8 mai 2018 2 08 /05 /mai /2018 13:28

(Nicolas Poussin - Et in Arcadia ego, 1638)

L’optimiste Épicure ne fut-il pas précisément — une maladie ? (Naissance de la tragédie, § 4)

Le réveil des sciences a point pour point rejoint la philosophie d’Épicure, mais point pour point réfuté le christianisme. (Humain trop humain, § 68)

Remède et poison. — On ne pourra jamais assez approfondir cette idée : le christianisme est la religion propre à l’antiquité vieillie ; il a besoin, comme conditions premières, de vieilles civilisations dégénérées, sur quoi il agit et sut agir comme un baume. Aux époques où les yeux et les oreilles sont « pleins de limon », au point qu’ils ne perçoivent plus la voix de la raison et de la philosophie, n’entendent plus la sagesse vivante et personnifiée, soit qu’elle porte le nom d’Épictèle ou celui d’Épicure : la croix dressée des martyrs et « la trompette du jugement dernier » suffiront peut-être à produire de l’effet pour décider de pareils peuples à une fin convenable. [...] (Opinion et sentence Mélée, § 224)

L’imperfection terrestre et sa cause principale. — Quand on regarde autour de soi, on tombe sans cesse sur des hommes qui ont toute leur vie mangé des oeufs sans remarquer que les plus allongéssont les plus friands, qui ne savent pas qu’un orage est profitable au ventre, que les parfums sont le plus odorants dans un air froid et clair, que notre sens du goût n’est pas le même dans toutes les parties de la bouche, que tout repas où l’on dit ou écoute de bonnes choses porte préjudice à l’estomac. On aura beau ne pas être satisfait de ces exemples du manque d’esprit d’observation : on n’en devra que plus avouer que les choses les plus prochaines sont, pour la plupart des gens, mal vues, et très rarement étudiées. Et cela est-il indifférent ? — Que l’on considère enfin que de ce manque dérivent presque tous les vices corporels et moraux des individus : ne pas savoir ce qui nous est nuisible dans l’arrangement de l’existence, 1a division de la journée, le temps et le choix des relations, dans les affaires et le loisir, le commandement et l’obéissance, les sensations de la nature et de l’art, le manger, le dormir et le réfléchir ; être ignorant dans les choses les plus mesquines et les plus journalières — c’est ce qui fait de la terre pour tant de gens un « champ de perdition ». Qu’on ne dise pas qu’il s’agit ici comme partout du manque de raison chez les hommes : au contraire — il y a de la raison assez et plus qu’assez, mais elle est menée dans une direction fausse et artificiellement détournée de ces choses mesquines et prochaines. Les prêtres, les professeurs, et la sublime ambition des idéalistes de toute espèce, de la grossière et de la fine, persuadent à l’enfant déjà qu’il s’agit de toute autre chose : du salut de l’âme, du service de l’État, du progrès de la science, ou bien de considération et de propriété, comme du moyen de rendre des services à l’humanité au lieu que les besoins de l’individu, ses nécessités grandes et petites, dans les vingt-quatre heures du jour, sont, dit-on, quelque chose de méprisable ou d’indifférent. — Socrate déjà se mettait de toutes ses forces en garde contre cette orgueilleuse négligence de l’humain au profit de l’homme, et aimait, par une citation d’Homère, à rappeler les limites et l’objet véritable de tout soin et de toute réflexion : « C’est, disait-il, et c’est seulement ce qui chez moi m’arrive en bien et en mal ». ( Le voyageur et son ombre, § 6)

Deux modes de consolation. — Épicure, l’homme qui calma les âmes de l’antiquité finissante, eut cette vue admirable, si rare à rencontrer aujourd’hui encore, que, pour le repos de la conscience, la solution des problèmes théoriques derniers extrêmes n’est pas du tout nécessaire. Il lui suffisait ainsi de dire aux gens que tourmentait l’ « inquiétude du divin » : « S’il y a des dieux, ils ne s’occupent pas de nous » — au lieu de disputer sans fruit et de loin sur ce problème dernier, de savoir si en somme il y a des dieux. Cette position est de beaucoup plus favorable et plus forte : on cède de quelques pas à l’autre et ainsi on le rend plus disposé à écouter et à réfléchir. Mais dès qu’il se met en devoir de démontrer le contraire — à savoir que les dieux s’occupent de nous — dans quels labyrinthes et dans quelles broussailles le malheureux doit s’égarer, de son propre fait, et non par la ruse de l’interlocuteur, qui doit seulement avoir assez d’humanité et de délicatesse, pour cacher la pitié que lui donne ce spectacle. A la fin, l’autre arrive au dégoût, l’argument le plus fort contre toute proposition, au dégoût de son opinion propre ; il se refroidit et s’en va avec la même disposition que le pur athée : « Que m’importent les dieux ! le diable les emporte ! » — En d’autres cas, particulièrement quand une hypothèse demi-physique, demi-morale avait assombri la conscience, il ne réfutait point cette hypothèse [chute 211//Une réfutation ne réfute rien], mais il concédait que cela pouvait être : qu’il y avait seulement une seconde hypothèse pour expliquer le même phénomène ; que peut-être la chose pouvait se comporter encore autrement. La pluralité des hypothèses suffit encore en notre temps, par exemple à propos de l’origine des scrupules de conscience, pour ôter de l’ âme cette ombre qui naît si facilement des raffinements sur une hypothèse unique, seule visible et par là cent fois trop prisée. — Qui souhaite donc de répandre la consolation à des infortunés, à des criminels, à des hypocondres, à des mourants, n’a qu’à se souvenir des deux artifices calmants d’Épicure, qui peuvent s’appliquer à beaucoup de problèmes. Sous leur forme la plus simple, ils s’exprimeraient à peu près en ces termes : premièrement, supposé qu’il en soit ainsi, cela ne nous importe en rien ; deuxièmement : il peut en être ainsi, mais il peut aussi en être autrement. (Le voyageur et son ombre, § 7)

Origine des pessimistes. — Une bouchée de bonne nourriture décide souvent si nous regardons l’avenir avec des yeux découragés ou pleins d’espoir : cela est vrai dans les choses les plus hautes et les plus intellectuelles. Le mécontentement et les idées noires ont été transmis aux générations actuelles par les faméliques de jadis. Même chez nos artistes et nos poètes, on remarque souvent, malgré l’opulence de leur vie, qu’ils ne sont pas d’une bonne origine, que leur sang et leur cerveau charrient des débris du passé, des souvenirs d’ancêtres mal nourris et opprimés leur vie durant, ce qui est visible dans leurs oeuvres, dans l’objet et la couleur qu’ils ont choisis. La civilisation des Grecs est une civilisation de gens qui possèdent, dont la fortune est d’origine ancienne : ils vécurent mieux que nous à travers plusieurs générations (mieux de toute manière et, avant tout, beaucoup plus simplement au point de vue de la nourriture et de la boisson) : c’est alors que le cerveau devint à la fois si plein et si subtil, alors que le sang se mit à circuler rapidement, semblable à un joyeux vin clair. Ils produisirent donc ce qu’il y a de bien et de meilleur, non plus avec des couleurs sombres, pleinsd’extase et de violence, mais avec des rayonnements de beauté et de soleil. (Le voyageur et son ombre, § 184)

Le philosophe de l’opulence. — Un petit jardin, des figues, du fromage et, avec cela, trois ou quatre bons amis, — ce fut là l’opulence d’Epicure.(Le voyageur et son ombre, § 192)

Avoir honte de la richesse. — Notre temps ne tolère qu’une seule espèce de riches, ceux qui sont honteux de leur richesse. Si l’on entend dire de quelqu’un « il est très riche », on est pris immédiatement d’un sentiment analogue à celui que l’on éprouve en face d’une maladie répugnante qui fait enfler le corps, l’hydropisie ou l’excès d’embonpoint : il faut se souvenir brutalement de son humanité, pour pouvoir fréquenter ce riche de façon à ce qu’il ne s’aperçoive pas de notre sentiment de dégoût. Mais dès qu’il s’avise de s’enorgueillir de sa richesse, notre sentiment se trouble encore d’un étonnement mêlé de compassion devant une aussi forte dose de déraison humaine : en sorte que l’on aurait envie d’élever les mains au ciel et de s’écrier : « Pauvre être déformé, accablé et enchaîné de cent façons, à qui chaque heure apporte, ou peut apporter, quelque chose de désagréable, dont les membres éprouvent les contre-coups de chaque événement qui se passe chez vingt peuples différents, comment saurais-tu nous faire croire que tu te sens à ton aise dans ta situation ? Si tu parais quelque part en public, nous savons que c’est pour toi comme si tu passais par les verges, sous des yeux qui n’ont pour toi que de la haine froide, de l’importunité ou de la silencieuse raillerie. Il se peut qu’il te soit plus facile d’acquérir qu’à un autre : mais ce que tu acquerrassera superflu et ne te procurera que peu le joie ; et conserver ce que tu as acquis, c’est là certainement pour toi maintenant une chose plus pénible encore que n’importe quelle acquisition pénible. Tu souffres sans cesse, car tu perds sans cesse. Que te sert-il que l’on t’amène artificiellement du sang nouveau, les ventouses n’en font pas moins mal, les ventouses placées toujours sur ta nuque ! Mais, ne soyons pas injustes, il est difficile, peut-être impossible pour toi de ne pas être riche : il faut que tu conserves, que tu acquières à nouveau ; le penchant héréditaire de ta nature t’impose ce joug, — raison de plus pour ne pas nous tromper et avoir honte, loyalement et visiblement, du joug que tu portes : vu qu’au fond de ton âme tu es honteux et mécontent de le porter. Cette honte n’est pas infamante. (Le voyageur et son ombre, § 209)

« L’éternel Épicure ». — Epicure a vécu de tous temps et il vit encore, inconnu à ceux qui s’appelaient ou qui s’appellent épicuriens, et sans réputation auprès des philosophes. Aussi a-t-il oublié lui-même son propre nom : c’était le plus lourd bagage qu’il ait jamais jeté loin de lui.( Le voyageur et son ombre, § 227)

La destinée de l’estomac. — Un pain beurré de plus ou de moins dans l’estomac d’un jockey peut décider du succès des courses et des paris, donc du bonheur et du malheur de milliers d’individus. Tant que la destinée des peuples dépendra encore des diplomates, l’estomac de ceux-ci sera toujours l’objet d’angoisses patriotiques. Quousque tandem —.( Le voyageur et son ombre, § 291)

Et in arcadia ego. — J’ai jeté un regard à mes pieds, en passant par-dessus la vague des collines, du côté de ce lac d’un vert laiteux, à travers les pins austères et les vieux sapins : autour de moi gisaient des roches aux formes variées et sur le sol multicolore croissaient des herbes et des fleurs. Un troupeau se mouvait près de moi, se développant et se ramassant tour à tour ; quelques vaches se dessinaient dans le lointain en groupes pressés, se détachant dans la lumière du soir sur la forêt de pins : d’autres, plus près, paraissaient plus sombres. Tout cela était tranquille, dans la paix du crépuscule prochain. Ma montre marquait cinq heures et demie. Le taureau du troupeau était descendu dans la blanche écume du ruisseau et il remontait lentement son cours impétueux, résistant et cédant tour à tour : ce devait être là pour lui une sorte de satisfaction farouche. Deux êtres humains à la peau brunie, d’origine bergamasque, étaient les bergers de ce troupeau : la jeune fille presque vêtue comme un garçon. A gauche des pans de rochers abrupts, au-dessus d’une large ceinture de forêt, à droite deux énormes dents de glace, nageant bien au-dessus de moi, dans un voile de brume claire, — tout cela était grand, calme et lumineux. La beauté tout entière amenait un frisson, et c’était l’adoration muette du moment de sa révélation. Involontairement, comme s’il n’y avait là rien de plus naturel, on était tenté de placer des héros grecs dans ce monde de lumière pure aux contours aigus (de ce monde qui n’avait rien de l’inquiétude et du désir, de l’attente et des regrets) ; il fallait sentir comme Poussin et ses élèves : à la fois d’une façon héroïque et idyllique. — Et, c’est ainsi que cer-tains hommes ont vécu, c’est ainsi que sans cesse ils ont évoqué le sens du monde, en eux-mêmes et hors d’eux-mêmes ; et ce fut surtout l’un d’entre eux, un des plus grands hommes qui soient, l’inventeur d’une façon de philosopher héroïque et idyllique tout à la fois : Epicure. (Voyageur et son Ombre, § 295) 

A quoi l’on peut mesurer la sagesse. — Le surcroît de sagesse se laisse mesurer exactement d’après la diminution de bile.(Le voyageur et son ombre, § 348)

La maxime dorée. — On a mis beaucoup de chaînes à l’homme pour qu’il désapprenne de se comporter comme un animal : et, en vérité, il est devenu plus doux, plus spirituel, plus joyeux, plus réfléchi que ne sont tous les animaux. Mais dès lors il souffre encore d’avoir manqué si longtemps d’air pur et de mouvements libres : — ces chaînes cependant, je le répète en-core et toujours, ce sont ces erreurs lourdes et significatives des représentations morales, religieuses et métaphysiques. C’est seulement quand la maladie des chaînes sera surmontée que le premier grand but sera entièrement atteint : la séparation de l’homme et de l’animal. — Or, nous nous trouvons au milieu de notre travail pour enlever les chaînes, et il nous faut pour cela les plus grandes précautions. Ce n’est qu’à l’homme anobli que la liberté d’esprit peut être donnée ; lui seulement est touché par l’allègement de la vie qui met du baume dans ses blessures ; il est le premier à pouvoir dire qu’il vit à cause de la joie et à cause de nul autre but ; et, dans toute autre bouche, la devise serait dangereuse : Paix autour de moi et bonne volonté à l’égard de toutes les choses prochaines. — Cette devise pour les individus le fait songer à une parole ancienne, magnifique et touchante à la fois, qui était faite pour tous et qui est demeurée au-dessus de l’humanité, comme une devise et un avertissement dont périront tous ceux qui en orneront trop tôt leur bannière, — une devise qui fit périr le christianisme. Il semble bien que les temps ne sont pas encore venus où tous les hommes pourront avoir le sort de ces bergers qui virent le ciel s’illuminer au-dessus d’eux et qui entendirent ces paroles : « Paix sur la terre, bonne volonté envers les hommes » — Le temps appartient encore aux individus.(Le voyageur et son ombre, § 350)

L’ALIMENTATION DE L’HOMME MODERNE. – L’homme moderne s’entend à digérer beaucoup de choses et même à digérer presque tout, — c’est là sa vanité à lui : mais il serait d’une espèce supérieure justement s’il ne s’entendait pas à cela : homo pamphagus, ce n’est pas ce qu’il y a de plus fin. Nous vivons entre un passé qui avait un goût plus maniaque et plus entêté que nous et un avenir qui en aura peut-être un plus choisi, — nous vivons trop au milieu.(Aurore, § 171)

CONTRE LE MAUVAIS RÉGIME. — Fi des repas que font maintenant les hommes, tant dans les restaurants que dans tous les endroits où vit la classe aisée de la société ! Lors même que se réunissent des savants considérés ce sont des coutumes semblables qui chargent leur table, tout comme celle des banquiers : selon le principe de la trop grande abondance et de la multiplicité, — d’où il suit que les mets sont préparés en vue de l’effet et non en vue des conséquences et qu’il faut que des boissons excitantes aident à chasser la lourdeur de l’estomac et du cerveau. Fi de la dissolution et de la sensibilité exagérée que tout cela doit amener à la suite ! Fi des rêves qui viendront à ces gens-là ! Fi des arts et des livres qui seront le dessert de pareils repas ! Et qu’ils agissent comme ils voudront, leurs actes seront régis par le poivre et par la contradiction, ou par la lassitude universelle ! (Les classes riches, en Angleterre, ont besoin de leur christianisme pour pouvoir supporter leur mauvaise digestion et leurs maux de tête.) En fin de compte, pour dire non seulement tout ce que cela a de dégoûtant, mais encore ce qu’il y a là de joyeux, ces hommes ne sont nullement des viveurs ; notre siècle et sa façon d’activité sont plus puissants sur les extrémités que sur le ventre. Que veulent donc alors ces repas ? — Ils représentent ! Quoi donc, bon Dieu ? Le rang ? — Non, l’argent : on n’a plus de rang ! On est « individu » ! Mais, l’argent c’est la puissance, la gloire, la prééminence, la dignité, l’influence ; l’argent crée maintenant pour un homme le grand ou le petit préjugé, selon qu’il en a ! Personne ne voudrait le mettre sous un boisseau, personne ne voudrait l’étaler sur la table ; il faut donc que l’argent ait un représentant que l’on puisse mettre sur la table : voyez nos repas ! — (Aurore, § 203)

ÉPICURE. — Oui, je suis fier de voir le caractère d’Épicure d’une façon peut-être différente de celle de tout le monde, et de jouir de l’antiquité, comme d’un bonheur d’après-midi, chaque fois que je lis ou entends quelque chose de lui ; — je vois son oeil errer sur de vastes mers blanchâtres, sur des falaises où repose le soleil, tandis que de grands et de petits animaux s’éjouent sous ses rayons, sûrs et tranquilles comme cette clarté et ces yeux mêmes. Un pareil bonheur n’a pu être inventé que par quelqu’un qui souffrait sans cesse, c’est le bonheur d’un oeil qui a vu s’apaiser sous son regard la mer de l’existence, et qui maintenant ne peut pas se lasser de regarder la surface de cette mer, son épiderme multicolore, tendre et frissonnant : il n’y eut jamais auparavant pareille modestie de la volupté. (Gai Savoir, § 45)

DANGER DES VÉGÉTARIENS. — L’énorme prédominance du riz comme nourriture pousse à l’usage de l’opium et des narcotiques, de même que l’énorme prédominance des pommes de terre comme nourriture pousse à l’alcool : — mais par un contrecoup plus subtil, cette nourriture pousse aussi à des façons de penser et de sentir qui ont un effet narcotique. Dans le même ordre d’idées, les promoteurs des façons de penser et de sentir narcotiques, comme ces philosophes indous, vantent précisément un régime dont ils voudraient faire une loi pour les masses, un régime qui est purement végétarien : ils veulent ainsi provoquer et augmenter le besoin qu’ils sont, eux, capables de satisfaire.(Gai Savoir, § 145)

Ainsi j’ai appris peu à peu à comprendre Épicure, l’opposé d’un pessimiste dionysien, et aussi le « chrétien » qui, de fait, n’est qu’une façon d’épicurien (Gai Savoir, § 370)

POURQUOI NOUS SEMBLONS ÊTRE DES ÉPICURIENS. — Nous sommes prudents nous autres hommes modernes, prudents à l’égard des dernières convictions ; notre méfiance se tient aux aguets contre les ensorcellements et les duperies de conscience qu’il y a dans toute forte croyance, dans tout oui ou non absolu : comment expliquer cela ? Peut-être qu’il faut y voir, pour une bonne part, la circonspection de l’enfant qui s’est brûlé, de l’idéaliste désabusé, mais pour une autre et meilleure part la curiosité, pleine d’allégresse, de celui qui autrefois attendait à l’angle des rues, qui, poussé au désespoir par son recoin, s’enivre et s’exalte maintenant — par contraste avec les « angles » — dans l’infini, sous l’horizon libre. Une tendance, presque épicurienne, de chercher la connaissance, se développe ainsi, une tendance qui ne laisse pas échapper facilement le caractère incertain des choses ; de même une antipathie contre les grandes phrases et les attitudes morales, un goût qui refuse tous les contrastes lourds et grossiers et qui a conscience, avec fierté, de son habitude des réserves. Car c’est cela qui fait notre orgueil, cette légère tension des guides, tandis que notre impétueux besoin de certitude nous pousse en avant, l’empire que, dans ses courses les plus sauvages, le cavalier a sur lui-même : car, avant comme après, nous montons les bêtes les plus fougueuses, et si nous hésitons, c’est le danger moins que toute autre chose qui nous fait hésiter… (Gai Savoir, § 375)

Comme les philosophes peuvent être méchants ! Je ne connais rien de plus perfide que la plaisanterie qu’Épicure s’est permise à l’égard de Platon et des Platoniciens ; il les a appelés Dionysiokolakes. Cela veut dire d’abord et selon l’étymologie « flatteurs de Dionysios », acolytes de tyran, vils courtisans ; mais cela signifie encore « un tas de comédiens, sans ombre de sérieux » (car Dionysiokolax était une désignation populaire du comédien). Et c’est surtout dans cette dernière interprétation que se trouve le trait de méchanceté qu’Épicure décocha à Platon : il était indigné de l’allure grandiose, de l’habileté à se mettre en scène, à quoi s’entendaient Platon et ses disciples, — à quoi ne s’entendait pas Épicure, lui, le vieil instituteur de Samos qui écrivit trois cents ouvrages, caché dans son petit jardin de Samos. Et, qui sait ? peut-être ne les écrivit-il que par dépit, par orgueil, pour faire pièce à Platon ? — Il fallut cent ans à la Grèce pour se rendre compte de ce qu’était Épicure, ce dieu des jardins. — Si tant est qu’elle s’en rendit compte… (Par-delà Bien et Mal, § 7)

Nos vues les plus hautes doivent forcément paraître des folies, parfois même des crimes, quand, de façon illicite, elles parviennent aux oreilles de ceux qui n’y sont ni destinés, ni prédestinés. L’exotérisme et l’ésotérisme, — suivant la distinction philosophique en usage chez les Hindous, les Grecs, les Persans et les Musulmans, bref partout où l’on croyait à une hiérarchie et non pas à l’égalité et à des droits égaux — ces deux termes ne se distinguent pas tant parce que l’Exotérique, placé à l’extérieur, voit les choses du dehors, sans les voir, les apprécier, les mesurer et les juger du dedans, mais par le fait qu’il les voit de bas en haut, — tandis que l’Ésotérique les voit de haut en bas. Il y a des hauteurs de l’âme d’où la tragédie même cesse de paraître tragique ; et, toute la misère du monde ramenée à une sorte d’unité, qui donc oserait décider si son aspect forcera nécessairement à la pitié et, par là, à un redoublement de la misère ?… Ce qui sert de nourriture et de réconfort à une espèce d’hommes supérieure doit faire pres que l’effet d’un poison sur une espèce très différente et de valeur inférieure. Les vertus de l’homme ordinaire, chez un philosophe, indiqueraient peut-être des vices et des faiblesses. Il serait possible qu’un homme d’espèce supérieure, en admettant qu’il dégénère et aille à sa perte, ne parvînt que par là à posséder les qualités qui obligeraient, dans le monde inférieur où il est descendu, à le vénérer dès lors comme un saint. Il y a des livres qui possèdent, pour l’âme et la santé, une valeur inverse, selon que l’âme inférieure, la force vitale inférieure ou l’âme supérieure et plus puissante s’en servent. Dans le premier cas, ce sont des livres dangereux, corrupteurs, dissolvants, dans le second cas, des appels de hérauts qui invitent les plus braves à revenir à leur propre bravoure. Les livres de tout le monde sont toujours des livres mal odorants : l’odeur des petites gens y demeure attachée. Partout où le peuple mange et boit, même là où il vénère, cela sent mauvais. Il ne faut pas aller à l’église lorsque l’on veut respirer l’air pur.(Par-delà bien et Mal, § 30)

Personne n’admettra facilement la vérité d’une doctrine simplement parce que cette doctrine rend heureux ou vertueux, exception faite peut-être des aimables « idéalistes », qui s’exaltent pour le vrai, le beau et le bien et qui élèvent dans leurs marécages, où elles nagent dans un pêle-mêle bariolé, toutes sortes de choses désirables, lourdes et inoffensives. Le bonheur et la vertu ne sont pas des arguments. On oublie cependant volontiers, même du côté des esprits réfléchis, que rendre malheureux, rendre méchant, sont tout aussi peu des arguments contraires. Une chose pourrait être vraie bien qu’elle fût au plus haut degré nuisible et dangereuse. Périr par la connaissance absolue pourrait même faire partie du fondement de l’Être, de sorte qu’il faudrait mesurer la force d’un esprit selon la dose de « vérité » qu’il serait capable d’absorber impunément, plus exactement selon le degré auquel il faudrait délayer pour lui la vérité, la voiler, l’adoucir, l’épaissir, la fausser. Mais le doute n’est pas possible, dans la découverte de certaines parties de la vérité les méchants et les malheureux sont plus favorisés et ont plus de chance de réussir. Pour ne point parler ici des méchants qui sont heureux, une espèce que les moralistes passent sous silence. Peut-être la dureté et la ruse fournissent-elles des conditions plus favorables pour l’éclosion des esprits robustes et des philosophes indépendants que cette bonhomie pleine de douceur et de souplesse, cet art de l’insouciance que l’on apprécie à juste titre chez les savants. Avec cette réserve cependant qu’on ne borne pas la conception du « philosophe » au philosophe qui écrit des livres, ou qui fait des livres avec sa philosophie. — Stendhal ajoute un dernier trait à l’esquisse du philosophe de la pensée libre, un trait que, pour l’édification du goût allemand je ne veux pas omettre de souligner ici. « Pour être bon philosophe, dit ce dernier grand psychologue, il faut être sec, clair, sans illusion . Un banquier qui a fait fortune a une partie du caractère requis pour faire des découvertes en philosophie, c’est-à-dire pour voir clair dans ce qui est. » (Par-delà Bien et Mal, § 39)


L’étude nous transforme. Elle fait ce que fait toute nourriture qui ne « conserve » pas seulement, — comme le physiologiste vous le dira. Mais, au fond de nous-mêmes, tout au fond, il se trouve quelque chose qui ne peut être rectifié, un rocher de fatalité spirituelle, de décisions prises à l’avance, de réponses à des questions déterminées et résolues d’avance. À chaque problème fondamental s’attache un irréfutable : « Je suis cela ». Au sujet de l’homme et de la femme, par exemple, un penseur ne peut changer d’avis, il ne peut qu’apprendre d’avantage, — poursuivre jusqu’à la fin la découverte de ce qui était « chose arrêtée » en lui. On trouve de bonne heure certaines solutions de problèmes qui raffermissent notre foi. Peut-être les appelle-t-on ensuite des « convictions ». Plus tard… on ne voit dans ces solutions qu’une piste de la connaissance de soi, des indices du problème que nous sommes, — plus exactement de la grande bêtise que nous sommes, de notre fatalité spirituelle, de l’intraitable qui est en nous « là tout au fond ». — À cause de cette grande amabilité dont j’ai fait preuve à mon propre égard, on me permettra peut-être ici de formuler quelques vérités sur « la femme en soi » : en admettant que l’on sache au préalable jusqu’à quel point ce ne sont là que — mes propres vérités. — (Par-delà Bien et Mal, § 231)

Epicure, cet esprit clair, tempéré, comme tout esprit grec, mais esprit souffrant : l’insensibilité hypnotique, le calme du profond sommeil, l’anesthésie en un mot — pour ceux qui souffrent et se sentent profondément mal à l’aise, c’est là déjà le bien supérieur, la valeur par excellence c’est là, nécessairement, ce que l’on peut atteindre de plus positif, c’est le positif même. (Suivant la même logique du sentiment, dans toutes les religions positives le néant s’appelle Dieu.) (Généalogie de la Morale, troisième dissertation, § 18)

L’épicuréisme, la doctrine de rédemption du paganisme, lui reste proche parent, quoique surchargé d’une forte dose de vitalité grecque et d’énergie nerveuse. Épicure un décadent typique : Pour la première fois reconnu comme tel par moi. La crainte de la douleur, même de la douleur infiniment petite, elle ne peut finir autrement que dans une religion de l’amour… (Antéchrist, § 30)

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commentaires

Y
la lecture du texte m'a permis d'avoir une vue synoptique de la philosophie d’Épicure à partir de Nietzsche. Je prend beaucoup de plaisir à lire Nietzsche.
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A
Merci pour votre aimable retour.

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