24 mai 2018 4 24 /05 /mai /2018 13:44

(Edward Munch, Autoportrait en enfer, 1903)

Œdipe Soliloque du dernier philosophe : Un fragment de l’histoire de la postérité. 

Le dernier philosophe, c’est ainsi que je me nomme, car je suis le dernier homme. Personne ne me parle que moi seul et ma voix me parvient comme celle d’un mourant ! Avec toi, voix aimée, avec toi, dernier souffle du souvenir de tout bonheur humain, laisse-moi encore ce commerce d’une seule heure ; grâce à toi je donne le change à ma solitude et je pénètre dans le mensonge d’une multitude et d’un amour, car mon cœur répugne à croire que l’amour est mort, il ne supporte pas le frisson de la plus solitaire des solitudes et il m’oblige à parler comme si j’étais deux. (Fragment posthume, les "études théorétiques" sont regroupées sous le titre de livre du philosophe, aphorisme 87)

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L’ombre : Il y a si longtemps que je ne t’ai pas entendu parler, je voudrais donc t’en donner l’occasion. 

Le voyageur : On parle : où cela ? et qui ? Il me semble presque que je m’entends parler moi-même, seulement avec une voix plus faible encore que n’est la mienne. 

L’ombre (après une pause) : Ne te réjouis-tu pas d’avoir une occasion de parler ? 

Le voyageur : Par Dieu et toutes les choses auxquelles je ne crois pas, mon ombre parle : je l’entends, mais je n’y crois pas. 

L’ombre : Mettons que cela soit et n’y réfléchissons pas davantage ! en une heure tout sera fini. 

Le voyageur : C’est justement ce que je pensais, lorsque dans une forêt, aux environs de Pise, je vis d’abord deux, puis cinq chameaux. 

L’ombre : Tant mieux, si nous sommes patients envers nous-mêmes, tous deux, de la même façon, une fois que notre raison se tait : de la sorte nous n’aurons pas de mots aigres dans la conversation, et nous ne mettrons pas aussitôt les poussettes à l’autre, si par hasard ses paroles nous sont incompréhensibles. Si l’on ne sait pas répondre du tac au tac, il suffit déjà que l’on dise quelque chose : c’est la juste condition que je mets à m’entretenir avec quelqu’un. Dans une conversation un peu longue, le plus sage même devient une fois fol et trois fois niais.

Le voyageur : Ton peu d’exigence n’est pas flatteur pour celui à qui tu l’avoues. 
L’ombre : Dois-je donc flatter ? 

Le voyageur : Je pensais que l’ombre de l’homme était sa vanité : mais celle-ci ne demanderait pas : « Dois-je donc flatter ? » 

L’ombre : La vanité de l’homme, autant que je la connais, ne demande pas non plus, comme j’ai fait deux fois déjà, si elle peut parler : elle parle toujours.

Le voyageur : Je remarque d’abord combien je suis dis-courtois à ton égard, ma chère ombre : je ne t’ai pas encore dit d’un mot combien je me réjouis de t’entendre et non seulement de te voir. Tu sauras que j’aime l’ombre comme j’aime la lumière. Pour qu’il y ait beauté du visage, clarté de la parole, bon-té et fermeté du caractère, l’ombre est nécessaire autant que la lumière. Ce ne sont pas des adversaires : elles se tiennent plutôt amicalement par la main, et quand la lumière disparaît, l’ombre s’échappe à sa suite. 

L’ombre : Et je hais ce que tu hais, la nuit ; j’aime les hommes parce qu’ils sont disciples de la lumière, et je me réjouis de la clarté qui est dans leurs yeux, quand ils connaissent et découvrent, les infatigables connaisseurs et découvreurs. Cette ombre, que tous les objets montrent, quand le rayon du soleil de la science tombe sur eux, — je suis cette ombre encore. 

Le voyageur : Je crois te comprendre, quoique tu te sois exprimée peut-être un peu à la façon des ombres. Mais tu avais raison : de bons amis se donnent çà et là, pour signe d’intelligence, un mot obscur qui, pour tout tiers, doit être une énigme. Et nous sommes bons amis. Donc assez de préliminaires ! Quelques centaines de questions pèsent sur mon âme, et le temps où tu pourras y répondre est peut-être bien court. Voyons sur quoi nous nous entretiendrons en toute hâte et en toute paix. 

L’ombre : Mais les ombres sont plus timides que les hommes : t
u ne feras part à personne de la manière dont nous avons conversé ensemble. 

Le voyageur : De la manière dont nous avons conversé en-semble ? Le ciel me préserve des dialogues qui traînent longuement leurs fils par écrit ! Si Platon avait pris moins de plaisir à ce filage, ses lecteurs auraient pris plus de plaisir à Platon. Une conversation qui réjouit dans la réalité est, transformée et lue par écrit, un tableau dont toutes les perspectives sont fausses : tout est trop long ou trop court. — Cependant je pourrais peut-être faire part de ce sur quoi nous serons tombés d’accord. 

L’ombre : Cela me suffit : car tous n’y reconnaîtront que tes opinions : à l’ombre nul ne pensera. 

Le voyageur : Peut-être t’abuses-tu, amie ? Jusqu’ici, dans mes opinions, on s’est plutôt avisé de l’ombre que de moi-même. 

L’ombre : Plutôt de l’ombre que de la lumière ? Est-ce possible ? 

Le voyageur : Sois sérieuse, chère folle ! Déjà ma première question veut du sérieux. —

L’ombre : De tout ce que tu as énoncé, rien ne m’a autant plu qu’une de tes promesses : vous voulez redevenir bons prochains des choses prochaines. Cela nous profitera bien, à nous aussi, pauvres ombres. Car, avouez-le donc, vous avez eu jus-qu’ici trop de plaisir à nous calomnier. 

Le voyageur : Calomnier ? Mais pourquoi ne vous être ja-mais défendues ? Vous aviez bien nos oreilles à proximité. 

L’ombre : Il nous semblait que nous étions justement trop près de vous pour pouvoir parler de nous-mêmes. 

Le voyageur : Délicat ! très délicat ! Ah ! vous autres om-bres êtes « meilleures gens » que nous, je le remarque. 

L’ombre : Et pourtant, vous nous appeliez « indiscrètes » — nous qui nous entendons bien à une chose, au moins, nous taire et attendre — pas d’Anglais qui s’y entende mieux. Il est vrai qu’on nous trouve très, très souvent à la suite de l’homme, mais non pas dans sa domesticité. Quand l’homme appréhende la lumière, nous appréhendons l’homme : c’est la mesure de notre liberté. 

Le voyageur : Ah ! la lumière appréhende encore plus sou-vent l’homme, et alors vous l’abandonnez aussi. 

L’ombre : Je t’ai souvent abandonné à regret : pour moi qui suis jalouse de savoir, il est bien des choses dans l’homme qui sont restées obscures, parce que je ne puis être toujours à ses côtés. Au prix de la connaissance complète de l’homme, j’accepterais même d’être ton esclave.

Le voyageur : Sais-tu donc, sais-je donc si par là à ton in-su, d’esclave tu ne deviendrais pas maîtresse ? Ou bien reste-rais-tu esclave, mais, ayant le mépris de ton maître, mènerais-tu une vie d’humiliation, de dégoût ? Contentons-nous l’un et l’autre de la liberté telle qu’elle t’est restée — à toi et à moi ! Car l’aspect d’un être sans liberté empoisonnerait mes plus grandes joies, la meilleure chose me répugnerait, si quelqu’un devait la partager avec moi, — je ne veux pas savoir d’esclaves autour de moi. C’est pourquoi je ne puis souffrir le chien, l’écornifleur fai-néant qui frétille de la queue, qui n’est devenu « cynique » qu’en qualité de valet de l’homme, et qu’ils ont coutume de vanter, disant qu’il est fidèle à son maître et le suit comme son… 

L’ombre : Comme son ombre, c’est ainsi qu’ils disent. Peut-être t’ai-je aujourd’hui suivi trop longtemps. C’était le jour le plus long, mais nous voici au bout, aie un petit moment de patience encore. Ce gazon est humide, j’ai le frisson. 

Le voyageur : Oh ! est-il déjà temps de nous séparer ? Et il a fallu pour finir que je te fasse mal, j’ai vu que tu en devenais plus sombre. 

L’ombre : J’ai rougi, dans la couleur où il m’est possible. Il m’est revenu que j’ai souvent couché à tes pieds comme un chien et qu’alors tu… 

Le voyageur : Et ne pourrais-je pas en toute hâte faire quelque chose qui te fit plaisir ? N’as-tu point de souhait à former ? 

L’ombre : Pas d’autre que le souhait que formait le « chien » philosophe devant le grand Alexandre : Ote-toi un peu de mon soleil, je commence à avoir trop froid. 

Le voyageur : Que dois-je faire ?

L’ombre : Marche sous ces pins et regarde autour de toi vers les montagnes, le soleil se couche. 

Le voyageur : Où es-tu ? Où es-tu ?

(Le voyageur et son ombre, dialogue du même nom, les deux extrémités du livre sont ici réunies)

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Que m'est−il arrivé, mes amis? Vous me voyez bouleversé, égaré, obéissant malgré moi, prêt à m'en aller—hélas! à m'en aller loin de vous. Oui, il faut que Zarathoustra retourne encore une fois à sa solitude, mais cette fois−ci l'ours retourne sans joie à sa caverne! Que m'est−il arrivé? Qui m'oblige à partir ?—Hélas ! l'Autre, qui est ma maîtresse en colère, le veut ainsi, elle m'a parlé; vous ai−je jamais dit son nom ? Hier, vers le soir, mon heure la plus silencieuse m'a parlé: c'est là le nom de ma terrible maîtresse. Et voilà ce qui s'est passé,—car il faut que je vous dise tout, pour que votre cœur ne s'endurcisse point contre celui qui s'en va précipitamment! Connaissez−vous la terreur de celui qui s'endort ?— Il s'effraye de la tête aux pieds, car le sol vient à lui manquer et le rêve commence.

Je vous dis ceci en guise de parabole. Hier à l'heure la plus silencieuse le sol m'a manqué: le rêve commença. L'aiguille s'avançait, l'horloge de ma vie respirait, jamais je n'ai entendu un tel silence autour de moi: en sorte que mon coeur s'en effrayait.

Soudain j'entendis l'Autre qui me disait sans voix: “Tu le sais Zarathoustra.”—

Et je criais d'effroi à ce murmure, et le sang refluait de mon visage, mais je me tus.

Alors l'Autre reprit sans voix: “Tu le sais, Zarathoustra, mais tu ne le dis pas!”—

Et je répondis enfin, avec un air de défit: “Oui, je le sais, mais je ne veux pas le dire !”

Alors l'Autre reprit sans voix: “Tu ne veux pas, Zarathoustra? Est−ce vrai? Ne te cache pas derrière cet air de défi !”—

Et moi de pleurer et de trembler comme un enfant et de dire: “Hélas! je voudrais bien, mais comment le puis−je? Fais−moi grâce de cela! C'est au−dessus de mes forces !”

Alors l'Autre repris sans voix: “Qu'importe de toi, Zarathoustra? Dis ta parole et brise−toi !”—

Et je répondis: “Hélas! est−ce ma parole? Qui suis−je? J'en attends un plus digne que moi; je ne suis pas digne, même de me briser contre lui.”

Alors l'Autre repris sans voix: “Qu'importe de toi? Tu n'es pas encore assez humble à mon gré, l'humilité a la peau la plus dure.”

Et je répondis: “Que n'a pas déjà supporté la peau de mon humilité! J'habite eux pieds de ma hauteur:
l'élévation de mes sommets, personne ne me l'a jamais indiquée, mais je connais bien mes vallées.”

Alors l'Autre reprit sans voix: “O Zarathoustra, qui a des montagnes à déplacer, déplace aussi des vallées et des bas−fonds.”—

Et je répondis: “Ma parole n'a pas encore déplacé de montagnes etce que j'ai dit n'a pas atteint les hommes. Il est vrai que je suis allé chez les hommes, mais je ne les ai pas encore atteints.”

Alors l'Autre reprit sans voix: “Qu'en sais−tu? La rosée tombe sur l'herbe au moment le plus silencieux de la nuit.”—

Et je répondis: “Ils se sont moqués de moi lorsque j'ai découvert et suivi ma propre vie; et en vérité mes pieds tremblaient alors.”

Et ils m'ont dit ceci: tu ne sais plus le chemin, et maintenant tu ne sais même plus marcher!”

Alors l'Autre reprit sans voix: “Qu'importent leurs moqueries! Tu es quelqu'un qui désappris d'obéir: maintenant tu dois commander.

Ne sais−tu pas quel est celui dont tous ont le plus besoin. Celui qui ordonne de grandes choses.

Accomplir de grandes choses est difficile: plus difficile encore d'ordonner de grandes choses.

Et voici ta faute la plus impardonnable: tu as la puissance et tu ne veux pas régner.”

Et je répondis: “il me manque la voix du lion pour commander.”

Alors l'Autre me dit encore comme en un murmure: “Ce sont les paroles les plus silencieuses qui apportent la tempête. Ce sont les pensées qui viennent comme portées sur des pattes de colombes qui dirigent le monde.

O Zarathoustra, tu dois aller comme le fantôme de ce qui viendra un jour; ainsi tu commanderas et, en
commandant, tu iras de l'avant.”—

Et je répondis: “J'ai honte.”

Alors l'Autre me dit de nouveau sans voix: “Il te faut redevenir enfant et sans honte.

L'orgueil de la jeunesse est encore sur toi, tu es devenu jeune sur le tard: mais celui qui veut devenir enfant doit surmonter aussi sa jeunesse.”—

Et je réfléchis longtemps en tremblant. Enfin je répétai ma première réponse: “Je ne veux pas!” Alors il se fit autour de moi comme un éclat de rire. Hélas! que ce rire me déchirait les entrailles et me fendait le coeur!

Et une dernière fois l'Autre me dit: “O Zarathoustra, tes fruits sont mûrs, mais toi tu n'es pas mûr encore pour tes fruits !

Il te faut donc retourner à la solitude, afin que ta dureté s'amollisse davantage.”—

Et de nouveau il y eut comme un rire et une fuite: puis tout autour de moi se fit silencieux comme un double silence. Mais moi j'étais couché par terre, baigné du sueur. Maintenant vous avez tout entendu. C'est pourquoi il faut que je retourne à ma solitude. Je ne vous ai rien caché, mes amis. Cependant je vous ai aussi appris à savoir quel est toujours le plus discret parmi les hommes—et qui veut être discret! Hélas! mes amis! J'aurais encore quelque chose à vous dire, j'aurais encore quelque chose à vous donner! Pourquoi est−ce que je ne vous le donne pas? Suis−je donc avare? Mais lorsque Zarathoustra eut dit ces paroles, la puissance de sa douleur s'empara de lui à la pensée de bientôt quitter ses amis, en sorte qu'il se mit à sangloter; et personne ne parvenait à le consoler. Pourtant de nuit il s'en alla tout seul, en laissant là ses amis.

(Ainsi parlait Zarathoustra, « l’heure la plus silencieuse »)

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— Quelqu’un veut-il plonger son regard jusqu’au fond du mystère, où se cache la fabrication de l’idéal sur la terre ? Qui donc en aura le courage ! — Eh bien, regardez ! Voici une échappée sur cette ténébreuse usine. Mais attendez encore un moment, Monsieur le téméraire : il faut d’abord que votre œil s’habitue à ce faux jour, à cette lumière changeante… Vous y êtes ! Bon ! Parlez maintenant ! Que se passe-t-il dans ces profondeurs ? Dites-moi ce que vous voyez, ô homme des plus dangereuses curiosités ! — C’est moi maintenant qui vous écoute. — « Je ne vois rien, mais je n’entends que mieux… C’est une rumeur circonspecte, un chuchotement à peine perceptible, un murmure sournois qui part de tous les coins et les recoins. Il me semble qu’on ment ; une douceur mielleuse englue chaque son. Un mensonge doit transformer la faiblesse en mérite, cela n’est pas douteux — il en est comme vous l’avez dit. » —

— Après !

— « Et l’impuissance qui n’use pas de représailles devient, par un mensonge, la « bonté » ; la craintive bassesse, « humilité » ; la soumission à ceux qu’on hait, « obéissance » (c’est-à-dire l’obéissance à quelqu’un dont ils disent qu’il ordonne cette soumission, — ils l’appellent Dieu). Ce qu’il y a d’inoffensif chez l’être faible, sa lâcheté, cette lâcheté dont il est riche et qui chez lui fait antichambre, et attend à la porte, inévitablement, cette lâcheté se pare ici d’un nom bien sonnant et s’appelle « patience », parfois même « vertu », sans plus ; « ne pas pouvoir se venger » devient « ne pas vouloir se venger » et parfois même le pardon des offenses (« car ils ne savent pas ce qu’ils font — nous seuls savons ce qu’ils font ! »). On parle aussi de « l’amour de ses ennemis » — et l’on sue à grosses gouttes. »

— Après !

— « Ils sont misérables, sans doute, tous ces marmotteurs de prières, tous ces faux-monnayeurs, quoique tapis au fond de leurs recoins, ils se tiennent chaud ; — mais ils prétendent que Dieu les a distingués et élus grâce à leur misère ; ne fouaille-ton pas les chiens que l’on aime le plus ? Peut-être cette misère est-elle aussi une préparation, un temps d’épreuve, un enseignement, peut-être davantage encore — quelque chose qui trouvera un jour sa compensation, qui sera rendu au centuple, à un taux énorme, en or, non ! en bonheur. C’est ce qu’ils appellent la « félicité éternelle »

— Après !

— « Maintenant ils me donnent à entendre que non seulement ils sont meilleurs que les puissants, les maîtres du monde dont ils doivent lécher les crachats (non pas par crainte, oh ! point du tout par crainte ! mais parce que Dieu ordonne d’honorer toutes les autorités) —, que non seulement ils sont meilleurs, mais encore que leur part est meilleure ou du moins qu’elle le sera un jour. Mais assez ! assez ! Je n’y tiens plus. De l’air ! De l’air ! Cette officine où l’on fabrique l’idéal, il me semble qu’elle sent le mensonge à plein nez. »

— Halte ! Un instant encore ! Vous n’avez rien dit encore de ces virtuoses de la magie noire qui savent ramener le noir le plus épais à la blancheur du lait et de l’innocence : — n’avez-vous pas remarqué ce qui fait leur perfection dans le raffinement, leur touche d’artiste la plus hardie, la plus subtile, la plus spirituelle, la plus mensongère ? Prenez-y bien garde ! Ces êtres souterrains gonflés de vengeance et de haine — que font-ils de cette vengeance et de cette haine ? Avez-vous jamais entendu un pareil langage ? À n’en croire que leurs paroles, vous seriez-vous douté que vous vous trouviez au milieu de tous ces hommes du ressentiment ?…

— « Je vous entends et j’ouvre de nouveau les oreilles (hélas ! trois fois hélas ! et me voilà derechef obligé de me boucher le nez !). Ce n’est qu’à présent que je saisis ce qu’ils ont répété tant de fois : « Nous autres bons — nous sommes les justes » — ce qu’ils demandent, ils ne l’appellent pas représailles, mais bien « le triomphe de la justice » ; ce qu’ils haïssent, ce n’est pas leur ennemi, non ! ils haïssent l’ « injustice », l’ « impiété » ; ils croient et espèrent, non pas en la vengeance, en l’ivresse de la douce vengeance (— « plus douce que le miel », disait déjà Homère), mais bien « en la victoire de Dieu, du Dieu de justice sur les impies » ; ce qu’il leur reste à aimer sur terre, ce ne sont pas leurs frères dans la haine, mais, à ce qu’ils disent, « leurs frères en amour », tous les bons et les justes de la terre. » —Et comment appellent-ils ce qui leur sert de fiche de consolation dans toutes les peines de l’existence —leur fantasmagorie et leur anticipation de la béatitude à venir ?

—« Comment ? Est-ce que j’ai bien entendu ? Ils appellent cela « le jugement dernier », la venue de leur règne, du « règne de Dieu » — mais, en attendant, ils vivent dans « la foi », « l’espérance » et « la charité ».

— Assez ! Assez !__ 

(Généalogie de la morale, fin de la « première dissertation ») 

Cet homme de l’avenir qui nous délivrera à la fois de l’idéa actuel et de ce qui forcément devait en sortir, du grand dégoût, de la volonté du néant et du nihilisme — ce coup de cloche de midi et du grand jugement, ce libérateur de la volonté qui rendra au monde son but, et à l’homme son espérance, cet antéchrist et antinihiliste, ce vainqueur de Dieu et du néant — il faut qu’il vienne un jour…

— Mais qu’ai-je à parler ici ? Assez ! Assez ! En cet endroit, je n’ai qu’une chose à faire, à garder le silence : sinon j’empiéterais sur un terrain, où seul a accès quelqu’un de plus jeune que moi, quelqu’un de plus d’ « avenir », quelqu’un de plus fort que moi — je veux dire Zarathoustra, Zarathoustra l’impie… 

(Fin de la « seconde dissertation », § 24-25) 

Qui aura le courage de tenter l’entreprise ? — nous avons en main tout ce qu’il faut pour « idéaliser » la terre !… Mais pourquoi parler de courage : une seule chose est nécessaire ici, je veux dire une main, une main peu scrupuleuse, oh ! combien peu !…

— Assez, assez ! Laissons là ces curiosités et ces complexités de l’esprit moderne, où l’on peut trouver autant matière à rire qu’à s’affliger : car notre problème précisément peut se passer d’elles, le problème du sens de l’idéal ascétique, — qu’a-t-il à faire, en effet, avec hier et aujourd’hui ! 

(Généalogie de la morale, fin de la « troisième dissertation », 26-27)

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