(Oronce Fine, O caput elleboro dignum, XVIe siècle)
Zarathoustra le fou qui joue avec son ombre, Zarathoustra le dément qui a trouvé logis dans une caverne en haut de sa propre montagne, Zarathoustra l’insensé qui allume sa lanterne en plein midi… L’oeuvre de Nietzsche n’est elle pas cette folie qui désigne un monde à l’envers et ce faisant vous le remet à l’endroit ? L’œuvre de Nietzsche n’est elle pas tout entière un reflet du monde provenu de ce miroir de Dionysos ? Nietzsche ce côté pile de la modernité tombée face contre terre et qui vient de perdre son pari !
Son œuvre marque le commencement d’une nouvelle époque de l’histoire de la folie. Une époque ou la représentation de la folie se joue un tout autre tour à elle-même, en se présentant sagement. En se présentant comme remède de la grande lassitude des esprits, au pessimisme ruinant l’homme moderne. Un petit pas d’élan vers la postmodernité et hop nous voyons que c’est là que par un geste, un ce pas intrépide fugace et dansant, que Nietzsche en passant la barrière nous l’indique par là même la postmodernité, comme l’index visant la pan-carte. Remarquons par ailleurs, qu’il n’y a pas à proprement parlé de conclusion à L’histoire de la folie de Michel Foucault. Seulement les dernières pages qui indiquent qu’avec les œuvres d’un Nietzsche, d’un Van Gogh et d’un Artaud nous faisons face à une nouvelle époque et donc la fin de l’age classique. La fin de son discours ne marque en rien la fin de l’histoire, en cette fin du XIXe siècle il se passe encore autre chose, une autre formation discursive faisant à son tour tourner, une nouvelle fois la roue de notre fortune.
La folie de Nietzsche, c'est-à-dire l’effondrement de sa pensée, est ce par quoi cette pensée s’ouvre au monde moderne. Ce qui la rendait impossible nous la rend présente ; ce qui l’arrachait à Nietzsche nous l’offre. Cela ne veut pas dire que la folie soit le seul langage commun à l’œuvre et au monde moderne ; mais cela veut dire que, par la folie, une œuvre qui à l’air de s’engloutir dans le monde, d’y révéler son non-sens et de s’y transfigurer sous les seuls traits du pathologique, au fond engage en elle le temps du monde, la maîtrise et le conduit ; par la folie qui l’interrompt, une œuvre ouvre un vide, un temps de silence, une question sans réponse, elle provoque un déchirement sans réconciliation où le monde est bien contraint de s’interroger. Ce qu’il y a de nécessairement profanateur dans une œuvre s’y retourne, et, dans le temps de cette œuvre effondrée dans la démence, le monde éprouve sa culpabilité. Désormais et par la médiation de folie, c’est le monde qui devient coupable (pour la première fois dans le monde occidental) à l’égard de l’œuvre ; le voilà requis par elle, contraint de s’ordonner à son langage, astreint par elle à une tâche de reconnaissance, de réparation ; à la tache de rendre raison de cette déraison et à cette déraison[1].
La folie trouve peut-être dans l’œuvre de Nietzsche un nouvel éloge ? Cherchons donc à rendre raison à cette déraison en présentant ce qu’est le miroir de Dionysos. Suivons une fois de plus, comme nous l’avons déjà fait, la piste du rapport et de la transposition vis-à-vis du mythe grec. Par exemple cette instance qui couple à la fois la fin de la gigantomachie et la naissance de l’homme. Celle-ci raconte que les titans présentent des jouer au Zagreuss et que parmi eux se trouve un miroir qui attise la curiosité de l’enfant. S’y contemplant, l’enfant s’abîme alors dans le reflet de son propre regard et la stupeur que provoque cette vue de lui-même le paralyse. Profitant de cette occasion les titans le capturent et le mangent, mais consécutivement à cela Zeus entre alors dans une terrible colère et extermine par la foudre la race des titans. Mais ensuite, il devient triste de voir ainsi le monde vide et Zeus crée alors les hommes avec la poussière des titans, dans laquelle se trouve mélangé le dionysiaque qui symbolise l’âme humaine.
Demandons-nous si à partir de ce mythe, que nous retrouvons précisément parodié dans l’enfant au miroir au sein du Zarathoustra, ne nous seraient pas utile pour comprendre la cène et le couronnement de l’âne. Puisque c’est la réunion des figures qui illustre le dionysiaque, cela correspond bien à cette réunion des âmes, des éclats et les facette du miroir brisé dans le mythe, nous trouvons là dessinée l’ultime métamorphose de Dionysos divinisé qui renaît de ses cendres, c’est-à-dire de l’homme. De la même façon que dans le cas du dernier homme d’abord une transposition du mythe, puis la reformulation en image renversée. C’est-à-dire, non plus ce moment où le miroir se brise, où le dionysiaque est déchiré et mélangé à la cendre. Mais désormais en réponse à cela, l’instance finale de la scène est la réunion des divers morceaux et facettes de ce miroir, illustrant la renaissance d’un Dieu qui renaît de ses cendres de cette poussière humaine. L’histoire de l’humanité dessinée comme une alchimie divine permettant de créer, de faire renaître un Dieu.
Transposition et image renversée, du mythe, de la Bible, des philosophèmes antiques, des paraboles des poètes. Le tout moqueusement, comme l’enfant faisant son espièglerie, son tour de malice, Nietzsche nous met devant les yeux le monde à l’envers. Ah Oui ? Mais il est aussi celui qui dit : regardez ! Vos pères sont les méchants ! Ce sont eux les menteurs ! Ce sont les anciens qui les premiers ont renversé le monde, lorsqu’ils ont dessiné un sombre ciel cette au-delà de la vie et cela au détriment de la vie elle-même. C’est eux qui ont tissé la nuit et la toile du rêve ces marchands de sables ! Eux qui ont fait de cet au-delà le refuge de la vie humaine et donc nous retrouvons donc la condamnation de Socrate et du christianisme. De somme que Nietzsche dit tout à l’inverse de tout le monde et il le dit à l’envers prétendant le présenté à l’endroit, voilà son génie créatif, sa patte sa routine et qui fait tout son style.
Mais tout bien considéré est-il le premier à faire de la sorte ? - Ô combien ce n’est pas le cas ! Dans ce geste se dessine l’aboutissement de tout l’élan de la modernité ! Nietzsche n’est pas à la tête mais à la queue de ce grand processus, lui qui l’achève en renversant la morale elle-même ! C’est en cela qu’il est le dernier, le dernier des modernes ! Le processus de renversement de la roue des fondements anciens trouve ici son aboutissement, sa totalité, dans la scène de l’antéchrist. Bien sombre spectacle n’est ce pas ? ce combat de carnaval ! Ma parole nous somme devant une toile de Bruegel ! Comprenons en, subtilisons la quintessence de la portée parodique de cette représentation d’ensemble, comme éclat de rire du fou ! Regardez-y bien les cornes qui pointent sur notre bonnet d’âne. L’espérance du surhumain sonne comme le dernier maux contenu dans la boîte de Pandore ! Et si le dionysiaque était cet antéchrist ?
C’est donc contre la morale que dans ce livre problématique s’était jadis tourné mon instinct, un instinct qui intercédait en faveur de la vie et s’inventa par principe une contre doctrine et une contre évaluation de la vie, purement artistique, antichrétienne. Mais comment la nommer ? En philologue en homme du langage, je la baptisai non sans quelques libertés – mais qui saurait au juste le nom de l’antéchrist ? – du nom d’un dieu grec : je l’appelai dionysiaque[2].
C’est tout cela, l’usage que fait Nietzsche du miroir de Dionysiaque. L’œil ne trouve pas le reflet sur la surface, à mesure que le regard de l’observateur se rapproche, celui-ci transperce l’opacité sombre de sa matière, plonge son regard au-dedans en profondeur qui laisse transparaître avec stupeur que toutes les couleurs du dehors de la surface, de l’apparence se sont soudainement renversées, il fait alors nuit en plein jours au travers du prisme des lunatiques cette larme de Dieu.
Dans la partie apollinienne de la tragédie grecque, dans le dialogue, tout ce qui affleure à la surface paraît simple, transparent et beau […]. Mais laissons là le caractère du héros tel qu’il affleure à la surface et se fait visible (ce n’est rien de plus après tout une image lumineuse projetée sur un écran obscur, un pur et simple phénomène autrement dit) et pénétrons plutôt dans le mythe, puisque c’est lui qui se projette ainsi dans ces reflets lumineux. Ce qu’on éprouve alors tout à coup, c’est l’exacte inversion d’un phénomène optique bien connu : Lorsque après nous être efforcés de regarder le soleil en face, nous nous détournons, aveuglés nous avons devant les yeux de sombres taches de couleur qui sont comme un remède à notre éblouissement. Ici à l’inverse, cette manifestation du héros sophocléen en images lumineuses (pour faire bref, le côté apollinien du masque), ce sont les réaction nécessaire d’un regard qui a plongé jusque dans l’horrible tréfonds de la nature – les taches de lumière, si l’on veut destinées à guérir le regard blessé par une nuit terrifiante [… [soit pour faire bref, le côté dionysiaque du masque]]. Oui, le mythe semble nous chuchoter à l’oreille que la sagesse, et justement la sagesse dionysiaque, est une abomination contre la nature et que celui dont le savoir précipite la nature dans l’abîme l’anéantissement doit aussi faire sur lui-même l’épreuve de cette dissolution de la nature. « La pointe de la sagesse se retourne contre le sage, la sagesse est un crime contre la nature », telles sont les terribles sentences que proclame le mythe[3].
Le miroir de Dionysos dévoile le reflet de l’inconscient, les sentiments moraux sont des lumières en surface, une sublimation nos instincts. Mais ce sont les instincts bien humains, bien trop humain qui sont à l’origine de tous nos sentiments moraux puisque ce sont ces derniers qui se superposent à eux. Le barbare revendique ses droits, c’est retrouver l’ethos précédant à l’assujettissement des peuples à la civilisation, avant la transvaluation des valeurs, avant le socratisme, avant le christianisme, c'est-à-dire celle de l’époque de la tragédie grecque. Le monde à l’envers est ainsi remis à l’endroit pour Nietzsche, soit un état de santé de la psychologie des peuples antérieur à la maladie diagnostiquée, la civilisation. Nous retrouvons précisément le positionnement intempestif, celui du généalogiste dans la recherche des origines des valeurs morales. Nous irons plus loin dans cette voie dans notre prochain article intitulé Socrate ou la naissance de l’homme théorique.
Merci de votre à lecture.