18 décembre 2018 2 18 /12 /décembre /2018 13:00

(Le Tintoret, Ariane, Vénus et Bacchus, 1576)

Qui à part moi, sait ce qu'est Ariane ! A l'heure de la composition du Ecce Homo, la quatrième partie du Ainsi parlait Zarathoustra n'était pas encore publiée, seule une poignée de lecteurs choisis parmi ses correspondants disposaient d'une version inachevée. Ce qui a le mérite de réduire drastiquement l'étendue du : « Qui à part moi », car seul les destinataires du manuscrit avaient connaissance du poème en langue dithyrambique. Ce qui présuppose que le dévot de Dionysos s'adresse à ses brebis noires les plus égarées et non à la multitude de vaches promises à la grande hécatombe. Qui parmi les membres de son entourage était en mesure de savoir ce qu'est Ariane ? Pour répondre à la question, il suffit de comparer la chanson volée à la jeune fille par le vieil enchanteur (1885), avec la plainte d'Ariane au sein des Dithyrambes à Dionysos (1889), pour surprendre quelques menues différences entre les deux versions. Outre le fait que le poème de la quatrième partie ne porte pas encore le titre qui lui sera décerné plus tardivement dans le recueil (la couronne), notons que la dernière strophe est également absente. Ainsi, la difficulté à débusquer la subtile allusion à Ariane au sein du poème, se trouve en quelque sorte redoublée par le fait que les figures mythologiques ne sont pas mentionnées dans la première version. Mieux encore, si nous comparons les antiques traductions françaises des Dithyrambes à Dionysos, la strophe finale est présente dans la traduction de Henri Albert qui comprend les poèmes adressés à Cosima Wagner en janvier 1889, mais n’apparaît aucunement dans la traduction de George Ribemont Dessaigne qui restitue possiblement la version dédiée au poète français Catulle Mendès.

(Un éclair. Dionysos apparaît dans une beauté d'émeraude.)

Dionysos :

Sois avisée, Ariane !...
Tu as de petites oreilles, tu as mes oreilles :
mets-y un mot avisé ! -
Ne faut-il pas d'abord se haïr, si l'on doit s'aimer ?...
Je suis ton labyrinthe... [1]

Ces quelques repères chronologiques suffisent à faire entrevoir que nul mise à part lui ne pouvait savoir ce qu'est Ariane, au moment de la composition du Ecce Homo (hiver 1888). Ou plutôt que seuls les destinataires de la quatrième partie étaient en mesure de pouvoir « deviner » par eux-mêmes la référence implicite à la figure mythologique. Qui aurait les oreilles assez longues pour entendre résonner les sanglots de la jeune fille à travers la bouche du vieil enchanteur, l’œil assez pénétrant pour surprendre la représentation tragique du délaissement amoureux au cœur du poème ? On pourrait présumer que seuls les destinataires des Dithyrambes à Dionysos auraient reçus la clef de l'énigme, ou que Cosima Wagner était l'unique détentrice de la solution, puisque la réponse réside à la fois dans le titre et la dernière strophe du poème.

Le chant de la nuit. A moins de considérer que l'annonce de l'énigme ne fait aucunement référence à la plainte d'Ariane... Si nous prenons en compte que la quatrième partie n'était pas encore publiée à l'époque, la liaison que nous instaurons entre les sources perd quelque peu de son évidence. Ajoutons que les diverses interprétations de l'énigme reposent sur les dernières paroles adressées à Cosima ou des fragments posthumes. Sans pour autant chercher à scinder ces liaisons, nous ne devons pas négliger certains éléments présents dans les sources publiées. A titre de digression, nous allons essayer d'adopter le positionnement d'un lecteur de l'époque, mais qui n'aurait pas eu la chance de lire le poème de la quatrième partie, ou encore la dernière strophe dans les Dithyrambes à Dionysos. Ce dernier se retrouverait contraint d'emprunter un tout autre cheminement dans les sources, en relevant patiemment les indications parsemées dans le Ecce Homo. Soulignons d'abord que l'annonce de l'énigme est formulée dans une rétrospective du Ainsi parlait Zarathoustra, avant d'indiquer que deux autres poèmes sont qualifiés de dithyrambes dans récit, le chant de la nuit extrait de la seconde partie et les sept sceaux issue de la troisième. La piste de lecture est confortée par le fait que les termes présents dans l'annonce de l'énigme, sont au demeurant très proches de ceux employés pour qualifier le chant de la nuit : « Quel langage parlera un pareil esprit, lorsqu’il se parle à lui-même ? Le langage du dithyrambe. Je suis l’inventeur du dithyrambe […]. Même la plus profonde tristesse, chez un pareil Dionysos, se transforme en dithyrambe. Je veux en donner pour preuve le Chant de la Nuit, — la plainte immortelle d’être condamné par l’abondance de la lumière et de la puissance, par sa propre nature solaire, à ne pas aimer. »[3]. Bien que la figure d'Ariane n’est pas mentionnée dans le poème, la métaphore de l'esseulement solaire dans la lumière n'en demeure pas moins présente : « Je suis lumière : ah ! si j’étais nuit ! Mais ceci est ma solitude d’être enveloppé de lumière ». Tout comme la plainte d'Ariane, le chant de la nuit et les sept sceaux correspondent étroitement à la description présente dans l'annonce de l'énigme, puisqu'il s'agit à de soliloques composés en langue dithyrambique. Outre ces considérations formelles, notons que ces sources appartiennent au même registre poétique, puisqu'ils comportent à chaque fois une chanson d'amour. Au sein du poème les sept sceaux, la volonté d'éternité est représentée métaphoriquement par une demande en mariage : « Ô, comment ne serais-je pas ardent de l’éternité, ardent du nuptial anneau des anneaux, — l’anneau du devenir et du retour ? ». Il est possible que les poèmes se succèdent, car nous retrouvons la formule qui ponctue les sept sceaux au sein du dithyrambe Gloire et Éternité : « car je t'aime, ô éternité ». Cette première digression nous permet d'élargir le champ de notre investigation, mais avant de nous empêtrer plus amplement dans les lierres du commentaire ou les pampres de la dissertation, relevons les autres occurrences à Ariane au sein du récit.

Les dialogues sur l'île de Naxos. Bien que ces sources débordent quelque peu du cadre de la rétrospective, le lecteur remarque la discrète allusion à Ariane à la fin d'un aphorisme intitulé le Beau et le Laid : « - Ô Dionysos, divin, pourquoi me tires-tu les oreilles ?, demanda un jour Ariane à son philosophique amant, dans un de ces célèbres dialogues sur l’île de Naxos. - Je trouve quelque chose de plaisant à tes oreilles, Ariane : pourquoi ne sont-elles pas plus longues encore ? »[1]. Sans vouloir forcer le trait, la sentence n'est pas dépourvue d'une certaine ressemblance avec la dernière strophe de la plainte d'Ariane. On pourrait suggérer que les dithyrambes précédemment cités sont justement les dialogues sur l'île de Naxos, ou que les oreilles d'Ariane sont une métaphore de son « jugement supérieur du goût ». Sans vouloir refermer les volets d'une fenêtre entrouverte, l'aphorisme du Crépuscule des Idoles n'est pas un soliloque en langue dithyrambique, la source ne correspond pas à la description contenue dans l'annonce de l'énigme. Autre apparition d'Ariane dans le récit, le portrait du dévot de Dionysos présent dans l'aphorisme 295 du Par-delà Bien et Mal : « Il m'arrive parfois d'aimer les humains – il faisait allusion à Ariane, alors présente... ». Source d'autant plus incontournable qu'elle est partiellement reproduite dans la section « pourquoi j'écris de si bon livres » dans le Ecce Homo. Cet aphorisme correspond à la description présente dans l'annonce de l'énigme, puisque nous somme en présence d'un éloge à Dionysos, mais également à l'écoute d'un dialogue intérieur. Seule différence de nature, alors que la plainte d'Ariane est un dithyrambe rédigé en vers, le portrait du dévot de Dionysos est un dithyrambe rédigé en prose. Non plus le soliloque clamé à voix-haute, mais désormais le soliloque silencieux à l'intérieur de nous-même.

(Antoine Michon II/1/août 2019)

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[1] Dithyrambes à Dionysos, la plainte d'Ariane, dernière strophe

[2] Ecce Homo, pourquoi j'écris de si bons livres, 7

[3] Crépuscule des Idoles, raids d'un intempestif, 19

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