28 avril 2018 6 28 /04 /avril /2018 15:08

(George Frederic Watts, Le semeur d'univers, 1902)

LES QUATRE ERREURS. — L’homme a été élevé par ses erreurs : en premier lieu il ne se vit toujours qu’incomplètement, en second lieu il s’attribua des qualités imaginaires, en troisième lieu il se sentit dans un rapport faux vis-à-vis des animaux et de la nature, en quatrième lieu il inventa des tables du bien toujours nouvelles, les considérant, pendant un certain temps, comme éternelles et absolues, en sorte que tantôt tel instinct humain, tantôt tel autre occupait la première place, anobli par suite de cette appréciation. Déduit-on l’effet de ces quatre erreurs, on soustraira en même temps l’humanité, l’humanitarisme et la « dignité humaine ». (Gai Savoir, § 115)

ERREUR DE LA CONFUSION ENTRE LA CAUSE ET L’EFFET. — Il n’y a pas d’erreur plus dangereuse que de confondre l’effet avec la cause : j’appelle cela la véritable perversion de la raison. Néanmoins cette erreur fait partie des plus anciennes et des plus récentes habitudes de l’humanité : elle est même sanctifiée parmi nous, elle porte le nom de « religion » et de « morale ». Toute proposition que formule la religion et la morale renferme cette erreur ; les prêtres et les législateurs moraux sont les promoteurs de cette perversion de raison. Je cite un exemple. Tout le monde connaît le livre du célèbre Cornaro où l’auteur recommande sa diète étroite, comme recette d’une vie longue et heureuse — autant que vertueuse. Bien peu de livres ont été autant lus, et, maintenant encore, en Angleterre, on en imprime chaque année plusieurs milliers d’exemplaires. Je suis persuadé qu’aucun livre (la Bible exceptée, bien entendu) n’a jamais fait autant de mal, n’a jamais raccourci autant d’existences que ce singulier factum qui part d’ailleurs d’une bonne intention. La raison en est une confusion entre l’effet et la cause. Ce brave Italien voyait dans sa diète la cause de sa longévité : tandis que la condition première pour vivre longtemps, l’extraordinaire lenteur dans l’assimilation et la désassimilation, la faible consommation des matières nutritives, étaient en réalité la cause de sa diète. Il n’était pas libre de manger beaucoup ou peu, sa frugalité ne dépendait pas de son « libre arbitre » : il tombait malade dès qu’il mangeait davantage. Non seulement celui qui n’est pas une carpe fait bien de manger suffisamment, mais il en a absolument besoin. Un savant de nos jours, avec sa rapide consommation de force nerveuse, au régime de Cornaro, se ruinerait complètement. Credo experto. (Crépuscule des idoles, « quatre grandes erreurs », § 1)

ERREUR D’UNE CAUSALITÉ FAUSSE. — On a cru savoir de tous temps ce que c’est qu’une cause : mais d’où prenions-nous notre savoir, ou plutôt la foi en notre savoir ? Du domaine de ces célèbres « faits intérieurs », dont aucun, jusqu’à présent, ne s’est trouvé effectif. Nous croyions être nous-mêmes en cause dans l’acte de volonté, là du moins nous pensions prendre la causalité sur le fait. De même on ne doutait pas qu’il faille chercher tous les antécédents d’une action dans la conscience, et qu’en les y cherchant on les retrouverait — comme « motifs » : car autrement on n’eût été ni libre, ni responsable de cette action. Et enfin qui donc aurait mis en doute le fait qu’une pensée est occasionnée, que c’est « moi » qui suis la cause de la pensée ?… De ces « trois faits intérieurs » par quoi la causalité semblait se garantir, le premier et le plus convaincant, c’est la volonté considérée comme cause ; la conception d’une conscience (« esprit ») comme cause, et plus tard encore celle du moi (du « sujet ») comme cause ne sont venues qu’après coup, lorsque, par la volonté, la causalité était déjà posée comme donnée, comme empirisme… Depuis lors nous nous sommes ravisés. Nous ne croyons plus un mot de tout cela aujourd’hui. Le « monde intérieur » est plein de mirages et de lumières trompeuses : la volonté est un de ces mirages. La volonté ne met plus en mouvement, donc elle n’explique plus non plus, — elle ne fait qu’accompagner les événements, elle peut aussi faire défaut. Ce que l’on appelle un « motif » : autre erreur. Ce n’est qu’un phénomène superficiel de la conscience, un à-côté de l’action qui cache les antécédents de l’action bien plutôt qu’il ne les représente. Et si nous voulions parler du moi ! Le moi est devenu une légende, une fiction, un jeu de mots : cela a tout à fait cessé de penser, de sentir et de vouloir !… Qu’est-ce qui s’ensuit ? Il n’y a pas du tout de causes intellectuelles ! Tout le prétendu empirisme inventé pour cela s’en est allé au diable ! Voilà ce qui s’ensuit. — Et nous avions fait un aimable abus de cet « empirisme », en partant de là nous avions créé le monde, comme monde des causes, comme monde de la volonté, comme monde des esprits. C’est là que la plus ancienne psychologie, celle qui a duré le plus longtemps, a été à l’œuvre, elle n’a absolument pas fait autre chose : tout événement lui était action, toute action conséquence d’une volonté ; le monde devint pour elle une multiplicité de principes agissants, un principe agissant (un « sujet ») se substituant à tout événement. L’homme a projeté en dehors de lui ses trois « faits intérieurs », ce en quoi il croyait fermement, la volonté, l’esprit, le moi, — il déduisit d’abord la notion de l’être de la notion du moi, il a supposé les « choses » comme existantes à son image, selon sa notion du moi en tant que cause. Quoi d’étonnant si plus tard il n’a fait que retrouver toujours, dans les choses, ce qu’il avait mis en elles ? — La chose elle-même, pour le répéter encore, la notion de la chose, n’est qu’un réflexe de la croyance au moi en tant que cause… Et même votre atome, messieurs les mécanistes et physiciens, combien de psychologie rudimentaire y demeure encore ! — Pour ne point parler du tout de la « chose en soi », de l’horrendum pudendum des métaphysiciens ! L’erreur de l’esprit comme cause confondu avec la réalité ! Considéré comme mesure de la réalité ! Et dénommé Dieu ! — (Crépuscule des idoles, « quatre grandes erreurs », § 3)

ERREUR DES CAUSES IMAGINAIRES. — Pour prendre le rêve comme point de départ : à une sensation déterminée, par exemple celle que produit la lointaine détonation d’un canon, on substitue après coup une cause (souvent tout un petit roman dont naturellement la personne qui rêve est le héros). La sensation se prolonge pendant ce temps, comme dans une résonance, elle attend en quelque sorte jusqu’à ce que l’instinct de causalité lui permette de se placer au premier plan — non plus dorénavant comme un hasard, mais comme la « raison » d’un fait. Le coup de canon se présente d’une façon causale dans un apparent renversement du temps. Ce qui ne vient qu’après, la motivation, semble arriver d’abord, souvent avec cent détails qui passent comme dans un éclair, le coup suit… Qu’est-il arrivé ? Les représentations qui produisent un certain état de fait ont été mal interprétées comme les causes de cet état de fait. — En réalité nous faisons de même lorsque nous sommes éveillés. La plupart de nos sentiments généraux — toute espèce d’entrave, d’oppression, de tension, d’explosion dans le jeu des organes, en particulier l’état du nerf sympathique — provoquent notre instinct de causalité : nous voulons avoir une raison pour nous trouver en tel ou tel état, — pour nous porter bien ou mal. Il ne nous suffit jamais de constater simplement le fait que nous nous portons de telle ou telle façon : nous n’acceptons ce fait, — nous n’en prenons conscience — que lorsque nous lui avons donné une sorte de motivation. — La mémoire qui, dans des cas pareils, entre en fonction sans que nous en ayons conscience, amène des états antérieurs de même ordre et les interprétations causales qui s’y rattachent, — et nullement leur causalité véritable. Il est vrai que d’autre part la mémoire entraîne aussi la croyance que les représentations, que les phénomènes de conscience accompagnateurs ont été les causes. Ainsi se forme l’habitude d’une certaine interprétation des causes qui, en réalité, en entrave et en exclut même la recherche. (Crépuscule des idoles, « quatre grandes erreurs », § 4)

ERREUR DU LIBRE ARBITRE. — Il ne nous reste aujourd’hui plus aucune espèce de compassion avec l’idée du « libre arbitre » : nous savons trop bien ce que c’est — le tour de force théologique le plus mal famé qu’il y ait, pour rendre l’humanité « responsable », à la façon des théologiens, ce qui veut dire : pour rendre l’humanité dépendante des théologiens… Je ne fais que donner ici la psychologie de cette tendance à vouloir rendre responsable. — Partout où l’on cherche des responsabilités, c’est généralement l’instinct de punir et de juger qui est à l’œuvre. On a dégagé le devenir de son innocence lorsque l’on ramène un état de fait quelconque à la volonté, à des intentions, à des actes de responsabilité : la doctrine de la volonté a été principalement inventée à fin de punir, c’est-à-dire avec l’intention de trouver coupable. Toute l’ancienne psychologie, la psychologie de la volonté n’existe que par le fait que ses inventeurs, les prêtres, chefs des communautés anciennes, voulurent se créer le droit d’infliger une peine — ou plutôt qu’ils voulurent créer ce droit pour Dieu… Les hommes ont été considérés comme « libres », pour pouvoir être jugés et punis, — pour pouvoir être coupables : par conséquent toute action devait être regardée comme voulue, l’origine de toute action comme se trouvant dans la conscience (— par quoi le faux-monnayage in psychologicis, par principe, était fait principe de la psychologie même…). Aujourd’hui que nous sommes entrés dans le courant contraire, alors que nous autres immoralistes cherchons, de toutes nos forces, à faire disparaître de nouveau du monde l’idée de culpabilité et de punition, ainsi qu’à en nettoyer la psychologie, l’histoire, la nature, les institutions et les sanctions sociales, il n’y a plus à nos yeux d’opposition plus radicale que celle des théologiens qui continuent, par l’idée du « monde moral », à infester l’innocence du devenir, avec le « péché » et la « peine ». Le christianisme est une métaphysique du bourreau… (Crépuscule des idoles, « quatre grandes erreurs », § 7)

On me sera reconnaissant de condenser en quatre thèses, une idée si importante et si nouvelle : je facilite ainsi la compréhension, je provoque ainsi la contradiction.

Première proposition . Les raisons qui firent appeler « ce » monde un monde d’apparence, prouvent au contraire sa réalité, — une autre réalité est absolument indémontrable.

Deuxième proposition. Les signes distinctifs que l’on a donnés de la véritable « essence des choses » sont les signes caractéristiques du non-être, du néant ; de cette contradiction, on a édifié le « monde-vérité » en vrai monde : et c’est en effet le monde des apparences, en tant qu’illusion d’optique morale.

Troisième proposition . Parler d’un « autre » monde que celui-ci n’a aucun sens, en admettant que nous n’ayons pas en nous un instinct dominant de calomnie, de rapetissement, de mise en suspicion de la vie : dans ce dernier cas, nous nous vengeons de la vie avec la fantasmagorie d’une vie « autre », d’une vie « meilleure ».

Quatrième proposition. Séparer le monde en un monde « réel » et un monde des « apparences », soit à la façon du christianisme, soit à la façon de Kant (un chrétien perfide, en fin de compte), ce n’est là qu’une suggestion de la décadence, un symptôme de la vie déclinante… Le fait que l’artiste estime plus haut l’apparence que la réalité n’est pas une objection contre cette proposition. Car ici « l’apparence » signifie la réalité répétée, encore une fois, mais sous forme de sélection, de redoublement, de correction… L’artiste tragique n’est pas un pessimiste, il dit oui à tout ce qui est problématique et terrible, il est dionysien… (Crépuscule des Idoles, « la « raison » dans la philosophie, § 6)

L’autre idiosyncrasie des philosophes n’est pas moins dangereuse : elle consiste à confondre les choses dernières avec les choses premières. Ils placent au commencement ce qui vient à la fin — malheureusement ! car cela ne devrait pas venir du tout ! — les « conceptions les plus hautes », c’est-à-dire les conceptions les plus générales et les plus vides, la dernière ivresse de la réalité qui s’évapore, ils les placent au commencement et en font le commencement. De nouveau c’est là seulement l’expression de leur façon de vénérer : ce qu’il y a de plus haut ne peut pas venir de ce qu’il y a de plus bas, ne peut en général pas être venu… La morale c’est que tout ce qui est de premier ordre doit être causa sui. Une autre origine est considérée comme objection, comme contestation de valeur. Toutes les valeurs supérieures sont de premier ordre, toutes les conceptions supérieures, l’être, l’absolu, le bien, le vrai, le parfait — tout cela ne peut pas être « devenu », il faut donc que ce soit causa sui. Tout cela cependant ne peut pas non plus être inégal entre soi, ne peut pas être en contradiction avec soi… C’est ainsi qu’ils arrivent à leur conception de « Dieu… » La chose dernière, la plus mince, la plus vide est mise en première place, comme cause en soi, comme ens realissimum… Qu’il ait fallu que l’humanité prenne au sérieux les maux de cerveaux de ces malades tisseurs de toiles d’araignées ! — Et encore a-telle dû payer cher pour cela !… (Crépuscule des idoles, « la « raison » dans la philosophie, § 4)

Établissons par contre de quelle façon différente nous (— je dis nous par politesse…) concevons le problème de l’erreur et de l’apparence. Autrefois on considérait le changement, la variation, le devenir en général, comme des preuves de l’apparence, comme un signe qu’il devait y avoir quelque chose qui nous égare. Aujourd’hui, au contraire, nous voyons exactement aussi loin que le préjugé de la raison nous force à fixer l’unité, l’identité, la durée, la substance, la cause, la réalité, l’être, qu’il nous enchevêtre en quelque sorte dans l’erreur, qu’il nécessite l’erreur ; malgré que, par suite d’une vérification sévère, nous soyons certains que l’erreur se trouve là. Il n’en est pas autrement que du mouvement des astres : là nos yeux sont l’avocat continuel de l’erreur, tandis qu’ici c’est notre langage qui plaide sans cesse pour elle. Le langage appartient, par son origine, à l’époque des formes les plus rudimentaires de la psychologie : nous entrons dans un grossier fétichisme si nous prenons conscience des conditions premières de la métaphysique du langage, c’est-à-dire de la raison. Alors nous voyons partout des actions et des choses agissantes : nous croyons à la volonté en tant que cause en général : nous croyons au « moi », au moi en tant qu’être, au moi en tant que substance, et nous projetons la croyance, la substance du moi sur toutes les choses — par là nous créons la conception de « chose »… Partout l’être est imaginé comme cause, substitué à la cause ; de la conception du « moi » suit seulement, comme dérivation, la notion de l’ « être »… Au commencement il y avait cette grande erreur néfaste qui considère la volonté comme quelque chose qui agit, — qui voulait que la volonté soit une faculté… Aujourd’hui nous savons que ce n’est là qu’un vain mot… Beaucoup plus tard, dans un monde mille fois plus éclairé, la sûreté, la certitude subjective dans le maniement des catégories de la raison, vint (avec surprise) à la conscience des philosophes : ils conclurent que ces catégories ne pouvaient pas venir empiriquement, — tout l’empirisme est en contradiction avec elles. D’où viennent-elles donc ? — Et dans l’Inde comme en Grèce on a commis la même erreur : « Il faut que nous ayons demeuré autrefois dans un monde supérieur (au lieu de dire dans un monde bien inférieur, ce qui eût été la vérité !), il faut que nous ayons été divins, car nous avons la raison ! »… En effet, rien n’a eu jusqu’à présent une force de persuasion plus naïve que l’erreur de l’être, comme elle a par exemple été formulée par les Éléates : car elle a pour elle chaque parole, chaque phrase que nous prononçons ! — Les adversaires des Éléates, eux aussi, succombèrent à la séduction de leur conception de l’être : Démocrite, entre autres, lorsqu’il inventa son atome… La « raison » dans le langage : ah ! quelle vieille femme trompeuse ! Je crains bien que nous ne nous débarrassions jamais de Dieu, puisque nous croyons encore à la grammaire…(Crépuscule des idoles, « la « raison » dans la philosophie, § 5)

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