11 février 2019 1 11 /02 /février /2019 10:45

(Thomas Cole, la coupe des Titans, 1833)

 

A supposé que l’écriture soit une vulgaire imitation de la parole vivante depuis Platon (Phèdre), la métaphore poétique une imitation de la nature au selon Aristote (Poétiques), alors celui qui inscrit au-dessus de sa porte « jamais imité personne » est résolument un menteur. Sans pour autant récuser le sens littéral de l’épigramme : la porte comme refouloir de la tentation mimétique ; ou au sens dé-figuré : miroir de fête foraine qui reflète le visage de l’idiot. Ce dernier pourrait-être doté d’une signification plus profonde, du moins pour celui qui mène l’examen (skeptikos) et exerce son doute inquisiteur (zētētikós) sur le maître du soupçon ; ce qui revient à pointer du doigt les deux paradoxes entrelacés dans l’épigramme : le paradoxe de l’imitateur et le paradoxe du menteur. Ainsi l’étroitesse du lien entre l’épigramme et les diatribes se vérifie aisément, puisque le paradoxe de l’imitateur apparaît dans le Gai Savoir sous la forme suivante : « A : « Comment ? tu ne veux pas avoir d’imitateurs ? » - B « Je ne veux pas que l’on m’imite, je veux que chacun se détermine lui-même : c’est ce que je fais ». – A : « Mais alors… ? »[1] ; il en va de même pour le paradoxe du menteur dans le Ainsi parlait Zarathoustra : « - Je t'ai déjà entendu parler ainsi, répondit le disciple ; et alors tu as ajouté : « Mais les poètes mentent trop. » Pourquoi donc disais-tu que les poètes mentent trop ? »[2]  Deux sortilèges sont conjugués par la diatribe, alors que le monologue déguisé contrecarre le sortilège dialectique, le paradoxe enraye - à lui seul - tous les mécanismes de l’horlogerie logique. A l’issue des quelques joyeux tours de cadran, la casuistique ainsi mise en scène par la diatribe aboutie en dernier ressort à une ironie comique. A l’instar de ces « petits engins automates » décrits dans le Gargantua de Rabelais qui « semblent se mouvoir d’eux-mêmes, en obéissant à des mécanismes cachés »[4], la diatribe est un simulacre artificiel (automaton) de la parole socratique: la parole du Silène.

 

Dans le cas du paradoxe du menteur, ce n’est pas tant le paradoxe en lui-même qui est comique en soi « les poètes mentent trop parole de poète », mais plutôt le fait que le disciple quelque peu interloqué par ce qu’il vient d’entendre lui demande avec candeur : pourquoi dis-tu que les poètes mentent trop, alors que tu es toi-même un poète ? Ce qui veut dire pour celui qui a de longues oreilles : ô Zarathoustra tu es à toi-même ton propre contempteur, ta dernière parole est venue démentir la première, en affirmant cela tu te réfutes toi-même et prononce ta propre palinodie... Il en ressort que le perspectivisme intervient au sein même de la narration, car le sens du paradoxe varie en fonction de la disposition dialogique par lequel on l’aborde (anamorphoein) : si l’on se place du point de vue du disciple (si tu dis la vérité alors tu mens) ou celui de Zarathoustra (mais si je mens par excès alors je dis la vérité), le jeu de réciprocité ou le chiasme des perspectives produit un quiproquo désopilant au sein même de la narration. Notons également que le paradoxe du crétois n’est pas seulement adopté par le narrateur (copié), mais plus subtilement adapté au sein de la narration (variante). Suite à ces considérations formelles, passons à l’aspect paradoxale de son contenu, en suivant le jeu subtil de renvois entre les sources que dissimule la formule : « Tout ce qui est immuable n’est que symbole ».

 

Sauf à considérer que le trop-plein de mensonge du poète serait justement la Vérité (alètheia), ou plus exactement le symbole au sens de l’harmonie cosmique. (Extrait de la première leçon de l’école du soupçon : Comme le lait qui déborde lorsque on le laisse frémir trop longuement sur le feu. Après avoir fait émergé lentement le chaos du néant, les poètes ont eu la sagesse de placer le cosmos sous l’égide de l’Harmonie souveraine[...]. Au sein de la philosophie platonicienne les Moires tissent le fil de la destinée sous la gouvernance de l’Anankè [5]). A l’issue du banquet (komos du symposium), le Satyre aurait entonné un chant en l’honneur de Dionysos (dithyrambe). Enivré par la beuverie (potos), le poète (rapsode) aurait laissé débordé de sa coupe (kratèr) toute emplie de poison (pharmakon), quelques gouttes de son sulfureux nectar (deïpnon-spermata). Ce débord accidentel de la coupe symbolise la démesure (hubris) du poète dont la folie (mania) engendre « les choses les plus admirable »[6] l'érection soudaine qui procure l’étonnement de toute l’assemblé (thaumazein). Comme le disait Aristote, tel un enfant inexpérimenté au cœur du combat, le poète est pourtant parvenu à porter un coup glorieux dans la bataille (kaïros). Le poète s’est souvenu subitement (anamnésis) que l’univers était gouverné par l’inévitable (Adrastée) qui tient la roue de la destin universel et l’inexorable (Anankè) qui préside au filage des destinés (fatum) par les Moires (Clothos, Lachésis, Atropos). Or, c’est précisément la coupe débordante du Satyre que nous retrouvons au seuil du Ainsi parlait Zarathoustra : « Bénis la coupe qui veut déborder, que l'eau toute dorée en découle, apportant partout le reflet de ta joie ! Vois ! cette coupe veut se vider à nouveau et Zarathoustra veut redevenir homme »[6], le coup de foudre qui suscite l’étonnement de toute l’assemblée [7] trouve son équivalent au sein du récit dans l’avènement du surhumain : « Voici, je suis un visionnaire de la foudre, une lourde goutte qui tombe de la nue: mais cette foudre s'appelle le Surhumain »[8], ou encore la présence de l’harmonie universel dans le cœur de l’homme (anthropocentrisme) qui se trouve remplacée par le chaos originel au seuil du Zarathoustra dans le diatribe devant le peuple : « Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis: vous portez en vous un chaos »[7]. Ainsi, la piste du platonisme inversé, nous conduit directement au cœur du problème : le renversement des valeurs. La sentence empruntée à Platon dans Aurore : « c’est par la folie que les choses les plus admirables ont été engendrées » prend une signification proprement opposée à son sens initial, car la sentence évoque ici le déicide et la perte de la consolation métaphysique, Zarathoustra est venu prendre l’harmonie qui résidait dans le cœur de l’homme (érotico-logos), afin de la remplacer par la dissonance et le chaos. Quem velit et possit rerum concordia discors ? [10] Ah, le méchant sorcier...

 

Interlude. Ce ne sont pas de sereines impasses logiques, mais des problématiques pour le moins vertigineuses... Le spéléologue du savoir est forcé de jeter l’un de ses nombreux bâtons de lumière pour sonder la noirceur du gouffre. Regardons-là chuter - la flamme incandescente - qui connait par cœur le chemin pour rejoindre sa maîtresse. Quant à nous, chers lecteurs, nous qui somme en retard pour le souper des pleurs, empressons-nous de dévaler les escaliers du temps, sans oublier de remonter nos montres en vue d’obtenir l’heure exacte !

 

[1]. Gai Savoir, § 255

[2]. Ainsi parlait Zarathoustra, « des poètes »

[3]. Rabelais, Gargantua, chapitre XXII : « comment Gargantua employait son temps quand l’air était pluvieux »

[4]. Autoréférence à mon livre qui n’est pas encore terminé...

[5]. La référence à Platon intervient dans Aurore, § 14 : « Signification de la folie dans l’histoire de l’humanité »

[6]. Ainsi parlait Zarathoustra, prologue, 1

[7]. Non au sens d’émerveillement devant le spectacle de la nature (Mirabella), mais celui de l’effroi et de la stupeur devant l’ironie comique de la tragédie humaine.

[8]. Ainsi parlait Zarathoustra, prologue, 4

[9]. Idem cit. « prologue », 5.

[10]. Horace, Epitre  l. XII. 19

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