18 décembre 2018 2 18 /12 /décembre /2018 12:56

(Photographie de Karl Jaspers, 1910) 

La critique du symbolisme poétique. Que les Dithyrambes à Dionysos comportent d'autres énigmes, que les figures mythologiques nous indiquent la signification implicite des poèmes, cela nous sommes en mesure de le montrer par un examen des sources... Mais dès lors que nous plaçons les métaphores poétiques en relation avec les conceptions philosophiques, ou lorsque nous attribuons une fonction herméneutique à ces figures, notre problématique prend résolument une toute autre tournure... Alors que le poète concilie le mot et l'image par l'usage de figures de style, le philosophe instaure quant à lui de multiples déclinaisons entre la métaphore (imitation) et le concept (idée), les trois degrés de la mimésis : « Ainsi le faiseur de tragédies, en qualité d’imitateur, est éloigné de trois degrés du roi et de la vérité. Il en est de même de tous les autres imitateurs »[1]. C'est parce qu'ils sont des imitateurs et des producteurs de faux-semblants, que le philosophe chasse les poètes, les peintres et les comédiens de la cité... Quoi de plus fondamental que la distinction entre la métaphore et le concept ? Mais que reste-t-il de la triple muraille d'airain au terme du renversement des valeurs, au paroxysme du platonisme inversé ? Le problème du symbolisme poétique, nous conduit à interroger la relation entre la métaphore et le concept au sein du corpus, mais également à dénouer patiemment le nœud gordien au sein de l'histoire de la réception : inaugurée par le poète Ernst Bertram dans son Nietzsche. Essai de mythologie (1918), la thèse du symbolisme poétique est sévèrement critiquée par le philosophe Karl Jaspers dans son Nietzsche. introduction à sa philosophie (1950), partiellement réhabilitée par Gilles Deleuze dans son Nietzsche et la philosophie (1962), puis finalement récusée par la réception philologique : « la légende veut que Nietzsche ait dit tout le contraire de tout et que sa philosophie soit intrinsèquement incohérente, double, contradictoire. Magistralement mise au point et diffusée par la tentative (réussie) de mythologie d’Ernst Bertram, cette légende a eu une forte influence sur toute la réception de Nietzsche au XXe siècle »[2]. Autant dire qu'il s'agit d'une piste particulièrement glissante, celui qui s'aventure dans le vaporeux mirage de l'illusoire poétique, risque à tout moment de perdre de vue l'horizon philosophique ; à force de naviguer à contre-courant, ou de se laisser porter par des vents contraires, de revenir à un stade proprement initial de l'histoire de la réception. Si la reconnaissance du philosophe n'est plus à reconsidérer de nos jours, rappelons que le poète lui faisait de l'ombre à l'époque. On comprend mieux la virulence de l'objection formulée par Jaspers à l'encontre du symbolisme poétique de Bertram, lorsque l'on constate que la réception universitaire commence par un refoulement des considérations esthétiques :

Nietzsche est accueilli dans une attitude esthétique, dans un enthousiasme qui n’engage à rien. C’est habituellement la manière de ceux pour qui finalement la mesure et la forme sont décisives. Ravis dans leur jeunesse, puis fâchés et dégoûtés des incessantes contradictions, de la démesure, en particulier des erreurs de sa maturité, des créations exagérées et verbales, des dogmatismes devenant apparemment aveugles, des déviations devenant occasionnellement ridicules, ces esprits connaissent la désillusion typique qui perd de vue le moyen. Il ne leur reste finalement que quelques travaux de détail, le critique et l’écrivain de style, l’aphoristique et l’essayiste excellent et le poète. Mais si l’appropriation de Nietzsche consiste à s’édifier aux beautés et à savourer la langue et la sensation spirituelle, alors disparaît toute la substance.

Ce n’est que si je rends efficace en moi la possibilité d’impulsion venant de Nietzsche, que celui-ci est pris au sérieux non de façon esthétique mais philosophique. Mais on ne réussit pas à faire sienne cette impulsion si (soit dans un sens esthétique ou spirituel ou systématique ou dans n’importe quel autre sens) ; pour une part, on lui donne libre cours, pour une autre part, on la rejette... [3]

Amorcer notre propos par le portrait du lecteur désillusionné, tel que Jaspers l'esquisse dans les dernières pages de son commentaire, nous permet de montrer la défiance du philosophe à l'égard de l’enthousiasme procuré par les exhortations poétiques. Karl Jaspers dénonce la posture lunatique du lecteur qui se laisserait bercer par l'insidieuse mélodie des flûtes enchanteresses, ou trop facilement charmé par la séduction exercée par le Don Juan de la connaissance[4] ; avant de prendre le prestidigitateur la main dans le sac, en train d'employer les sortilèges de ses adversaires, afin d'élaborer une fable qui met un point final à toutes les fables. Aussi pétillantes qu'un cachet d'aspirine, les notices du professeur Jaspers contiennent des contre-indications, afin de prémunir le lecteur ivre des effets indésirables du pharmakon. L'effet tonifiant procuré par les exhortations poétiques, cède lentement sa place à l'effet dissolvant de la pensée philosophique : « Il y a des livres qui possèdent, pour l’âme et la santé, une valeur inverse, selon que l’âme inférieure, la force vitale inférieure ou l’âme supérieure et plus puissante s’en servent. Dans le premier cas, ce sont des livres dangereux, corrupteurs, dissolvants, dans le second cas, des appels de hérauts qui invitent les plus braves à revenir à leur propre bravoure »[5]. A la différence du pharmakon platonicien qui est tout à la fois remède et poison, celui de Zarathoustra est remède ou poison selon la personne qui se l'administre, le remède des esprits libres est un poison pour l'homme moderne. A l'école du soupçon, l'incrédulité du lecteur est incessamment mise à l'épreuve, au point de présenter le refus d'être dupe et la résistance ironique comme la mise en pratique d'une maïeutique. Zarathoustra n'a de cesse de susciter la méfiance de ses disciples : « En vérité, je vous conseille : éloignez-vous de moi et défendez-vous de Zarathoustra ! Et mieux encore : ayez honte de lui ! Peut-être vous a-t-il trompés »[6]. Comment le disciple pourrait-il gager de la sincérité de son maître, lorsque ce dernier se présente à lui comme le grand escroc ? Il faudrait être sacrément crédule, pour croire en la parole de l'incroyant, suivre le chemin de celui qui ne suit personne, vénérer la statue du héros qui a brisé l'idole de la vénération humaine : « Vous me vénérez ; mais que serait-ce si votre vénération s’écroulait un jour ? Prenez garde à ne pas être tués par une statue ! »[7]. On pourrait reprocher à Jaspers d'avoir présenté l'exercice du soupçon, uniquement sous l'aspect d'un revirement critique à l'égard de l'auteur. Les objections du lecteur désillusionné résultent davantage d'un positionnement dogmatique, si l'impulsion philosophique consiste à dire que sa pensée est contradictoire, ou à soutenir que le style est superficiel, etc., nous laissons le professeur de résignation clamer ses opinions les plus droites. Accordons-lui tout le sérieux que le disciple d'Héraclite concédait lui-même aux dialogues platoniciens, apprenons à rire de la tournure ironique des diatribes du corrupteur de la jeunesse. Au lieu de nous laisser subjuguer par de vaporeux mirages, rendons-nous maître des illusions dans lesquelles le dévot de Dionysos nous entraîne[8].

Parmi les interprétations erronées, interprétations justifiées pour autant qu’on les considères dans leur auto-limitation, fausses pour autant qu’on leur attribue une valeur absolue, les plus fréquentes sont les suivantes […]. 3° La réalité totale de Nietzsche est éclairée par des symboles mystiques qui lui donnent la signification éternelle et la profondeur d’un thème historique. Il y a quelque chose de pénétrant dans le symbole de Judas, pour interpréter la négativité dialectique qui traverse son œuvre, dans le chevalier pris entre la mort et le diable pour interpréter son courage sans illusion, et dans d’autre choses de ce genre (voir Bertram). Mais dès que ces symboles veulent être plus qu’un beau jeu de la sensibilité, ils n’ont plus aucune valeur ; ils simplifient, suppriment le mouvement, font de Nietzsche un être figé, le soumettant à une nécessité connue qui s’étend sur tout, au lieu de le suivre dans sa réalité propre. Nietzsche se sert de symboles de ce genre pour éclairer, mais seulement comme instruments parmi d’autres. [9]

Soucieux d'arracher l'œuvre des mains des poètes symbolistes qui gravitaient jadis autour du cercle Stephan George, de reconduire à la porte la cohorte invincible constituée de dadas et de surréalistes qui s'étaient appropriés la métaphysique artiste, Karl Jaspers se cambre devant les « idées reçues », avant de refermer « les chemins qui ne mène nulle part », au profit d'une pratique « exégétique » des sources. Assuré du bien-fondé de sa propre méthode, de la portée scientifique de son impulsion philosophique, Jaspers dresse l'inventaire de toutes les pistes erronées ou trompeuses, au nombre desquelles nous retrouvons la légende d'Ernst Bertram. Nul besoin de passer par quatre chemins, l'Essai de Mythologie est résumé en trois lignes, la thèse du symbolisme poétique réduite dans la sentence initiale : « La réalité totale de Nietzsche est éclairée par des symboles mystiques qui lui donnent la signification éternelle et la profondeur d’un thème historique ». Qualifier la portée autobiographique des poèmes de réalité totale, ou les figures mythologiques présentes dans les énigmes du récit de symboles mystiques, cela revient à réduire la thèse que l'on accuse de réductionnisme et porter en dérision une interprétation que l'on juge ridicule. Reprocher au poète mallarméen d'avoir inventé le mensonge marmoréen [10], revient résolument à lui faire un mauvais procès... Ce n'est pas Bertram l'inventeur de la légende, mais le rhapsode dithyrambique qui incarne les héros tragiques et le monstre de son propre labyrinthe[11]. Tel un prestidigitateur déjouant les tours de magie d'un autre prestidigitateur, Bertram dévoile les subterfuges du maître dans l'art du travestissement, les sortilèges du méchant sorcier : « Respect du Masque : telle est la dernière exigence de celui qui a brisé tous les masques maudits. Nietzsche livre ici le secret de sa technique particulière du travestissement, sage procédé qui commue les descriptions qu’il donne d’âmes et d’esprit étrangers, en images étranges dont l’arrière-plan, c’est lui-même. Là où Nietzsche parle de lui le plus clairement, avec le moins de voile, c’est là où il a l’air de parler le moins de lui »[12]. En ce lieu, réside les « images étranges », que Jaspers qualifie de « symboles mystiques », sans prendre la peine d'indiquer qu'il s'agissait plus précisément des autoportraits, au sein desquels le philosophe artiste se dépeint lui-même sous les traits des héros de la tragédie antique, les masques empruntés par le narrateur devant le miroir de la narration. Il va sans dire que Jaspers ne leur concède aucune valeur, sinon l’attrait esthétique que pourrait procurer la contemplation d'une image. Peu importe de savoir que la gravure de Dürer suscitaient jadis l'admiration du philologue, au point que ce dernier l'offre à Wagner pour le réveillon de noël, ou l'utilise pour dépeindre Schopenhauer dans la Naissance de la Tragédie[13], il s'agit d'un ornement tout au plus... Seulement, le poète semble vouloir murmurer quelque chose d'inaudible à l'oreille du philosophe. On touche là le cœur du problème, les symboles sont des instruments de la puissance illusionniste, la transfiguration métaphorique et la transposition métonymique sont les deux flûtes enchanteresses du rhapsode dithyrambique. Soulever le masque maudit, reviendrait à déjouer le jeu de la transposition entre la vie et l’œuvre, surprendre sa manière peu coutumière de se dépeindre lui-même par l'entremise d'un portrait représentant quelqu'un d'autre : « La preuve – aussi forte que preuve peut l’être – en est mon texte intitulé « Wagner à Bayreuth » : dans tous les passages d’une importance psychologique capitale, il n’est question que de moi – on peut sans hésiter mettre mon nom ou celui de Zarathoustra partout où le texte indique « Wagner ». Tout le portrait de l’artiste dithyrambique est le portrait du poète latent de Zarathoustra, dessiné avec un relief vertigineux, et sans jamais effleurer seulement la réalité wagnérienne ». Cet esprit clandestin éprouve le besoin de récupérer son manteau de lumière, l'identité narrative qu'il avait lui-même concédé au porteur de ses plus hautes espérances, le rhapsode dithyrambique. On pourrait ajouter que Karl Jaspers formule des objections à l'encontre de la thèse de Bertram, mais notons que sur la question du masque mythologique, l'essai de biographie intérieure de Lou-Andréas Salomé intitulé Nietzsche à travers ses œuvres (1894), le précède de plusieurs années : « lorsque nous étudierons chacune des périodes de son évolution intellectuelle, c’est toujours Nietzsche lui-même que nous retrouvons, mais revêtu à chaque fois d’un masque différent. L’expression de son masque : voilà ce qui nous donne à chaque instant la clef de son développement »[14]. On mesure à présent le risque de revenir à un stade proprement initial de l'histoire de la réception, puisque l'iconoclaste verrouille la porte du symbolisme poétique, mais jette aussi « la clef de la compréhension » au fond du puits. Indépendamment de l'attrait esthétique qu'elles procurent, les figures mythologiques seraient dotées d'une fonction herméneutique. Afin de mettre la proposition de Lou-Andréas Salomé en exergue, il suffit de relever la présence des figures mythologiques dans chacun des livres, du cadre esthétique qui nous permet de relier les deux extrémités de l'ouvrage. Ces figures mythologiques apparaissent dans les exhortations finales, dans les chants du Ainsi parlait Zarathoustra... Jaspers à conscience du résultat d'un tel constat, puisque l'objection précise que les symboles : « simplifient, supprime le mouvement, font de Nietzsche un être figé ». Autrement dit, le philosophe nous met en garde contre la tentation de substituer le sens du mot au profit de la signification de l'image, de relier le concept à l'archétype originel : Ariane est l'éternel féminin, Icare l'homme véridique... Ce qui replacé dans la perspective du platonisme inversé, reviendrait à s'écrier avec des gestes véhéments, tout ceci n'est qu'un mythe, la vérité dionysiaque la voici : « La vérité dionysiaque reprend à son compte le domaine entier du mythe comme système symbolique de son savoir, ce savoir qu’elle exprime, mais toujours sous le voile antique du mythe »[15]

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[1] Platon, République, livre X, 597e-598e.

[2] Paolo d’Iorio, Nietzsche. Philosophie de l’esprit libre, « Système, phases, chemins, strates, modèles et outils pour l’étude d’une philosophie en devenir ».

[3] Karl Jaspers, Nietzsche : introduction à sa philosophie, Paris, 1950, Gallimard, ouverture du chapitre l’appropriation de Nietzsche.

[4] Aurore, § 327.

[5] Par-delà bien et Mal, § 30

[6] Ainsi parlait Zarathoustra, livre I, la vertu qui donne.

[7] Ibidem cit.

[8] Reformulation de la sentence de Jaspers, in « l’appropriation de Nietzsche ».

[9] Karl Jaspers, Nietzsche. introduction à sa philosophie, « introduction : Comment comprendre l’œuvre

[10] Formule empruntée à Stephan Zweig pour qualifier la statue du héros, in Nietzsche le combat contre le démon, le double portrait.

[11] Portrait de Wagner à Bayreuth, désigné comme un autoportrait dans le Cas Wagner et le Ecce Homo.

[12] Ernst Bertram, Nietzsche : Essai de mythologie, « Masque », 1918.

[13] Naissance de la Tragédie, 20

[14] Louise von Salomé, Nietzsche à travers ses œuvres, livre I.

[15] La Naissance de la Tragédie, 10.

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