues ? Si l’on n’avait pas dû promettre infiniment plus qu’on ne pourra jamais tenir pour que quelque chose puisse s’accomplir dans le domaine de la connaissance ? — Peut-être que de la même façon dont nous apparaissent ici les préludes et les premiers exercices de la science qui n’ont jamais été exécutés et considérés comme tels, nous apparaîtront, en un temps lointain, toutes espèces de religions, c’est-à-dire comme des exercices et des préludes : peut-être pourraient-elles être le moyen singulier qui permettra à quelques hommes de goûter toute la suffisance d’un dieu et toute la force de son salut personnel. Et l’on pourrait se demander si vraiment, sans cette école et cette préparation religieuse, l’homme aurait appris à avoir faim et soif de son propre moi, à se rassasier et à se fortifier de lui-même. Fallut-il que Prométhée crût d’abord avoir volé la lumière et qu’il en pâtît — pour qu’il découvrît enfin qu’il avait l u i créé la lumière, en désirant la lumière, et que non seulement l’homme, mais encore le dieu, avait été l’oeuvre de ses mains, de l’argile dans ses mains ? Ne sont-ce là que des images de l’imagier ? — Tout comme la folie, le vol, le Caucase, l’aigle et toute la tragique prométheia de tous ceux qui cherchent la connaissance ? (Gai Savoir, § 300)

HÉRÉSIE ET SORCELLERIE. — Penser autrement que ce n’est l’usage — c’est beaucoup moins l’effet d’une meilleure intelligence que l’effet de penchants forts et méchants, de penchants séparateurs, isolants, hautains, moqueurs, perfides. L’hérésie est la contre-partie de la sorcellerie, elle est tout aussi peu quelque chose d’innocent ou même de vénérable en soi. Les hérétiques et les sorciers sont deux catégories d’hommes méchants : ils ont ceci en commun que, non seulement ils sont méchants, mais qu’ils se sentent aussi méchants. Leur désir insurmontable c’est de causer un dommage à ce qui règne (hommes ou opinions). La Réforme, une espèce de redoublement de l’esprit du Moyen âge, à une époque où le Moyen âge n’avait plus pour lui la bonne conscience, les produisit tous deux en abondance. (Gai Savoir, § 35)

Après un début aussi gai, je voudrais qu’une parole sérieuse fût écoutée : elle s’adresse aux hommes les plus sérieux. Soyez prudents, philosophes et amis de la connaissance, et gardez- vous du martyre ! Gardez-vous de la souffrance « à cause de la vérité » ! Gardez-vous de la défense personnelle ! Votre conscience y perd toute son innocence et toute sa neutralité subtile, vous vous entêtez devant les objections et les étoffes rouges. Vous aboutissez à la stupidité du taureau. Quel abêtissement, lorsque, dans la lutte avec les dangers, la diffamation, la suspicion, l’expulsion et les conséquences, plus grossières encore, de l’inimitié, il vous faudra finir par jouer le rôle ingrat de défenseurs de la vérité sur la terre. Comme si la « vérité » était une personne si candide et si maladroite qu’elle eût besoin de défenseurs ! Et que ce soit justement de vous, messieurs les chevaliers à la triste figure, vous qui vous tenez dans les recoins, embusqués dans les toiles d’araignées de l’esprit ! En fin de compte, vous savez fort bien qu’il doit être indifférent si c’est vous qui gardez raison et, de même que jusqu’à présent aucun philosophe n’a eu le dernier mot, vous n’ignorez pas que chaque petit point d’interrogation que vous ajouteriez derrière vos mots préférés et vos doctrines favorites (et à l’occasion derrière vous-mêmes) pourrait renfermer une véracité plus digne de louanges que toutes vos attitudes solennelles et tous les avantages que vous présentez à vos accusateurs et à vos juges ! Mettez-vous plutôt à l’écart ! Fuyez dans la solitude ! Ayez votre masque et votre finesse, pour que l’on ne vous reconnaisse pas ! ou pour que, du moins, on vous craigne un peu ! Et n’oubliez pas le jardin, le jardin aux grilles dorées ! Ayez autour de vous des hommes qui soient semblables à un jardin, ou qui soient comme de la musique sur l’eau lorsque vient le soir, alors que le jour n’est déjà plus qu’un souvenir. Choisissez la bonne solitude, la solitude libre, légère et impétueuse, celle qui vous donne le droit à vous-même de rester bons, dans quelque sens que ce soit ! Combien toute longue guerre qui ne peut pas être menée ouvertement rend perfide, rusé et mauvais ! Combien toute longue crainte rend personnel, et aussi toute longue attention accordée à l’ennemi, à l’ennemi possible ! Tous ces parias de la société, longtemps pourchassés et durement persécutés — tous ces ermites par nécessité, qu’ils s’appellent Spinoza ou Giordano Bruno — finissent tous par devenir, ne fût-ce que dans une mascarade intellectuelle, et peut-être à leur insu, des empoisonneurs raffinés et avides de vengeance. (Qu’on aille donc une fois au fond de l’éthique et de la théologie de Spinoza !) Pour ne point parler du tout de la sottise dans l’indignation morale qui est, chez un philosophe, le signe infaillible que l’humour philosophique l’a quitté. Le martyre du philosophe, son « sacrifice pour la vérité », fait venir au jour ce qu’il tient de l’agitateur, du comédien, caché au fond de lui-même. Et, en admettant que l’on ne l’ait considéré jusqu’à présent qu’avec une curiosité artistique, pour plus d’un philosophe, on comprendra, il est vrai, le désir dangereux de le voir une fois, de le contempler une fois sous un aspect dégénéré (je veux dire dégénéré jusqu’au « martyr », jusqu’au braillard de la scène et de la tribune). En face d’un pareil désir, il faut cependant bien se rendre compte du spectacle qui nous est offert : c’est une satire seulement, une farce présentée en épilogue, la démonstration continuelle que la longue tragédie véritable est terminée ; en admettant que toute philosophie fût à son origine une longue tragédie. — (Par-delà Bien et Mal, § 25)

[Figuration de l'homme objectif dans le Ainsi parlait Zarathoustra]

C'est à cause de la sangsue que j'étais couché là, au bord du marécage, semblable à un pêcheur, et déjà mon bras étendu avait été mordu dix fois, lorsqu'une bête plus belle se mit à mordre mon sang, Zarathoustra lui−même !

O bonheur! O miracle! Béni soit ce jour qui m'a attiré dans ce marécage! Bénie soit la meilleure ventouse, la plus vivante d'entre celles qui vivent aujourd'hui, bénie soit la grande sangsue des consciences, Zarathoustra!”

Ainsi parlait celui que Zarathoustra avait heurté; et Zarathoustra se réjouit de ses paroles et de leur allure fine et respectueuse. “Qui es−tu? Demanda−t−il en lui tendant la main, entre nous il reste beaucoup de choses à éclaircir et à rasséréner: mais il me semble déjà que le jour se lève clair et pur.” “Je suis le consciencieux de l'esprit, répondit celui qui était interrogé, et, dans les choses de l'esprit, il est difficile que quelqu'un s'y prenne d'une façon plus sévère, plus étroite et plus dure que moi, excepté celui de qui je l'ai appris, Zarathoustra lui−même.

Plutôt ne rien savoir que de savoir beaucoup de choses à moitié! Plutôt être un fou pour son propre compte qu'un sage dans l'opinion des autres! Moi—je vais au fond:—qu'importe qu'il soit petit ou grand? Qu'il s'appelle marécage ou bien ciel? Un morceau de terre large comme la main me suffit: pourvu que ce soit vraiment de la terre solide!

− Un morceau de terre large comme la main: on peut s'y tenir debout. Dans la vraie science consciencieuse il n'y a rien de grand et rien de petit.”

“Alors tu es peut−être celui qui cherche à connaître le sangsue? demanda Zarathoustra; tu poursuis la sangsue jusqu'à ses causes les plus profondes, toi qui es consciencieux?”

“O Zarathoustra, répondit celui que Zarathoustra avait heurté, ce serait une monstruosité, comment oserais−je m'aviser d'une pareille chose !

Mais ce dont je suis maître et connaisseur, c'est du cerveau de la sangsue:—c'est là mon univers à moi!

Et cela est aussi un univers! Mais pardonne qu'ici mon orgueil se manifeste, car sur ce domaine je n'ai pas mon pareil. C'est pourquoi j'ai dit: “C'est ici mon domaine”.

Combien il y a de temps que je poursuis cette chose unique, le cerveau de la sangsue, afin que la vérité subtile ne m'échappe plus! C'est ici mon royaume.

− C'est pourquoi j'ai été tout le reste, c'est pourquoi tout le reste m'est devenu indifférent; et tout près de ma science s'étend ma noire ignorance.

Ma conscience de l'esprit exige de moi que je sache une chose et que j'ignore tout le reste: je suis dégoûté de toutes les demi−mesures de l'esprit, de tous ceux qui ont l'esprit nuageux, flottant et exalté.

Où cesse ma probité commence mon aveuglement, et je veux être aveugle. Où je veux savoir cependant, je veux aussi être probe, c'est−à−dire dur, sévère, étroit, cruel, implacable.

Que tu aies dit un jour, ô Zarathoustra: “L'esprit, c'est la vie qui incise elle−même la vie,” c'est ce qui m'a conduit et éconduit à ta doctrine. Et, en vérité, avec mon propre sang, j'ai augmenté ma propre science.”

− “Comme le prouve l'évidence,” interrompit Zarathoustra; et le sang continuait à couler du bras nu du consciencieux. Car dix sangsues s'y étaient accrochées.

“O singulier personnage, combien d'enseignements contient cette évidence, c'est−à−dire toi−même! Et je n'oserais peut−être pas verser tous les enseignements dans tes oreilles sévères.
 

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  • : La Caverne de Zarathoustra
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