9 mai 2018 3 09 /05 /mai /2018 13:21

( Jacques-Louis David,  La Mort de Socrate, 1787)

 

Socrate aurait-il vraiment été le corrupteur de la jeunesse ? Aurait-il mérité la ciguë ? (Par-delà Bien et Mal, « avant propos »)

Déjà Dionysos était chassé de la scène tragique, et chassé par une puissance démoniaque dont Euripide n’était que la voix. En un certain sens, Euripide ne fut, lui aussi, qu’un masque : la divinité qui parlait par sa bouche n’était pas Dionysos, non plus Apollon, mais un démon qui venait d’apparaître, appelé Socrate. Tel est le nouvel antagonisme : l’instinct dionysiaque et l’esprit socratique ; et par lui périt l’œuvre d’art de la tragédie grecque. [...] Euripide entreprit, comme le voulut aussi Platon, de montrer au monde le contraire du poète « dénué de raison » ; son principe esthétique : « Tout doit être conscient pour être beau », est, comme je l’ai dit, le parallèle de l’axiome socratique : « Tout doit être conscient pour être bien ». Nous avons donc le droit de considérer Euripide comme le poète du socratisme esthétique. Et Socrate fut ce second spectateur, qui ne comprenait pas la tragédie et, à cause de cela, la méprisait ; allié à lui, Euripide osa être le héraut d’un art nouveau. Si cet art devint la perte de la tragédie, c’est le socratisme esthétique qui fut le principe meurtrier. Mais, pour autant que la lutte était dirigée contre l’esprit dionysien de l’art antérieur, nous reconnaissons en Socrate l’adversaire de Dionysos, le nouvel Orphée qui se lève contre Dionysos et, quoique certain d’être déchiré par les Ménades du tribunal athénien, force cependant le dieu tout-puissant à prendre la fuite. (Naissance de la tragédie, 12)

Tandis que chez tous les hommes, en ce qui concerne la genèse de la productivité, l’instinct est précisément la force positive, créatrice, et la raison consciente une fonction critique, décourageante, chez Socrate, l’instinct se révèle critique, et la raison est créatrice, — véritable monstruosité per defectum ! Et, en effet, nous constatons ici un monstrueux défaut de toute disposition naturelle au mysticisme, de sorte que Socrate pourrait être considéré comme le non-mystique spécifique, chez lequel, par une particulière superfétation, l’esprit logique eût été développé d’une façon aussi démesurée que l’est, chez le mystique, la sagesse instinctive. Mais, d’autre part, le pouvoir de faire un retour sur soi-même était absolument refusé à cet instinct impulsif de logique, qui apparaît chez Socrate ; ce torrent sans frein est comme une force de la nature ; il se précipite avec une violence que nous rencontrons seulement, pour notre stupéfaction et notre épouvante, dans les plus irrésistibles impulsions de l’instinct. Quiconque, à la lecture des écrits de Platon, a senti passer sur soi le souffle de cette naïveté et de cette sécurité divines de la doctrine socratique de la vie, reconnaît aussi que la formidable roue motrice du socratisme logique tourne, en quelque sorte, derrière Socrate, et que tout ceci doit être considéré au travers de Socrate, comme au travers d’un fantôme. [...] Mais que la peine de mort, et non pas seulement l’exil, ait été prononcée contre lui, Socrate lui-même semble l’avoir recherché, avec la pleine conscience de ce qu’il faisait, et sans éprouver devant l’inconnu l’horreur instinctive de la nature : il marcha à la mort avec la même tranquillité qu’il avait, au dire de Platon, lorsque, comme le dernier des débauchés, il quittait le Symposion, aux premières lueurs de l’aurore, pour commencer un nouveau jour ; cependant que, derrière lui, sur les bancs et sur le sol, les compagnons de table endormis rêvent de Socrate, le véritable érotique. Socrate mourant devint l’idéal nouveau, insoupçonné jusque-là, de la noble jeunesse grecque : avant tous, Platon, le type de l’adolescent hellénique, s’est prosterné devant cette image avec toute la passion de son âme rêveuse. (Naissance de la tragédie, 13)

Figurons-nous à présent, semblable à l’œil unique et monstrueux d’un cyclope, l’œil de Socrate fixé sur la tragédie, cet œil que n’a jamais enflammé la noble ivresse de l’enthousiasme artistique [...]. De même que Platon, il le classait parmi les arts complaisants, qui ne peignent que l’agréable et non l’utile ; et il exigeait que ses disciples s’abstinssent rigoureusement de prendre part à des divertissements aussi étrangers à la philosophie ; il y réussit si bien que le jeune poète tragique Platon, pour devenir élève de Socrate, commença par brûler ses poèmes [...]. Telle fut la condition nouvelle à laquelle Platon réduisit la poésie, sous l’influence démoniaque de Socrate. Socrate, héros dialectique du drame platonicien, nous rappelle le héros d’Euripide, qui est forcé comme lui de justifier ses actes par des raisons et des arguments, et court si souvent ainsi le risque de perdre pour nous tout intérêt tragique. Qui pourrait méconnaître en effet la nature optimiste de la dialectique, qui triomphe à chaque conclusion et ne peut vivre que de froide clarté et de certitude, cet élément optimiste qui, dès qu’il a pénétré dans la tragédie, envahit ses régions dionysiennes et l’a conduit fatalement à sa propre perte. (Naissance de la tragédie, 14)

Dans l’ordre d’idées évoqué par ces interrogations suggestives, il faut exposer maintenant comment, jusqu’aujourd’hui et pour toute postérité à venir, l’influence de Socrate s’est étendue sur le monde, comme une ombre qui s’allonge sans cesse sous les rayons du soleil couchant [...] Pour montrer qu’un rôle directeur analogue fut également dévolu à Socrate, il suffit de reconnaître en celui-ci le modèle d’un type humain inconnu jusque-là, le type de l’homme théorique, dont nous étudierons dès maintenant la signification et les fins. De même que l’artiste, l’homme théorique trouve, lui aussi, dans ce qui l’entoure une satisfaction infinie, et ce sentiment le protège, comme l’artiste, contre la philosophie pratique du pessimisme et ses yeux de lynx qui ne luisent que dans les ténèbres. Si l’artiste, en effet, à toute manifestation nouvelle de la vérité, se détourne de cette clarté révélatrice, et contemple toujours avec ravissement ce qui, malgré cette clarté, demeure obscur encore, l’homme théorique se rassasie au spectacle de l’obscurité vaincue, et trouve sa joie la plus haute à l’avènement d’une vérité nouvelle, sans cesse victorieuse et s’imposant par sa propre force.  Cependant, à côté de cet aveu isolé, de cet excès de franchise, sinon d’outrecuidance, on constate aussi une illusion profondément significative, incarnée pour la première fois dans la personne de Socrate : cette inébranlable conviction que la pensée, par le fil d’Ariane de la causalité, puisse pénétrer jusqu’aux plus profonds abîmes de l’Être, et ait le pouvoir non seulement de connaître, mais aussi de réformer l’existence. Cette noble illusion métaphysique est l’instinct propre de la science, qui la conduit et la ramène sans relâche à ses limites naturelles, où il lui faut alors se transformer en art, — but réel vers lequel tend cet instinct. Considérons maintenant Socrate sous cette clarté nouvelle : il nous apparaît alors comme le premier qui pût non seulement vivre, mais encore — ce qui est beaucoup plus — mourir au nom de cet instinct de la science ; et c’est à cause de cela que l’image de Socrate mourant, de l’homme délivré, par le savoir et la raison, de la crainte de la mort, est l’écu armorial suspendu au portail de la science, pour rappeler à chacun que la cause finale de la science est de rendre l’existence concevable, et par cela même de la justifier : ce à quoi, naturellement, au cas que la raison ne suffise point, doit servir en fin de compte aussi le mythe, que je viens de montrer comme la conséquence inéluctable, comme le but réel de la science. Lorsque l’on observe le spectacle offert depuis Socrate, ce mystagogue de la science, par les divers systèmes philosophiques qui, semblables aux vagues de la mer, se poursuivent et se succèdent sans trêve ; en présence de cette universelle avidité de savoir qui s’est manifestée, avec une puissance que l’on n’eût jamais soupçonnée, dans toutes les sphères du monde civilisé, et qui, s’imposant à tous comme le véritable devoir de l’homme intelligent, a porté la science à la place suprême qu’elle occupe encore, et dont on n’a pu jamais complètement parvenir à la déposséder ; devant cet universel désir de connaître, enlaçant tout le globe terrestre d’un réseau de communes pensées et rêvant même de soumettre à ses lois un système solaire tout entier ; — et si l’on considère en même temps la colossale pyramide de la science moderne, on ne peut se défendre de voir en Socrate l’axe et le pivot de ce qui constitue l’histoire du monde. En face de ce pessimisme pratique, Socrate est le premier modèle de l’optimiste théorique, qui attribue à la foi dans la possibilité d’approfondir la nature des choses, au savoir, à la connaissance, la vertu d’une panacée universelle, et tient l’erreur pour le mal en soi. Pénétrer les causes et distinguer de l’apparence et de l’erreur la véritable connaissance, parut à l’homme socratique la vocation la plus noble, la seule digne de l’humanité ; et, depuis Socrate, ce mécanisme des concepts, jugements et déductions fut regardé comme la plus haute faveur, le présent le plus merveilleux de la nature, et estimé au-dessus de toutes les autres facultés. [...] Le Socrate de Platon apparaît alors à cet homme comme l’apôtre d’une forme toute nouvelle de la « sérénité grecque » et de la joie à l’existence, qui cherche à se manifester par des actes et y réussit le plus souvent par une influence maïeutique et éducatrice exercée sur de jeunes et nobles esprits, dans le but de susciter en eux le génie. (Naissance de la Tragédie, 15)

Tout notre monde moderne est pris dans le filet de la culture alexandrine et a pour idéal l’homme théorique, armé des moyens de connaissance les plus puissants, travaillant au service de la science, et dont le prototype et ancêtre originel est Socrate. Cet idéal est le principe et le but de toutes nos méthodes d’éducation : tout autre genre d’existence doit lutter péniblement, se développer accessoirement, non pas comme aboutissement projeté, mais comme occupation tolérée. Une disposition d’esprit presque effrayante fait qu’ici pendant un long temps, l’homme cultivé ne fut reconnu tel que sous la forme de l’homme instruit. [...] Combien resterait incompréhensible à un véritable Grec le type, compréhensible en soi, de l’homme cultivé moderne, Faust, épuisant sans être assouvi jamais tous les domaines de la connaissance, adonné à la magie et voué au diable par la passion de savoir, ce Faust qu’il nous suffit de comparer à Socrate pour constater que l’homme moderne commence à pressentir la faillite de cet engouement socratique pour la connaissance, et qu’au milieu de l’immensité solitaire de l’océan du savoir il aspire à un rivage. (Naissance de la tragédie, 18)

La « sérénité hellénique » des derniers Grecs ne serait-elle pas un crépuscule ? L’effort épicurien contre le pessimisme, seulement une précaution de malade ? Et la science elle-même, notre science, — oui, envisagée comme symptôme de vie, que signifie, au fond, toute science ? Quel est le but, pis encore, l’origine — de toute science ? Quoi ? L’esprit scientifique n’est-il peut-être qu’une crainte et une diversion en face du pessimisme ? un ingénieux expédient contre — la vérité ? et, pour parler moralement, quelque chose comme de la peur et de l’hypocrisie ? et immoralement : de la ruse ? Ô Socrate, Socrate, était-ce là peut-être ton secret ? Ô mystérieux ironiste, était-ce là ton — ironie ? (« Essai d’autocritique de la Naissance de la Tragédie », 1884)

Missionnaires divins. — Socrate, lui aussi, se considérait comme un missionnaire divin : mais je ne sais trop quelle velléi-té d’ironie attique et de plaisir à la plaisanterie se fait encore sentir chez lui, velléité par quoi s’atténue ce terme fatal et pré-tentieux. Il en parle sans onction : ses images du frein et du cheval sont simples et n’ont rien de sacerdotal, et la véritable tâche religieuse, telle qu’il se l’est posée — mettre le dieu à l’épreuve de cent façons pour savoir s’il a dit la vérité — permet de conclure à une attitude débonnaire et libre que prend le mis-sionnaire pour se placer aux côtés de son dieu. Cette façon de mettre le dieu à l’épreuve est un des plus subtils compromis que l’on puisse imaginer entre la piété et la liberté d’esprit. — Main-tenant nous n’avons plus non plus besoin de ce compromis. (Le voyageur et son ombre, 72)

Socrate. — Si tout va bien il viendra un temps, où, pour progresser dans la voie de la morale et de la raison, plutôt que la Bible, on prendra entre les mains les Dits mémorables de So-crate et où l’on considérera Montaigne et Horace comme des initiateurs et des guides pour l’intelligence de ce sage média-teur, le plus simple et le plus impérissable de tous, Socrate. En lui convergent les voies des différentes règles philosophiques, qui sont en somme les règles des différents tempéraments, fixées par la raison et l’habitude, toutes ayant le sommet tourné vers la joie de vivre et la joie que l’on prend à son propre moi ; d’où l’on voudrait conclure que ce que Socrate a eu de plus par-ticulier ce fut sa participation à tous les tempéraments. — So-crate est supérieur au fondateur du christianisme par sa joyeuse façon d’être sérieux et par cette sagesse pleine d’enjouement qui est le plus bel état d’âme de l’homme. De plus sa raison était supérieure. (Le voyageur et son ombre, 86)

ART ET FACULTÉS DE L’INTERPRÉTATION FAUSSE. — Toutes les visions, les effrois, les accablements, les enchantements du saint sont des états morbides connus, que lui-même, en raison d’erreurs religieuses et psychologiques enracinées, interprète seulement d’autre façon, c’est-à-dire non comme des maladies. — Ainsi peut-être aussi le démon de Socrate est-il une maladie de l’ouïe, que lui-même, conformément à sa tendance morale dominante, s’explique seulement d’autre façon qu’il ne ferait aujourd’hui. Il n’en va pas autrement de la folie et du délire des prophètes et des prêtres d’oracles ; c’est toujours le degré de savoir, d’imagination, d’effort, de moralité dans la tête et le cœur des interprètes, qui en a fait tout cela. Parmi les facultés les plus grandes de ces hommes que l’on appelle génies et saints, il faut mettre celle de se procurer à eux-mêmes des interprètes qui les mésentendent pour le salut de l’humanité. (Humain trop Humain, 126)

L’EXPÉRIENCE DE SOCRATE. — Si l’on est devenu maître en une chose, on est pour l’ordinaire resté par cela même un pur apprenti dans la plupart des autres ; mars on en juge inversement, comme Socrate en faisait déjà l’expérience. Là est l’inconvénient qui rend le commerce des maîtres désagréable. Aristote. (Humain trop Humain, 361)

XANTHIPPE. — Socrate trouva une femme telle qu’il la lui fallait — mais lui-même ne l’aurait jamais recherchée s’il l’avait assez connue ; l’héroïsme de ce libre esprit ne serait pas tout de même allé si loin. Le fait est que Xanthippe le poussa toujours davantage dans sa mission propre en lui rendant la maison et le foyer inhabitables et inhospitaliers : elle lui apprit à vivre dans les rues et partout où l’on pouvait bavarder et rester oisif, et par là fit de lui le plus grand dialecticien des rues d’Athènes ; lequel dut enfin se comparer lui-même à un taon qu’un dieu avait placé sur le garrot du beau cheval Athènes, pour ne le laisser jamais en repos. (Humain trop Humain, 433)

POUR FINIR. — Il y a bien des espèces de ciguë et d’ordinaire le sort trouve une occasion de porter aux lèvres de l’esprit libre une coupe de cette boisson empoisonnée, — pour le « punir », comme dit alors tout le monde. Que feront alors les femmes autour de lui ? Elles se mettront à crier, à gémir et peut-être à troubler le repos vespéral du penseur : c’est ce qu’elles firent dans la prison d’Athènes. « Ô Criton, commande donc à quelqu’un de mener ces femmes dehors ! » dit enfin Socrate. (Humain trop Humain, 437)

LE MONDE INCONNU DU « SUJET ». — Ce qui est si difficile à comprendre pour les hommes, c’est leur ignorance au sujet d’eux-mêmes, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours ! Non seulement au sujet du bien et du mal, mais encore au sujet de choses bien plus importantes. Conformément à une illusion ancienne on se figure toujours que l’on sait exactement comment s’effectue l’action humaine dans chaque cas particulier. Non seulement « Dieu qui voit au fond du cœur », non seulement l’homme qui agit et qui réfléchit à son action, — mais encore n’importe quelle autre personne ne doute pas qu’elle ne comprenne le phénomène de l’action chez toute autre personne. « Je sais ce que je veux, ce que j’ai fait, je suis libre et responsable de mon acte, je rends les autres responsables de ce qu’ils font, je puis nommer par leur nom toutes les possibilités morales, tous les mouvements intérieurs qui précèdent un acte ; quelle que soit la façon dont vous agissez, — je m’y comprends moi-même et je vous y comprends tous ! » – C’est ainsi que tout le monde pensait autrefois, c’est ainsi que pense encore presque tout le monde. Socrate et Platon qui, en cette matière, furent de grands sceptiques et d’admirables novateurs, furent cependant innocemment crédules pour ce qui en est de ce préjugé néfaste, de cette profonde erreur, qui prétend que « le juste entendement doit être suivi forcément par l’action juste ». — Avec ce principe ils étaient toujours les héritiers de la folie et de la présomption universelles qui prétendent que l’on connaît l’essence d’une action. « Ce serait affreux, si la compréhension de l’essence d’un acte véritable n’était pas suivie par cet acte véritable », — c’est là la seule façon dont ces grands hommes jugèrent nécessaire de démontrer cette idée, le contraire leur semblait inimaginable et fou — et pourtant ce contraire répond à la réalité toute nue, démontrée quotidiennement et à toute heure, de toute éternité. N’est-ce pas là précisément la vérité « terrible » que ce que l’on peut savoir d’un acte ne suffit jamais pour l’accomplir, que le passage qui va de l’entendement à l’acte n’a été établi jusqu’à présent dans aucun cas ? Les actions ne sont jamais ce qu’elles nous paraissent être ! Nous avons eu tant de peine à apprendre que les choses extérieures ne sont pas telles qu’elles nous paraissent — eh bien ! il en est de même du monde intérieur ! Les actes sont en réalité « quelque chose d’autre », — nous ne pouvons pas en dire davantage : et tous les actes sont essentiellement inconnus. Le contraire est et demeure la croyance habituelle ; nous avons contre nous le plus ancien réalisme ; jusqu’à présent l’humanité pensait : « Une action est telle qu’elle nous paraît être. » (En relisant ces paroles il me vient en mémoire un très expressif passage de Schopenhauer que je veux citer pour démontrer que, lui aussi, était encore resté accroché sans aucune espèce de scrupule à ce réalisme moral : « En réalité, chacun de nous est un juge moral, compétent et parfait, connaissant exactement le bien et le mal, sanctifié en aimant le bien et en détestant le mal, — chacun est tout cela, tant que ce ne sont pas ses propres actes, mais des actes étrangers qui sont en cause, et qu’il peut se contenter d’approuver ou de désapprouver, tandis que le poids de l’exécution est porté par des épaules étrangères. Chacun peut, par conséquent, tenir comme confesseur la place de Dieu. ») (Aurore, 116)

COMMENT ON FAIT MAINTENANT DE LA PHILOSOPHIE. — Je remarque que nos jeunes gens, nos artistes et nos femmes qui veulent philosopher demandent maintenant à la philosophie de lui donner le contraire de ce qu’en recevaient les Grecs ! Celui qui n’entend pas la jubilation continuelle qui traverse chaque propos et chaque réplique d’un dialogue de Platon, la jubilation à cause de l’invention nouvelle de la pensée raisonnable, que comprendra-t-il à Platon, quoi à la philosophie ancienne ? En ce temps-là les âmes s’emplissaient d’allégresse, lorsqu’on se livrait au jeu sévère et sobre des idées, des généralisations, des réfutations — avec cette allégresse qu’ont peut-être connue aussi ces grands, et sévères, et sobres contrepointistes de la musique. En ce temps-là en Grèce on avait encore sur la langue cet autre goût plus ancien et autrefois tout- puissant : et à côté de ce goût, le goût nouveau apparaissait avec tant de charme que l’on se mettait à chanter et à balbutier, comme si l’on était en ivresse d’amour, à chanter la dialectique, « l’art divin ». Le goût ancien, c’était la pensée sous l’empire des mœurs, pour laquelle n’existaient que des jugements fixes, des faits déterminés et point d’autres raisons que celles de l’autorité : en sorte que penser ce n’était que répéter, et que toute jouissance du discours et du dialogue ne pouvait reposer que dans la forme. (Partout où le fond est considéré comme éternel et vrai, dans sa généralité, il n’y a qu’une seule grande magie : celle de la forme qui change, c’est-à-dire de la mode. Chez les poètes eux aussi, depuis l’époque d’Homère et plus tard chez les plastiques, les Grecs ne goûtaient pas l’originalité, mais l’opposé de celle-ci.) Ce fut Socrate qui découvrit la magie contraire, celle de la cause et de l’effet, de la raison et de la conséquence : et nous autres hommes modernes, nous sommes tellement habitués à la nécessité de la logique et élevés dans l’idée de cette nécessité, qu’elle se présente à nous comme le goût normal et que, comme tel, il faut qu’elle répugne aux gens ardents et présomptueux. Ce qui se différencie du goût normal les ravit ! leur ambition plus subtile s’efforce de croire que leur âme est exceptionnelle, qu’ils ne sont point des êtres dialectiques et raisonnables, mais… par exemple des « êtres intuitifs » doués d’un « sens intérieur » ou d’une « contemplation intellectuelle ». Mais, avant tout, ils veulent être des « natures artistiques », avec un génie dans la tête et un démon dans le corps, et possédant par conséquent aussi des droits exceptionnels pour ce monde et pour l’autre, et surtout le privilège divin d’être incompréhensibles. — Et cela se met à faire de la philosophie ! Je crains qu’ils ne s’aperçoivent un jour qu’ils se sont trompés, — ce qu’ils veulent, c’est une religion ! (Aurore, 544)

DERNIÈRES PAROLES. — On se souvient peut-être que l’empereur Auguste, cet homme terrible qui se possédait et qui savait se taire, tout aussi bien qu’un sage comme Socrate, devint indiscret à l’égard de lui-même par ses dernières paroles : il laissa pour la première fois tomber son masque lorsqu’il donna à entendre qu’il avait porté un masque et joué la comédie, — il avait joué à la perfection le père de la patrie et la sagesse sur le trône, jusqu’à donner la complète illusion ! Plaudite, amici, comoedia finita est ! — La pensée de Néron mourant : qualis artifex pereo ! fut aussi la pensée d’Auguste mourant : Vanité d’histrion ! Loquacité d’histrion ! Et c’est bien la contre-partie de Socrate mourant ! — Mais Tibère mourut en silence, lui qui fut le plus tourmenté de ceux qui se tourmentèrent eux-mêmes, — celui-ci fut vrai et ne fut point un comédien ! Qu’est-ce qui a bien pu lui passer par la tête à sa dernière heure ! Peut-être ceci : « La vie — c’est là une longue mort. Quel fou j’ai été de raccourcir tant d’existences ! Étais-je fait, moi, pour être un bienfaiteur ? J’aurais dû leur donner la vie éternelle : ainsi j’aurais pu les voir mourir éternellement. J’aurais de si bons yeux pour cela : qualis spectator pereo ! » Lorsque, après une longue agonie, il sembla reprendre des forces, on jugea bon de l’étouffer avec des oreillers, — il mourut ainsi d’une double mort. (Gai Savoir, 36)

SOCRATE MOURANT. — J’admire la bravoure et la sagesse de Socrate en tout ce qu’il a fait, en tout ce qu’il a dit — en tout ce qu’il n’a pas dit. Cet attrapeur de rats et ce lutin d’Athènes, moqueur et amoureux, qui faisait trembler et sangloter les pétulants jeunes gens d’Athènes, fut non seulement le plus sage de tous les bavards, il fut tout aussi grand dans le silence. Je désirerais qu’il se fût également tu dans les derniers moments de sa vie, — peut-être appartiendrait-il alors à un ordre des esprits encore plus élevé. Est-ce que ce fut la mort ou le poison, la piété ou la méchanceté ? — quelque chose lui délia à ce moment la langue et il se mit à dire : « Oh ! Criton, je dois un coq à Esculape. » Ces « dernières paroles », ridicules et terribles, signifient pour celui qui a des oreilles : « Oh ! Criton, la vie est une maladie ! » Est-ce possible ! Un homme qui a été joyeux devant tous, comme un soldat, — un tel homme a été pessimiste ! C’est qu’au fond, durant toute sa vie, il n’avait fait que bonne mine à mauvais jeu et caché tout le temps son dernier jugement, son sentiment intérieur. Socrate, Socrate a souffert de la vie ! Et il s’en est vengé — avec ces paroles voilées, épouvantables, pieuses et blasphématoires ! Un Socrate même eut-il encore besoin de se venger ? Y eut-il un grain de générosité dans sa vertu si riche ? — Hélas ! mes amis ! Il faut aussi que nous surmontions les Grecs ! (Gai Savoir, 340)

Ce serait en effet poser la vérité tête en bas, et nier la perspective, nier les conditions fondamentales de toute vie que de parler de l’esprit et du bien à la façon de Platon. On pourrait même se demander, en tant que médecin, d’où vient cette maladie, née sur le plus beau produit de l’antiquité, chez Platon ? Le méchant Socrate l’aurait-il corrompu ? Socrate aurait-il vraiment été le corrupteur de la jeunesse ? Aurait-il mérité la ciguë ? (Par-delà Bien et Mal, « avant propos »)

Le vieux problème théologique de la « foi » et de la « science » — ou, plus clairement, de l’instinct et de la raison — la question de savoir si, dans l’évaluation des choses, l’instinct mérite plus d’autorité que la raison qui fait apprécier et agir selon des motifs, selon un « pourquoi », donc conformément à un but et à une fin utilitaire, — c’est toujours ce même problème moral, tel qu’il s’est présenté d’abord dans la personne de Socrate et tel que, bien avant le christianisme, il avait déjà divisé les esprits. Il est vrai que Socrate lui-même, avec le goût de son talent — celui d’un dialecticien supérieur — s’était d’abord mis du côté de la raison ; et en vérité, qu’a-t-il fait toute sa vie, sinon rire de l’incapacité maladroite de ces aristocrates athéniens, hommes d’instinct comme tous les aristocrates, et impuissants à donner les raisons de leur conduite ? Mais, en fin de compte, à part lui, il riait aussi de lui-même : il trouvait dans son particulier, en sondant sa conscience, la même difficulté et la même incapacité. Pourquoi (s’insinuait-il à lui-même) se détacher des instincts à cause de cela ? On doit aider les instincts et aussi la raison, — on doit suivre les instincts, mais persuader à la raison de les appuyer de bons arguments. Ce fut là la vraie fausseté de ce grand ironiste riche en mystère. Il amena sa conscience à se contenter d’une façon de duperie volontaire. Au fond, il avait pénétré ce qu’il y a d’irrationnel dans les jugements moraux. — Platon, plus innocent en pareille matière et dépourvu de la rouerie du plébéien, voulait se persuader à toute force — la plus grande, force qu’un philosophe eût déployée jusque-là ! — que raison et instinct tendaient spontanément au même but, au bien et à Dieu. Et, depuis Platon, tous les théologiens et tous les philosophes suivent la même voie, — c’est-à-dire qu’en morale l’instinct, ou, comme disent les chrétiens, « la foi », ou, comme je dis, moi, « le troupeau », a triomphé jusqu’à présent. Il faudrait en excepter Descartes, père du rationalisme (et, par conséquent, grand-père de la Révolution), qui ne reconnaissait d’autorité qu’à la raison : mais la raison n’est qu’un instrument, et Descartes était superficiel. (Par-delà Bien et Mal, 191)

Au temps de Socrate, au milieu de tant d’hommes aux instincts fatigués, parmi des Athéniens conservateurs, qui se laissaient aller — « au bonheur », selon leurs expressions, au plaisir, selon leurs actions, — et qui avaient encore à la bouche les vieilles expressions pompeuses auxquelles leur vie ne leur donnait plus droit, peut-être l’ironie était-elle nécessaire à la grandeur d’âme, cette malicieuse assurance socratique du vieux médecin, du plébéien qui tailla sans pitié dans sa propre chair, comme dans la chair et le cœur du « noble », avec un regard qui disait assez clairement : « Pas de dissimulation avec moi ! ici… nous sommes tous pareils ! ». [...] (Par-delà Bien et Mal, 204)

 

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