29 mai 2018 2 29 /05 /mai /2018 13:27

(Friedrich Brandseph, Doppelgänger, 1868)

C'est le mérite de certains grands esprits de donner dans leurs œuvres la formule la plus complète de leur époque. En eux se résument les aspirations du peuple dont ils exaltent les qualités maîtresses. Représentants typiques de leur génération, ils sont aussi l'aboutissant, et, s'ils ont su se mettre à la tête d'un courant, il n'en est pas moins vrai que c'est ce courant qui détermine leur route. Cependant la nation les vénères et ils ont le droit de s'en faire gloire.


D'autres au contraire, vivent à l'écart, loin des préoccupations de leurs temps. Sans souci du présent, leur regard est fixé vers l'avenir. Chercheurs infatigables dans le domaine la pensée, ils tracent à l'humanité sa voie. Ce sont les Héros. Que leur importe la gloire d'aujourd'hui ! Solitaire au milieu de la foule incompréhensive, ils sont assez grands pour projeter leur ombre dans le lointain, au-delà des générations.


Nietzsche est de cela.


Il s'est appelé lui-même un penseur « inactuel ». Les préoccupations de son époque n'étaient point les siennes. Il voyait trop clair pour que les idoles du jour subsistassent devant lui. Sa critique incisive n'a rien laissé debout de ce que vénère notre temps. C'est pourquoi le succès ne devait pas venir à lui. Drapé « comme d'un manteau » du silence que l'on faisait autour de son nom, il s'est mis à suivre des chemins solitaires, « où l'on ne rencontre personne ».


Quand son esprit s'est voilé de ténèbres, quand sa plume est tombée de sa main, ce fut un fait divers qui passa totalement inaperçu.


Nietzsche n'avait pas encore de lecteurs.[1]

Le portrait croisé esquissé par la traducteur Henri Albert en 1902, au seuil de la toute première compilation d'aphorisme intitulée Pages choisies, destinée à introduire la pensée du criminel honnête auprès du public français ; nous reconduit à un stade proprement initial de l'histoire de la réception française. Preuve étant que la procession zoroastrienne avait déjà commencé de son vivant, ces morceaux choisis - pour les mouches de la place publique - sont jetés pour la première fois en pâture en janvier 1899, soit dix ans après son effondrement et six mois avant son trépas. Un tel retour à la case départ était nécessaire, pour retrouver le patronyme de nos philosophes placés l'un à la suite de l'autre, parmi les maîtres de la pensée contemporaine pour reprendre le titre commun des compilations de Georg Brandes et Jean Bourdeau. Ce qui nous amène à formuler un premier constat, afin de donner au public parisien une idée du criminel honnête, le traducteur le place délibérément à la suite de monsieur Taine, dont les traits transparaissent en filigrane au sein du premier paragraphe. Ce portrait biographique a la particularité d'abolir toute séparation entre vie (bios) et œuvre (graphein), autrement dit les philosophes sont eux-mêmes les incarnations parfaites de leurs propres idées sociales, ou du croisement dual entre leurs conceptions mutuelles des génies nationaux.

Au sein du premier paragraphe, Taine devient sous la plume de Henri Albert le parfait représentant de l'esprit gaulois. Abordé de manière linéaire, la première ligne comporte une référence à son système philosophique (la race, le milieu, le moment), la seconde une allusion à sa conception de la faculté maîtresse, la troisième le place en tête de proue du positivisme français, autant d'indices qui nous permettent d'évoquer finalement son nom : Taine est de cela. Face à lui, sur l'autre rive du fleuve, le philosophe germain est celui qui mène une lutte héroïque contre l'esprit de son temps (zeitgeist), la plante déracinée qui recherche un climat constant entre la montagne et la mer. Observons à présent le second paragraphe à la loupe, de manière à relever les différentes allusions au récit. En premier lieu, la référence à la préface de la seconde considération inactuelle, formule redondante qui revient notamment dans le passage suivant : « Et si vous avez besoin de consulter des biographies, ne choisissez pas celles qui portent le titre : Monsieur Untel et son temps, mais préférez les études qui pourraient s'intituler : "Un lutteur qui combattit son temps"»[2]. En ce sens, la référence nous permet d'appréhender la vision vulcanienne de l'individu qui mène une lutte héroïque contre l'esprit du temps, comme la réciproque de la vision neptunienne de l'individu façonné par son milieu ; de suggérer que la conception tainienne est prise à contre-pied, dès le commencement de sa critique de l'historicisme. De sorte que les idées sociales seraient à la fois opposées, mais également complémentaires et réversibles. Alors que Taine replace l'homme particule dans toutes les composantes de son milieu, considère que les génies nationaux incarnent les grandes tendances de l'esprit du peuple, présente en quelque sorte les mains invisibles qui façonnent les individus ; le rebelle aristocratique rompt avec les visions téléologiques, les événements du temps présent sont proprement imprévisibles, un seul individu est capable de reverser à tout moment le cours de l'Histoire, un criminel de petite envergure peut assassiner un duc, un criminel de grande envergure redessiner les frontières des nations, les exemples historiques ne manquent pas. Dans le troisième paragraphe, le traducteur fait allusion à l'esprit « clandestin sous son manteau de lumière » dans la première partie du Par-delà Bien et Mal, mais qui se métamorphose sous sa plume en « manteau de silence ». Sa formule, nous indique plus précisément un aphorisme sur l'indépendance[3]. Taine est un philosophe français au pays des germains, le criminel honnête un philosophe allemand au pays des gaulois, chacun portant son regard sur la rive opposée à la sienne, le premier reflète la vision idéale du second, le second la représentation idéelle du premier.

Si le portrait de Henri Albert n'est pas authentique, le croisement que le traducteur opère entre les regards n'en demeure pas moins valide sur un plan didactique, puisqu'il laisse transparaître ici et là une entente-duale entre les auteurs (agôn), une analogie symétrique entre deux figures opposées (A'), un couple des contraires, un jumelage. Aperçu de loin, le génie abominable serait donc en quelque sorte le doppelgänger de monsieur Wilson... Vue de plus près, l'entrecroisement des regards sur les rives du Rhin devient forcément un peu louche, puisque les philosophes illustres également le rapport franco-allemand, tel qu'il était représenté couramment à l'époque, la vieille rivalité entre les deux sœurs siamoises (Paris-Berlin). Ainsi, le portrait de Henri Albert serait tout à la fois à l'image de l'esprit du temps, de leurs conceptions mutuelles, de leurs personnalités, subtilement imbriquées comme de petites poupées russes...

-----------------------------

[1]Henri Albert, Nietzsche : pages choisies, extrait de la préface de 1902

[2]Seconde considération inactuelle, 6.

[3]Par-delà Bien et Mal, § 30.

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : La Caverne de Zarathoustra
  • : Lecture de Nietzsche : Le carnet de voyage de l'Argonaute. (lectures et sources audio-vidéo).
  • Contact

Catégories