25 septembre 2010 6 25 /09 /septembre /2010 22:22

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"Un jour le créateur chercha les compagnons et les enfants de son espérance. Et Voici, il advint qu'il ne put les trouver, si ce n'est en commençant par les créer lui-même" (Ainsi parlait Zarathoustra, "De la béatitude involontaire")

 

 

07/07/11. Au cours de ma lecture de l’œuvre, je pensais que l’annonce « des philosophes de l’avenir » du Par delà le Bien et le Mal (1886) était se faisant était plus tardive que celle des « esprits libres » d’Humain trop humain (1878), mais j’ai été assez surpris de retrouver une première annonce des ces mêmes philosophes de l’avenir au sein des études théorétiques, autrement intitulées le livre du Philosophe (1872). J’ai par conséquent constaté dans les textes, que cette figure du nouveau philosophe était à la fois antérieure et non sans une certaine liaison de parenté avec la figure de l’esprit libre. Mais aussi, je venais de mettre le doigt sur une continuité traversant l’ensemble de l’œuvre et qui constituait de surcroît aussi l’annonce d’une destination posthume de vers l’horizon lointain de l’avenir, soit un point de fuite.

Mais avec stupeur, je me suis rendu compte qu’aux deux extrémités de ce fil se trouvaient pour ainsi dire, à la fois l’hameçons dorés et la longue canne du pêcheur… Tous les lacs artificiels de Nietzsche possèdent au moins une de ces exhortations adressées aux esprits libres, dont la plus célèbre, la plus magistrale et aussi la plus suggestive parmi-elles est sans conteste la grande santé[1]. Nietzsche désigne aussi les esprits libres de manière indirecte dans les textes, notamment lorsqu’il emploie le nous, ou bien lorsqu’il ponctue ses phrases de mes amis ou encore le fameux ô mes frères du prédicateur. Mais en interrogeant ces figures je me suis rendu finalement compte que les esprits libres, ou bien les philosophes de l’avenir n’étaient que les amis imaginaires de Nietzsche, des ombres projetés sur la paroi de sa caverne.

Nietzsche procède à un jeu de miroir saisissant, parmi les figures inventées nous connaissions déjà celles qui constituent le dédoublement le dernier homme et Zarathoustra auxquels nous ajoutons donc désormais celles de l’esprit libre et du philosophe de l’avenir. Nous avons déjà donné la description de la genèse du dernier homme[2] et de Zarathoustra[3], il nous manque donc à présenter celle du philosophe de l’avenir et de l’esprit libre. Procédons par ordre chronologique pour décrire leur naissance respective et les différentes métamorphose de ces deux figures quelques peu apparentées nous allons le voir dans les textes.  

 

Le philosophe de la connaissance tragique : Il maîtrise l’instinct effréné du savoir, non pas par une nouvelle métaphysique. Il n’établit aucune nouvelle croyance. Il ressent tragiquement que le terrain de la métaphysique lui est retiré et il ne peut pourtant se satisfaire du tourbillon bariolé des sciences. Il travaille à l’édification d’une vie nouvelle : Il restitue ses droits à l’art.

Le philosophe de la connaissance désespérée est emporté par une science aveugle : le savoir à tout prix. Pour le philosophe tragique s’accomplit l’image de l’existence selon laquelle tout ce qui ressort de la métaphysique apparaît comme n’étant qu’anthropomorphique. Ce n’est pas un septique. Il faut créer ici un concept : car le scepticisme n’est pas le but. L’instinct de la connaissance, parvenu a ses limites, se retourne contre lui-même pour en venir à la critique du savoir. La connaissance au service de la vie la meilleure. On doit vouloir même l’illusion – c’est là qu’est le tragique »[4].

 

Les philosophes. Physiographie du philosophe. Le philosophe à coté du scientifique et de l’artiste. Maîtrise de l’instinct de connaissance par l’art et de l’instinct religieux d’unité par le concept. Singulière, la juxtaposition de la conception et de l’abstraction. Conséquence pour la civilisation. La métaphysique comme vide. Le philosophe de l’avenir ? Il doit devenir la cour suprême d’une civilisation artiste, une sorte de Sûreté générale contre toutes les transgressions[5].                

 

Alors il y a quelque chose d’assez déroutant… dans le simple fait que nous retrouvons l’esquisse de cette physiographie du philosophe de l’avenir dans la même période que celle de la genèse du dernier homme. Allons, un pas de plus, le dernier philosophe qui : « démontre la nécessité de l’illusion, de l’art et de l’art dominant la vie »[6] est donc aussi notre philosophe de l’avenir en ce qu’il représente la figure tragique de la volonté d’illusion. Et étant donné que le dernier philosophe est le dernier homme : « Le dernier philosophe, c’est ainsi que je me nomme, car je suis le dernier homme »[7],  mon petit syllogisme montre bien que notre philosophe de l’avenir est lui-aussi le dernier homme. 

 

De façon comparable aux esquisses des Argonautes de Gustave Moreau que j’ai agencé lors de ma dernière lecture, nous obtenons les premiers traits d’un portrait qui n’aura de cesse de prendre forme et de se détailler par la suite à mesure des textes. Outre le fait de l’étroite correspondance en le philosophe de l’avenir avec le dernier philosophe… Il nous faut souligner aussi la singularité qui montre que l’idée de communauté interviendra plus tardivement dans l’oeuvre, l’emploi du il et du le montre que Nietzsche se contente pour l’instant de dégager une physionomie mentale, autrement dit un profil psychologique et qui n’est autre que l’archétype de l’homme véridique qu’il nous manquait dans notre description de la grande journée de la vérité, nous y reviendrons plus loin.   

Retenons un peu cyniquement que cette physiographie est pour l’instant très proche de celle de Nietzsche lui-même et que dès lors nous pouvons considérer qu’il se transpose lui-même comme modèle de l’esprit futur. L’idée de société intervient dans la seconde intempestive, lorsque Nietzsche s’exprime à cette société d’espérants contaminés par la maladie historique et qu’il propose de soigner en racontant ce qui sera le cours leur guérison. C’est ici que la désignation de la jeunesse s’amorce, les membres qui compose cette société sont jeunes universitaires touchés de la maladie historique.

Les esprits libres quand à eux font leur apparition dans l’ouvrage humain trop Humain, mais dans lequel ils sont présentés, écoutés bien, comme une notion relative. Il explicite plus particulièrement le fait de penser « à contre courant », l’indépendance et en cela la force de l’individu insoumis et qui lutte à la fois contre le façonnement de son milieu et de son temps[8]. En définitive, elle intervient ici comme une notion relative, car elle vient déterminer les conditions d’un esprit engagé dans une lutte contre le déterminisme lui-même. Mais aussi et devrai-je dire surtout, car c’est une description tout à fait personnelle que nous donne Nietzsche de l’esprit libre, puisqu’en définitive c’est une nouvelle fois l’auteur qui se présente à nous sous son plus beau profil. 

 

L’esprit libre, notion relative. – On appelle esprit libre celui qui pense autrement qu’on ne l’attend de lui à cause de son origine, de son milieu, de sa situation et de son emploi ou à cause des vues régnantes du temps. Il est l’exception, les esprits serfs son la règle : ceux-ci lui reproche que ses libres principes ou bien on leur source dans le désir de surprendre, ou bien aboutissent à des actions libres, c'est-à-dire des actions qui ne se concilient pas avec la morale dépendante. De temps à autre, l’on dit aussi que tels ou tels principes doivent être dérivés d’un travers ou d’une excitation de l’esprit, mais qui parle ainsi n’est que la malice, qui elle-même ne croit pas à ce qu’elle dit, mais veut s’en servir pour nuire : car le libre esprit a d’ordinaire le témoignage de la bonté et de la pénétration supérieure de son intelligence écrit sur son visage si lisiblement que les esprits dépendants le comprennent assez bien. Mais les deux autres dérivations de sa libre pensée procèdent d’une intention sincère ; le fait est que beaucoup d’esprits libres naissent aussi de l’une ou de l’autre façon. Mais ce pourrait être une raison pour que les principes auxquels ils sont parvenus par ces voies fussent plus vrai et plus digne de confiance que ceux des esprits dépendants. Dans la connaissance de la vérité, ce qui importe, c’est qu’on la possède, non pas de savoir par quel motif on l’a cherchée, par quelle voie on l’a trouvée. Si les esprits libres ont raison, les esprits serfs ont tort, peu importe que les premiers soient arrivés au vrai par immoralité, que les autres par moralité, se soient jusqu’ici tenus à faux. – Au reste, il n’est pas de l’essence de l’esprit d’avoir des vues plus justes, mais seulement de s’être affranchi du traditionnel, que ce soit avec bonheur ou avec insuccès. Pour l’ordinaire toutefois il aura la vérité de son côté, ou du moins l’esprit de la recherche de la vérité : il cherche lui, des raisons, les autres une croyance[9].                              

 

Outre le fait que Nietzsche n’oppose pas encore l’esprit libre au libre esprit notons qu’un autre élément important apparaît, alors que la marque dirons-nous du philosophe de l’avenir est sa volonté d’illusoire artistique, celle de l’esprit libre est inclus dans le sentier de la volonté de vrai… C’est pourquoi l’homme nouveau est à replacer à l’intérieur de la grande journée de la vérité, car il allie ces deux instances tragiques que sont la volonté de vérité et la volonté d’illusion, soit l’homme véridique mais ici sous couvert du manteau de lumière de l’artiste, celui par lequel renaît l’esprit de la Tragédie. Mais je prends ici un raccourci, car avant de réunir l’esprit libre avec le philosophe de l’avenir, il est préalable de montrer comment Nietzsche les distinguent pour tisser entre ces deux figures un lien de parenté.   

Le philosophe de l’avenir réapparaîtra explicitement dans le Par-delà le Bien et le Mal, entre temps Nietzsche va doter à son tour l’esprit libre de deux figures. Dans Aurore, nous commençons le livre à l’intérieur de l’Antre de Trophonios et nous terminons celui-ci par l’envol des Aéronautes de l’esprit.    

 

Tous ces hardis oiseaux qui prennent leur essor vers le lointain, le plus extrême lointain- certes, un moment viendra où ils ne pourront aller plus loin et se percheront sur un mât ou sur un misérable récif – encore reconnaissants d’avoir ce pitoyable refuge ! Mais qui aurait droit d’en conclure que ne s’ouvre plus devant eux une immense voie libre et qu’ils ont volé aussi loin que l’on peut voler ! Tous nos grands maîtres et prédécesseurs ont fini par s’arrêter, et le geste de la fatigue qui s’arrête n’est ni le plus noble, ni le plus gracieux : à moi comme à toi, cela arrivera aussi ! Mais que m’importe, et que t’importe ! D’autres oiseaux voleront plus loin ! Cette idée, cette foi qui est la nôtre vole avec eux à l’envi vers les lointains et les hauteurs, elle monte à tire-d’aile au-dessus de notre tête et de son impuissance, vers le ciel d’où elle regarde au loin et prévoit des vols d’oiseau bien plus puissants que nous qui s’élanceront dans la direction où nous nous élancions, là où tout est encore mer, mer, mer ! – Et où voulons-nous donc aller ? Voulons-nous franchir la mer ? Où nous entraîne ce désir puissant qui compte pour nous plus qu’aucune joie ? Pourquoi précisément dans cette direction, là où jusqu’à présent tous les soleils de l’humanité ont disparu ? Peut-être racontera-t-on un jour que nous aussi, tirant vers l’ouest, nous espérâmes atteindre une Inde, - mais que notre destin fit d’échouer devant l’infini ? Ou bien mes frères ? Ou bien ?[10] 

 

Nous sommes déjà dans la symbolique de l’Icare de la vérité, puisque les oiseaux s’épuisent en chemin et ne parviennent pas à atteindre le nouveau monde (position intermédiaire placée entre le scientifique et l’artiste), cette terra incognita de l’esprit, soit le continent d’une vérité extra morale. De sommes Nietzsche montre la direction que les autres aéronautes (société) doivent emprunter, l’horizon de la mer en direction du couchant, nous retrouvons le point de fuite. Nietzsche ne dit pas que ce continent n’existe pas, il nous dit seulement que n’y est pas parvenu lui-même tout en nous indiquant sur cette petite île la direction à suivre et à continuer...

Le cap vers l’Ouest est aussi celui de la navigation de ces Argonautes de la grande santé. Mais eux ne s’arrêtent pas à mi-chemin, il parvienne à trouver hors du détroit (morale) à fouler une terre oubliée (l’extase poétique), fertile mais surmonter d’un dangereux volcan (l’absence de vérité), soit une réouverture du domaine de l’illusoire artistique, l’île de flamme cette Pompéi de la vérité, autrement dit et nous y reviendrons à la résurgence du mythe.

En ce qui concerne les figures de l’esprit libre dans le Zarathoustra… j’en ferai l’objet d’un prochain article, notons seulement ici que la communauté est représentée par la réunion des hommes supérieurs dans la grotte lors de la fête de l’âne. Je vais y revenir plus longuement, mais c’est là où se produit un croisement complexe entre les figures, notamment entre Zarathoustra et le devin. Pour le résumer, dans la dernière partie du livre c’est le devin (le prédicateur de la grande lassitude) qui indique et interprète le bourdonnement à Zarathoustra. Mais inversement c’est Zarathoustra qui présente la première fois le dernier homme dans le prologue… les deux personnages touche leurs visages pour se reconnaître. Le cri d’agonie est doté d’une ambivalence de signification, car il est à la fois l’expression de la grande lassitude annoncée par le devin, mais Zarathoustra l’interprète aussi comme le signe du grand évènement « il est temps, il est grand temps ! »[11] celui de l’avènement du surhumain : « tu n’en crois rien, tu secoue la tête ? Et bien va vieil ours ! Moi aussi je suis devin »[12]. Le signe sur lequel les deux devins fondent leurs interprétations est bien le même, mais chacun d’eux en énonce une interprétation différente, de sorte que le Devin y voit l’annonce du dernier homme et Zarathoustra celle de l’homme supérieur, ce qui loin de désigner une opposition désigne plutôt l’ambivalence de la figure ainsi décrite : le philosophe artiste est à la fois le dernier homme et l’homme supérieur.

 

Alors que la figure du philosophe de l’avenir à laissé place à celles de l’esprit libres, celle-ci refait magistralement son apparition dans le Par-delà le Bien et le Mal. C’est à partir de là que vient s’instaurer un rapport de temporalité entre ces deux figures à la fois pour les distingués l’une de l’autre mais aussi afin de les liés toutes deux dans un intime rapport de parenté. Les esprits libres sont désormais circonscrits dans l’époque moderne alors que les philosophes de l’avenir en sont la continuité et marque le commencement d’une nouvelle époque, celle du renouveau de l’esprit de la Tragédie. « Seront-ils les amis de la vérité ces philosophes de l’avenir ? »[13] d’une vérité artistique comme acceptation et volonté de l’illusoire si l’on reprend donc la physiographie à sa base. De somme Nietzsche établit une filiation entre ceux qui ont déchiré le ciel (septiques athées et immoralistes) avec ceux qui viennent redessiner un nouveau ciel, celui qui détruit l’idéal d’hier se fait le précurseur de l’idéal de demain, celui qui détruit les anciennes tables demande aux philosophes d’après-demain d’en reconstruire de nouvelle.        

 

Faudra-t-il, après tout ce qui précède, dire encore expressément qu’eux aussi seront des esprits libres et très libres, ces philosophes de l’avenir encore qu’ils ne doivent pas être uniquement des esprits libres, mais quelque chose de plus haut de foncièrement différent, qu’il ne faut ni méconnaître ni confondre ? Ce disant, je me sens obligé presque autant envers eux qu’envers nous, esprits libres, qui sommes leurs hérauts et leurs précurseurs, d’écarter d’eux et de nous un vieux et stupide préjugé, un absurde malentendu qui pareil à un nuage a trop longtemps obscurci la notion du « libre esprit » […]. Nous autres, habitants ou tout du moins hôtes de passage de nombreuse province de l’esprit, nous qui avons toujours su nous évader des retraites obscures et douillette où l’amour ou la haine préconçue, la jeunesse l’origine, le hasard des hommes ou des livres, ou même la lassitude de nos pérégrinations paraissent vouloir nous enfermer ; plein de méchanceté envers les appâts de la servitude qui se cachent dans les honneurs, l’argent, les fonctions publiques ou les entraînements des sens ; reconnaissant même envers la détresse et les maladies qui nous ont toujours affranchis de quelque règle du « préjugé » qui s’y attache, reconnaissant envers Dieu, le diable, le mouton et le ver de terre qui sont en nous ; curieux jusqu’au vice, chercheurs jusqu’à la cruauté, près à saisir à pleines mains ce qui répugne le plus, capable de digérer ce qu’il y a de plus indigeste, aptes à tous les métiers qui exigent de la pénétration et des sens aiguisés, prêts à tous les risques, grâce à un surplus de « libre arbitre [volonté] »munis d’armes diverses, sur la façade ou sur la cour, dont nul ne perce aisément les intentions dernières ; riches de premiers plans et d’arrière fond que personne ne peur scruter jusqu’au fond ; cachés sous des manteaux de lumière, conquérant sous nos airs d’épigones et de dissipateurs, occupés à classer, à collectionner des faits de » l’aube au soir, avare de nos richesses et de nos tiroirs bourrés, habile à ménager ce qu’il faut apprendre ou ce qu’il faut oublier, inventeur de schèmes, parfois fiers de nos tables de catégories, parfois pédants parfois hiboux laborieux en plein jour, et, quand il le faut, épouvantail (et aujourd’hui il le faut, du moins dans la mesure où nous sommes les amis nés, les amis jurés et jaloux de la solitude, de notre profonde solitude, celle de minuit et celle de midi) : voilà les hommes que nous sommes, nous, les esprits libres – et peut-être serez-vous un peu semblable à nous, vous que je vois venir, vous, les nouveaux philosophes [14].                           

Ce passage du « nous » au « vous » est un pont reliant les deux rives du fleuve héraclitéen, bien que les esprits libres d’hier et d’aujourd’hui (destructeurs) se retrouvent alors séparés des philosophes de demain et d’après-demain (créateurs) par le temps, la destruction des anciennes tables est néanmoins conçue comme préalables à la création de nouvelles (Z.L.IV). Ainsi même si chacun exécute une activités contraires, pour figurer, ils emploient tous deux le marteau. Deux figures qui explorent chacun des horizons opposés de l’esprit, seulement ces deux voies se trouvent comprises comme de petites étapes (GS.279), ces deux chemins se rejoignent en un même centre (Z, « vision et énigme »). De sorte que « nous autres » hardis oiseaux nous retrouvons sur un petit îlot (figure de l’Aéronaute), nous autres guerriers de la connaissance sommes sur un même bateau (figure de l’Argonaute), nous autres convives de Zarathoustra célébrons la fête de l’âne dans le refuge (figure de l’homme supérieur)… Remarquons dès lors que si d’un côté Nietzsche impose une distinction entre le nous et le vous, il instaure aussi de l’autre main une filiation entre ce nous et ce vous en tissant un lien fraternel. L’espérance inassouvie d’une société devient alors société d’espérants (Seconde Intempestive), communauté d’esprits libres (Humain trop Humain), d’Aéronautes de l’esprit (Aurore), d’Argonaute en quête de la toison d’or (Gai Savoir). Seulement il se produit un revirement, les composantes du soliloque changent, la figure du décadent (le dernier homme) s’oppose alors à celle du commencement (Zarathoustra), les matelots accostent sur l’île de flamme et les hommes supérieurs accèdent au refuge pour s’y réjouir et se reposer… (Ainsi parlait Zarathoustra). La figure de l’esprit libre se distingue alors de celle du philosophe de l’avenir, le destructeur s’oppose alors au créateur mais sont néanmoins conçues et présentés comme les étapes transitoires d’un même processus, la seconde transvaluation des valeurs (Par-delà le Bien et le Mal). 

Cela étant dit, si nous soulevons quelques peu le rideau… nous pourrions surprendre ici et là quelques fils qui s’agitent sous la main du marionnettiste ! Je veux dire la formule « captiver son lecteur » prend ici tout son sens, la porte du jardin aux grilles dorées est la volière dans laquelle l’oiseleur attire et enferme les oiseaux. Comprendre Nietzsche ce n’est pas parvenir à entrer dans son labyrinthe mais bien plutôt tuer le Minotaure qui rôde dans ces lieux et avoir assez de force dans les ailes pour en sortir. Autrement dit, il faut nous défier de Zarathoustra lorsqu’il caresse son ruminant lecteur dans le sens du poil. Finalement, c’est une belle formule que ce « nous autres » qui d’un mot sur l’autre nous fait bondir sur deux significations inverses. N’est-ce pas là ce sortilège d’un singulier je qui souhaiterait se faire pluriel ? Les miroirs feraient bien de réfléchir avant de renvoyer les images (Camus). Il faut écouter attentivement ce que ce texte laisse à entendre, Nietzsche ne dit nullement vous les philosophe de l’avenir serez comme nous les esprits libres, mais formule une simple suggestion : « Voilà les hommes que nous sommes, nous, les esprits libres – et peut-être serez-vous un peu semblable à nous, vous que je vois venir, vous, les nouveaux philosophes ». Mais alors qui sont les autres qui accompagnent le je pour composer le nous et ce vous futur, mais où sont les amis de Zarathoustra ? (Du haut des cimes).   

C’est donc ainsi qu’une fois, lorsque j’en ai eu besoin, j’ai pour mon usage inventé aussi les « esprits libres » à qui est dédié ce livre de découragement et d’encouragement tout ensemble, intitulé Humain trop humain : des « esprits libres » de ce genre il n’y en a pas, il n’y en a jamais eu – mais j’avais alors, comme j’ai dit, besoin de leur société, pour rester de bonne humeur parmi des humeurs mauvaises (maladie, isolement, exil, acedia, inactivité) : comme de vaillants compagnons et fantômes, avec lesquels on babille et l’on rit, quand on a envi de babiller et de rire, et que l’on envoie au diable, quand ils deviennent ennuyeux, - comme dédommagement des amis manquants. Qu’il pourrait un jour y avoir des esprits libres de ce genre, que notre Europe aura parmi ses fils de demain et d’après-demain de pareils joyeux et hardis compagnons, corporels et palpables et non pas seulement, comme dans mon cas, à titre de schémas et d’ombres jouant pour un anachorète : c’est ce dont je serais le dernier à douter. Je les vois dès à présent venir, lentement, lentement : et peut-être fais-je quelque chose pour hâter leur venue, quand je décris d’avance sous quels auspices je les vois naître, par quel chemin je les vois arriver ? »[15].          

Voilà le petit pantin de bois qui s’est fait détourner du chemin de l’école par grand coquin ! Regardez dès à présent ce Pinocchio danser sans fil ! Plus de nous, plus de vous, seulement un je d’un solitaire qui se fait jeu de la solitude, l’un devient deux le dernier homme exprime sa grande lassitude Zarathoustra le soigne, puis à mesure que nous franchissons les sept degrés de la solitude, la société d’esprit s’agrandit, le miroir se brise désormais en cinquante et cents facettes, Dionysos derrière les masques de chacun des protagonistes. Toutes les figures du récit, tous ces grands portraits accrochés au mur, à commencer par celui de la dédicace à Wagner (Ecce Homo), sont des portraits de lui-même (l’extension est de Bertram). Il en va de même pour cette belle toile déchirée du Schopenhauer éducateur ou bien pour sonder du côté de l’antipode Socrate, pourquoi pas un Héraclite comme alter ego antique mais auquel on ajoute un rire démocritéen… Nietzsche se dessine lui-même dans le portrait des autres, en déjouant ainsi le jeu de la transposition narrative l’on se rend compte que les figures du récit sont aussi des ombres projetés sur lui-même. De sorte que derrière le masque du prophétisme affiché d’un « vous que je vois venir [?] » ou de formules magiques comme « je décris d’avance sous quels auspices je les vois naître et par quel chemin je les vois arriver ? » se trouve seulement l’espérance d’une réception posthume. Pas de lecteurs prédestinés mais une prédestination de l’œuvre elle-même vers l’avenir. Reste à attendre que le poisson morde à ces petits hameçons dorées suspendus au-dessus d’un lac artificiel, que les oiseaux entre dans la cage de l’oiseleur, que les hommes supérieurs prennent refuge dans la caverne de Zarathoustra.


[2] . Lecture « le dernier philosophe face au dernier homme ».

[3] . Gai Savoir, « Incipit Tragédia ».

[4] . Le livre du philosophe, 1872, 37.

[5] . Le livre du philosophe, 59.

[6] . Le livre du philosophe, « Le dernier philosophe », p 38.

[7] . Le livre du philosophe, « Soliloque du dernier philosophe : un fragment d’histoire de la postérité », 87.

[8] . Je pense que c’est le fruit d’une première réflexion et d’une critique silencieuse de la faculté maîtresse de Taine et de son model psychologique qu’il applique sur l’art et l’histoire. 

[9] . Humain trop humain, 225.

[10] . Aurore, aphorisme 575.

[11] . Redondance qui fait référence au chapitre des « grand évènement » et « le cri de détresse ».

[12] . Zarathoustra, « le cri de détresse ».

1

[14] . Par delà le bien et le Mal, seconde partie, 44.

[15] . Humain trop humain, « préface de 1886 », 2.

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