18 décembre 2018 2 18 /12 /décembre /2018 12:03

(Giuseppe Maria Crespi – Eros et Psyché, 1707) 

VOULOIR LE BIEN, POUVOIR LE BEAU. — Il ne suffit pas d’exercer le bien, il faut aussi l’avoir voulu et, selon le mot du poète, recevoir la divinité dans son vouloir. Mais il ne faut pas vouloir le beau, il faut le pouvoir, avec innocence et aveuglement, sans que Psyché y mette de sa curiosité. Que celui qui allume sa lanterne pour trouver des hommes parfaits prenne garde à ce signe distinctif : les hommes parfaits sont ceux qui agissent toujours à cause du bien et aboutissent toujours au beau, sans y songer. Car, par incapacité et défaut d’une belle âme, beaucoup de personnes bonnes et nobles, malgré leur bonne volonté et leurs bonnes œuvres, restent d’un aspect fâcheux et sont laides à regarder ; elles repoussent et nuisent même à la vertu par la hideuse défroque que leur mauvais goût fait endosser à celle-ci. (Opinions et Sentences Mêlées, 250)

MAL PENSER C’EST RENDRE MAUVAIS. — Les passions deviennent mauvaises et perfides lorsqu’on les considère d’une façon mauvaise et perfide. C’est ainsi que le christianisme a réussi à faire d’Éros et d’Aphrodite — sublimes puissances capables d’idéalité — des génies infernaux et des esprits trompeurs, en créant dans la conscience des croyants, à chaque excitation sexuelle, des remords qui allaient jusqu’à la torture. N’est-ce pas épouvantable de transformer des sensations nécessaires et régulières en une source de misère intérieure et de rendre ainsi, volontairement, la misère intérieure nécessaire et régulière chez tous les hommes ! De plus, cette misère demeure secrète, mais elle n’en a que des racines plus profondes : car tous n’ont pas comme Shakespeare dans ses sonnets le courage d’avouer sur ce point leur mélancolie chrétienne. — Une chose, contre quoi l’on est forcé de lutter, que l’on doit maintenir dans ses limites, ou même, dans certains cas, se sortir complètement de la tête, devra-t-elle donc toujours être appelée mauvaise ?

N’est-ce pas l’habitude des âmes vulgaires de considérer toujours un ennemi comme mauvais ? A-t-on le droit d’appeler Éros un ennemi ? Les sensations sexuelles, tout comme les sensations de pitié et d’adoration, ont cela de particulier qu’en les éprouvant l’homme fait du bien à un autre homme par son plaisir — on ne rencontre déjà pas tant de ces dispositions bienfaisantes dans la nature ! Et c’est justement l’une d’elles que l’on calomnie et que l’on corrompt par la mauvaise conscience ! On assimile la procréation de l’homme à la mauvaise conscience ! — Mais cette diabolisation d’Éros a fini par avoir un dénouement de comédie : le « démon » Éros est devenu peu à peu plus intéressant pour les hommes que les anges et les saints, grâce aux cachotteries et aux allures mystérieuses de l’Église dans toutes les choses érotiques : c’est grâce à l’Église que les affaires d’amour devinrent le seul intérêt véritable commun à tous les milieux, — avec une exagération qui paraîtrait incompréhensible à l’antiquité — et qui ne manquera pas un jour de provoquer l’hilarité. Toute notre poésie, toute notre pensée, du plus haut au plus bas, est marquée et plus que marquée par l’importance diffuse que l’on donne à l’amour, présenté toujours comme événement principal. Peut-être qu’à cause de ce jugement la postérité trouvera à tout l’héritage de la civilisation chrétienne quelque chose de mesquin et de fou. (Aurore, § 76)


La spiritualisation de la sensualité s’appelle amour : elle est un grand triomphe sur le christianisme. L’ inimitié est un autre triomphe de notre spiritualisation. Elle consiste à comprendre profondément l’intérêt qu’il y a à avoir des ennemis : bref, à agir et à conclure inversement que l’on agissait et concluait autrefois. L’Église voulait de tous temps l’anéantissement de ses ennemis : nous autres, immoralistes et anti-chrétiens, nous voyons notre avantage à ce que l’Église subsiste… Dans les choses politiques, l’inimitié est devenue maintenant aussi plus intellectuelle, plus sage, plus réfléchie, plus modérée. Chaque parti voit un intérêt de conservation de soi à ne pas laisser s’épuiser le parti adverse ; il en est de même de la grande politique. Une nouvelle création, par exemple le nouvel Empire, a plus besoin d’ennemis que d’amis : ce n’est que par le contraste qu’elle commence à se sentir nécessaire, à devenir nécessaire. Nous ne nous comportons pas autrement à l’égard de l’ « ennemi intérieur » : là aussi nous avons spiritualisé l’inimitié, là aussi nous avons compris sa valeur. Il faut être riche en opposition, ce n’est qu’à ce prix-là que l’on est fécond ; on ne reste jeune qu’à condition que l’âme ne se repose pas, que l’âme ne demande pas la paix. Rien n’est devenu plus étranger pour nous que ce qui faisait autrefois l’objet des désirs, la « paix de l’âme » que souhaitaient les chrétiens ; rien n’est moins l’objet de notre envie que le bétail moral et le bonheur gras de la conscience tranquille. On a renoncé à la grande vie lorsqu’on renonce à la guerre… Il est vrai que, dans beaucoup de cas, la « paix de l’âme » n’est qu’un malentendu ; elle est alors quelque chose d’autre qui ne saurait se désigner honnêtement. Sans ambages et sans préjugés, je vais citer quelques cas. La « paix de l’âme » peut être par exemple le doux rayonnement d’une animalité riche dans le domaine moral (ou religieux). Ou bien le commencement de la fatigue, la première ombre que jette le soir, que jette toute espèce de soir. Ou bien un signe que l’air est humide, que le vent du sud va souffler. Ou bien la reconnaissance involontaire pour une bonne digestion (on l’appelle aussi amour de l’humanité). Ou bien l’accalmie chez le convalescent qui recommence à prendre goût à toute chose et qui attend… Ou bien l’état qui suit une forte satisfaction de notre passion dominante, le bien-être d’une rare satiété. Ou bien la caducité de notre volonté, de nos désirs, de nos vices. Ou bien la paresse que la vanité pousse à se parer de moralité. Ou bien la venue d’une certitude, même d’une terrible certitude. Ou bien l’expression de la maturité et de la maîtrise, au milieu de l’activité, du travail, de la production, du vouloir ; la respiration tranquille lorsque la « liberté de la volonté » est atteinte… Crépuscule des idoles : qui sait ? peut-être est-ce là aussi une sorte de « paix de l’âme »… (Crépuscule des idoles, « la morale en tant que manifestation contre-nature, 4)

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : La Caverne de Zarathoustra
  • : Lecture de Nietzsche : Le carnet de voyage de l'Argonaute. (lectures et sources audio-vidéo).
  • Contact

Catégories