5 mai 2018 6 05 /05 /mai /2018 14:06

(Joâo Maximiamo Mafra, caïn maudit, 1851)

A-t-on compris jusque dans toutes leurs profondeurs — et j’exige que justement ici l’on saisisse profondément, l’on comprenne profondément — les raisons qui me font prétendre que cela ne saurait être le devoir des bien portants de soigner les malades, de guérir les malades, alors on aura saisi les raisons d’une autre nécessité, — la nécessité d’avoir des médecins et des gardes-malades qui soient eux-mêmes des malades : et maintenant nous tenons, nous saisissons des deux mains le sens du prêtre ascétique. Le prêtre ascétique doit être pour nous le sauveur prédestiné, le pasteur et le défenseur du troupeau malade : c’est ainsi seulement que nous pourrons comprendre sa prodigieuse mission historique. La domination sur ceux qui souffrent, voilà le rôle auquel le destine son instinct, il y trouve son art spécial, sa maîtrise, sa catégorie de bonheur. Il faut qu’il soit malade lui-même, il faut qu’il soit intimement affilié aux malades, aux déshérités pour pouvoir les entendre, — pour pouvoir s’entendre avec eux ; mais il faut aussi qu’il soit fort, plus maître de lui-même que des autres inébranlable surtout dans sa volonté de puissance, afin de posséder la confiance des malades et d’en être craint, afin d’être pour eux un soutien, un rempart, une contrainte, un instructeur, un tyran, un Dieu. Il a à défendre son troupeau — contre qui ? Contre les bien portants assurément, mais aussi contre l’envie qu’inspirent les bien portants ; il doit être l’ennemi naturel et le contempteur de toute santé et de toute puissance, de tout ce qui est rude, sauvage, effréné, dur, violent, à la façon des bêtes de proie. Le prêtre est la première forme de l’animal plus délicat qui méprise plus facilement encore qu’il ne hait. Sur lui pèsera la nécessité de faire la guerre aux animaux de proie, guerre de ruse (d’ « esprit ») plutôt que de violence, cela va de soi ; — il lui faudra pour cela assumer parfois, sinon le type, du moins la signification d’une bête de proie inconnue, où l’on verra confondues, en une unité formidable et attrayante, la cruauté de l’ours blanc, la patience froide du tigre et surtout l’astuce du renard. Si la nécessité l’y contraint, il s’avancera gravement, à la façon d’un ours, respectable, froid, circonspect, supérieurement trompeur, comme un héraut et un porte-parole de puissances mystérieuses, même au milieu d’autres espèces de bêtes de proie, résolu à semer, autant qu’il le pourra sur ce terrain, la souffrance, la division, la contradiction, n’étant que trop habile en son art de se rendre maître de ceux qui souffrent, en toute occasion. Il apporte avec lui le baume et le remède, sans doute ! mais il a besoin de blesser avant de guérir ; tout en calmant alors la douleur que cause la blessure, il empoisonne aussi la blessure. — Il s’entend particulièrement à cette besogne, ce charmeur, ce dompteur, au contact de qui forcément tout bien portant devient malade et tout malade se soumet et s’apprivoise. Du reste, il ne défend pas mal son troupeau malade, cet étrange berger, — il va jusqu’à le défendre contre lui-même, contre la dépravation, la malice, l’esprit de révolte qui éclate dans le troupeau, contre toutes les affections particulières aux malades et aux souffreteux quand ils sont réunis ; il lutte habilement et rudement, mais sans bruit, contre l’anarchie et les germes de dissolution menaçant toujours le troupeau, où cette dangereuse matière explosive, le ressentiment, s’amasse sans cesse. Se débarrasser de cette matière explosive sans qu’elle fasse sauter ni le troupeau, ni le berger, tel est son vrai tour de force, et c’est en cela surtout qu’il trouve son utilité. Si l’on voulait résumer en une courte formule la valeur de l’existence du prêtre, il faudrait dire : le prêtre est l’homme qui change la direction du ressentiment. En effet, tout être qui souffre cherche instinctivement la cause de sa souffrance ; il lui cherche plus particulièrement une cause animée, ou, plus exactement encore, une cause responsable, susceptible de souffrir, bref, un être vivant contre qui, sous n’importe quel prétexte, il pourra, d’une façon effective ou en effigie, décharger sa passion : car ceci est, pour l’être qui souffre, la suprême tentative de soulagement, je veux dire d’étourdissement, narcotique inconsciemment désiré contre toute espèce de souffrance. Telle est, à mon avis, la seule véritable cause physiologique du ressentiment, de la vengeance et de tout ce qui s’y rattache, je veux dire le désir de s’étourdir contre la douleur au moyen de la passion : — généralement on cherche cette cause, à tort selon moi, dans le contre-coup de la défensive, dans une simple mesure protectrice de la réaction, dans un « mouvement réflexe », au cas d’un dommage ou d’un péril soudain, tel que ferait encore une grenouille sans tête pour sortir d’un acide caustique. Mais il y a une différence essentielle : dans un cas on veut empêcher tout dommage ultérieur, dans l’autre on veut étourdir une douleur cuisante, secrète, devenue intolérable, au moyen d’une émotion plus violente quelle qu’elle soit, et chasser, au moins momentanément, cette douleur de la conscience, — pour cela il faut une passion, une passion des plus sauvages et, pour l’exciter, le premier prétexte venu. « Quelqu’un doit être cause que je me sens mal »— cette façon de conclure est propre à tous les maladifs, d’autant plus que la vraie cause de leur malaise demeure cachée pour eux (— ce sera peut-être une lésion du nerf sympathique, une surproduction de bile, un sang trop pauvre en sulfate ou en phosphate de potasse, un ballonnement du bas-ventre qui arrête la circulation du sang, la dégénérescence des ovaires, etc.). Ceux qui souffrent sont d’une ingéniosité et d’une promptitude effrayantes à découvrir des prétextes aux passions douloureuses ; ils jouissent de leurs soupçons, se creusent la tête à propos de malices ou de torts apparents dont ils prétendent avoir été victimes ; ils examinent jusqu’aux entrailles de leur passé et de leur présent, pour y trouver des choses sombres et mystérieuses qui leur permettront de s’y griser de douloureuses méfiances, de s’enivrer au poison de leur propre méchanceté, — ils ouvrent avec violence les plus anciennes blessures, ils perdent leur sang par des cicatrices depuis longtemps fermées, ils font des malfaiteurs de leurs amis, leur femme, leurs enfants, de tous leurs proches. « Je souffre : certainement quelqu’un doit en être la cause » — ainsi raisonnent toutes les brebis maladives. Alors leur berger, le prêtre ascétique, leur répond : « C’est vrai, ma brebis, quelqu’un doit être cause de cela : mais tu es toi-même cause de tout cela, — tu es toi-même cause de toi-même ! »… Est-ce assez hardi, assez faux ! Mais un but est du moins atteint de la sorte ; ainsi que je l’ai indiqué la direction du ressentiment est — changée. (Généalogie de la morale, § 15)

On devine maintenant, d’après cet énoncé, ce que l’instinct guérisseur de la vie a tout au moins tenté, par l’intermédiaire du prêtre ascétique et l’usage qu’il a dû faire, pendant un certain temps, de la tyrannie de concepts paradoxaux et paralogiques tels que « la faute », « le péché », « l’état de péché », « la perdition », « la damnation » : il s’agissait de rendre les malades inoffensifs, jusqu’à un certain point, d’exterminer les incurables en les tournant contre eux-mêmes, de donner aux moins malades une sévère direction vers leur personne, de faire rétrograder leur ressentiment (« Une chose est nécessaire » —), et de faire servir ainsi les mauvais instincts de ceux qui souffrent à leur propre discipline, à leur surveillance, à leur victoire sur soi-même. Bien entendu il ne peut être question, avec une pareille « médication », un pur traitement des passions, de véritable guérison des malades, au sens physiologique ; on ne pourrait même pas prétendre que l’instinct vital ait eu prévision, ou intention de guérir. Une sorte de concentration et d’organisation des malades d’une part (— le mot « Église » en est la désignation la plus populaire), une sorte de mise en sécurité provisoire des mieux portants, des mieux charpentés d’autre part, donc un gouffre creusé entre les bien portants et les malades — et pendant longtemps ce fut tout ! Mais c’était déjà beaucoup ; c’était énorme !… [Dans cette dissertation, on le voit, je pars d’une hypothèse que, pour des lecteurs tels que ceux dont j’ai besoin, il est inutile de démontrer. La voici : l’ « état de péché » chez l’homme n’est pas un fait, mais seulement l’interprétation d’un fait, à savoir d’un malaise physiologique — ce malaise considéré à un point de vue moral et religieux qui ne s’impose plus à nous. — Que quelqu’un se sente « coupable » et « pécheur » ne prouve nullement qu’il le soit en réalité, pas plus que quelqu’un est bien portant parce qu’il se sent bien portant. Qu’on se souvienne donc des fameux procès de sorcellerie : à cette époque, les juges les plus clairvoyants et les plus humains ne doutaient pas qu’il n’y eût là culpabilité ; les « sorcières » elles-mêmes n’en doutaient pas, — et pourtant la culpabilité n’existait pas. Donnons à cette hypothèse une forme plus large : la « douleur psychique » elle-même ne passe pas à mes yeux pour un fait, mais seulement pour une explication (de causalité) des faits qu’on ne peut encore formuler exactement : c’est quelque chose qui flotte dans l’air et que la science est impuissante à fixer — en somme un mot bien gras tenant la place d’un maigre point d’interrogation. Quand quelqu’un ne vient pas à bout d’une « douleur psychique », la faute n’en est pas, allons-y carrément, à son âme, mais plus vraisemblablement à son ventre (y aller carrément, ce n’est pas encore exprimer le vœu d’être entendu, d’être compris de cette façon…). Un homme fort et bien doué digère les événements de sa vie (y compris les faits et les forfaits), comme il digère ses repas, même lorsqu’il a dû avaler de durs morceaux. S’il ne s’accommode pas d’un événement, ce genre d’indigestion est aussi physiologique que l’autre — et souvent n’est, en réalité, qu’une des conséquences de l’autre. — Une telle conception, entre nous soit dit, n’empêche pas de demeurer l’adversaire résolu de tout matérialisme…] (Généalogie de la Morale, troisième dissertation, § 16)

Pourtant, est-ce au juste un médecin, ce prêtre ascétique ? — Nous avons déjà vu combien peu de droits il a au titre de médecin, quoi qu’il mette tant de complaisance à se regarder comme « sauveur » et à se laisser vénérer comme tel. Il ne combat que la douleur même, le malaise de celui qui souffre, et non la cause de la maladie, non le véritable état maladif, — ce sera là notre grand grief contre la médication sacerdotale. Mais si l’on se place au point de vue que seul connaît et occupe le prêtre, on ne peut pas assez admirer tout ce qu’avec une pareille perspective il a vu, cherché et trouvé. L’adoucissement de la souffrance, la « consolation » sous toutes ses formes, c’est sur ce domaine que se révèle son génie : avec quelle hardiesse et quelle promptitude il a fait choix des moyens ! On pourrait dire, en particulier, que le christianisme est un grand trésor de ressources consolatrices des plus ingénieuses, tant il porte en lui de ce qui réconforte, de ce qui tempère et narcotise, tant il a risqué, pour consoler, de remèdes dangereux et téméraires ; il a deviné, avec un flair subtil, si raffiné, d’un raffinement tout oriental, les stimulants par lesquels on peut vaincre, ne fût-ce que par moments, la profonde dépression, la pesante lassitude, la noire tristesse de l’homme physiologiquement atteint. Car on peut dire qu’en général toutes les grandes religions ont eu pour objet principal de combattre une pesante lassitude devenue épidémique. On peut tout d’abord présumer que, de temps à autre, à certains points du globe, un sentiment de dépression, d’origine physiologique, doit nécessairement se rendre maître des masses profondes, sentiment qui toutefois, faute de connaissances physiologiques, ne reconnaît pas sa vraie nature, de sorte qu’on ne saurait en trouver la cause et le remède que dans la psychologie morale (— ceci est ma formule générale pour ce qu’on appelle communément « religion »). Un tel sentiment de dépression peut être d’origine extrêmement multiple : il peut naître d’un croisement de races trop hétérogènes (ou de classes — les classes indiquant toujours des différences de naissance et de race : le spleen européen, le « pessimisme » du dix-neuvième siècle sont essentiellement la conséquence d’un mélange de castes et de rangs, mélange qui s’est opéré avec une rapidité folle) ; il peut provenir encore des suites d’une émigration malheureuse — une race s’étant fourvoyée dans un climat pour lequel son adaptabilité ne suffisait pas (le cas des Indiens aux Indes) ; ou bien il peut être l’effet tardif de la vieillesse et de l’épuisement de la race (le pessimisme parisien à partir de 1850), à moins qu’il ne soit dû à quelque erreur diététique (l’alcoolisme au moyen âge ; l’absurdité des végétariens, qui, il est vrai, a pour elle l’autorité du gentilhomme Christophe chez Shakespeare) ; ou à un sang vicié, malaria, syphilis, etc. (la dépression allemande après la guerre de Trente ans qui couvrit de maladies contagieuses la moitié de l’Allemagne, préparant ainsi le terrain à la servilité et à la pusillanimité allemandes). Dans ce cas on cherche toujours à organiser un combat de grande allure contre le sentiment de malaise ; mettons-nous rapidement au courant de ses pratiques et de ses formes les plus importantes. (Je laisse, comme de raison, complètement de côté le combat des philosophes contre ce sentiment de malaise, combat qui toujours a lieu en même temps que l’autre, — il est suffisamment intéressant, mais trop absurde, trop indifférent au point de vue pratique, trop subtil, trop aux aguets, par exemple si l’on veut démontrer que la souffrance est une erreur en partant de la naïve hypothèse que la souffrance disparaîtrait dès que l’on y aurait reconnu une erreur — mais voilà ! elle se garde bien de disparaître…) On combat tout d’abord ce malaise dominant par des moyens qui ramènent le sentiment de la vie à son expression la plus rudimentaire. S’il est possible, plus de volonté, plus de désir du tout ; éviter tout ce qui excite la passion, tout ce qui fait du « sang » (ne pas manger de sel : hygiène des fakirs) ; ne pas aimer ; ne pas haïr ; l’humeur égale ; ne pas se venger ; ne pas s’enrichir ; ne pas travailler ; mendier ; autant que possible pas de femme, ou aussi peu de « femme » que possible ; au point de vue intellectuel le principe de Pascal « il faut s’abêtir ». Résultat, en langage psychologique et moral : « anéantissement du moi », « sanctification » ; en langage physiologique : hypnotisation, — tentative de trouver pour l’homme quelque chose qui ressemblât au sommeil hivernal de certaines espèces d’animaux, à l’estimation de beaucoup de plantes des régions tropicales, un minimum d’assimilation qui permette à la vie de persister, sans que la conscience ait part à cette persistance. Pour atteindre ce but, une somme énorme d’énergie humaine a été dépensée — en vain peut-être ?… Que de tels sportsmen de la « sainteté », dont toutes les époques et presque tous les peuples nous présentent une si riche collection aient réussi à se délivrer effectivement de ce qu’ils combattaient à l’aide d’un aussi rigoureux training, c’est ce dont on ne peut sérieusement douter, — car, à l’aide de leur système de procédés hypnotiques, ils vinrent réellement à bout de leur profonde dépression physiologique dans une infinité de cas : aussi leur méthode compte-t-elle parmi les faits ethnologiques universels [...] Pourtant nous ne voulons pas perdre de vue, comme dans le cas du « salut », que, si l’on fait abstraction de la fastueuse exagération orientale, on trouve exprimée ici une estimation semblable à celle d’Epicure, cet esprit clair, tempéré, comme tout esprit grec, mais esprit souffrant : l’insensibilité hypnotique, le calme du profond sommeil, l’anesthésie en un mot — pour ceux qui souffrent et se sentent profondément mal à l’aise, c’est là déjà le bien supérieur, la valeur par excellence c’est là, nécessairement, ce que l’on peut atteindre de plus positif, c’est le positif même. (Suivant la même logique du sentiment, dans toutes les religions positives le néant s’appelle Dieu.)__(Généalogie de la morale, troisième dissertation, 17)

Un moyen plus apprécié encore dans la lutte avec la dépression c’est l’organisation d’une petite joie facilement accessible et qui peut passer à l’état de règle ; on se sert souvent de cette médication concurremment avec la précédente. La forme la plus fréquente sous laquelle la joie est ordonnée comme remède est la joie de dispenser la joie (tels les bienfaits, présents, allégements, aides, encouragements, consolations, louanges, distinctions), le prêtre ascétique, en prescrivant l’amour du prochain, prescrit au fond un excitant de l’instinct le plus fort et le plus affirmatif, bien qu’à une dose minime, — la volonté de puissance. L’accroissement de la communauté fortifie également chez l’individu un intérêt nouveau qui l’arrache souvent à son chagrin personnel, à son aversion contre sa propre personne (la « despectio sui » de Geulinx). Tous les malades, tous les maladifs aspirent instinctivement, poussés par le désir de secouer leur sourd malaise et leur sentiment de faiblesse, à une organisation en troupeau : le prêtre ascétique devine cet instinct et l’encourage ; partout où il y a des troupeaux c’est l’instinct de faiblesse qui les a voulus, l’habileté de prêtre qui les a organisés. (Généalogie de la Morale, troisième dissertation, 18)

Les moyens que nous avons vu mettre en usage jusqu’ici par les prêtres ascétiques — l’étouffement de tous les sentiments vitaux, l’activité mécanique, la petite joie, celle surtout de l’ « amour du prochain », l’organisation en troupeau, l’éveil du sentiment de puissance dans la communauté et sa conséquence, le dégoût individuel étouffé et remplacé par le désir de voir prospérer la communauté — ce sont là, si l’on se place à un point de vue moderne, les moyens innocents employés dans la lutte contre le malaise : tournons-nous maintenant vers les moyens plus intéressants, les moyens « coupables ». Partout il ne s’agit que d’une chose : provoquer un débordement du sentiment, — et cela comme le stupéfiant le plus efficace contre la douleur lente, sourde et paralysante ; c’est pourquoi l’esprit inventif du prêtre s’est montré littéralement inépuisable dans l’examen de cette question unique : « Comment provoque-t-on un débordement du sentiment ?… Cela est dur à entendre et il est évident que l’oreille serait moins choquée si je disais par exemple : « le prêtre ascétique a su utiliser de tout temps l’enthousiasme qui anime toutes les fortes passions » ? (Généalogie de la morale, troisième dissertation, § 19)

L’idéal ascétique au service d’un but, le débordement des sentiments : — celui qui a présente à la mémoire la précédente dissertation devinera déjà en substance ce qui reste à dire. Faire sortir l’âme humaine de tous ses gonds, la plonger dans la terreur, la glace, l’ardeur et le ravissement, à un tel point qu’elle en oublie, comme par un coup de baguette magique, toutes les petites misères de son malaise, de son déplaisir et de son dégoût. Comment arriver à ce but ? et quelle voie est la plus sûre ?… Au fond toutes les grandes passions sont bonnes, pour peu qu’elles puissent se donner carrière brusquement, que ce soit la colère, la crainte, la volupté, la haine, l’espérance, le triomphe, le désespoir, ou la cruauté ; en effet, sans hésitation, le prêtre ascétique a pris à son service toute la meute des chiens sauvages qui hurlent dans l’homme, pour déchaîner selon le besoin, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, dans un but unique, réveiller l’homme de sa longue tristesse, chasser, du moins pour un temps, sa sourde douleur, sa misère hésitante, et cela toujours guidé par une même interprétation, par une « justification religieuse ». [...]. Le tour d’adresse que se permit le prêtre ascétique, pour arracher à l’âme humaine cette musique déchirante et extatique, a pleinement réussi — chacun sait qu’il a su tirer parti du sentiment de culpabilité. Le problème de l’origine de ce sentiment a été indiqué brièvement dans la précédente dissertation — question de psychologie animale, pas davantage : le sentiment de la faute s’est présenté à nous pour ainsi dire à l’état brut. Ce n’est que dans les mains du prêtre, ce véritable artiste pour le sentiment de la faute, que ce sentiment a commencé à prendre forme ! — et quelle forme ! Le « péché » — car tel est le nom donné par le prêtre à la « mauvaise conscience » animale (de la cruauté tournée à rebours) — le péché est resté jusqu’à présent l’événement capital dans l’histoire de l’âme malade : il représente pour nous le tour d’adresse le plus néfaste de l’interprétation religieuse.[...]. son sorcier, le prêtre ascétique, lui donne la première indication sur la « cause » de sa « souffrance » : il doit la chercher en lui-même, dans une faute commise, dans le temps passé, il doit interpréter sa douleur elle-même comme un châtiment… Il a entendu, il a compris, le malheureux : maintenant il en est de lui comme de la poule autour de laquelle on a tracé une ligne. Il n’arrive plus à sortir de ce cercle de lignes : de malade, le voilà devenu « pécheur » [...] Ce vieux sorcier dans la lutte contre le malaise, le prêtre ascétique — avait visiblement remporté la victoire, son règne était venu : déjà l’on ne se plaignait plus de la douleur, on avait soif de douleur. « Souffrir ! toujours souffrir ! encore de la souffrance ! » tel fut le cri de ses disciples et des initiés pendant des siècles. Toute débauche douloureuse du sentiment, tout ce qui brise, renverse, écrase, arrache et ravit en extase, le secret de la torture, les inventions de l’enfer même — tout cela était découvert maintenant, deviné, Utilisé, tout était au service du sorcier pour servir au triomphe de son idéal, de l’idéal ascétique… « Mon royaume n’est pas de ce monde », — répétait-il, avant comme après : avait-il vraiment encore le droit de parler ainsi ?… (Généalogie de la morale, troisième dissertation, § 20)

Le même remède, la castration et l’extirpation, est employé instinctivement dans la lutte contre le désir par ceux qui sont trop faibles de volonté, trop dégénérés pour pouvoir imposer une mesure à ce désir ; par ces natures qui ont besoin de la Trappe, pour parler en image (et sans image), d’une définitive déclaration de guerre, d’un abîme entre eux et la passion. Ce ne sont que les dégénérés qui trouvent les moyens radicaux indispensables ; la faiblesse de volonté, pour parler plus exactement, l’incapacité de ne point réagir contre une séduction n’est elle-même qu’une autre forme de la dégénérescence. L’inimitié radicale, la haine à mort contre la sensualité est un symptôme grave : on a le droit de faire des suppositions sur l’état général d’un être à tel point excessif. — Cette inimitié et cette haine atteignent d’ailleurs leur comble quand de pareilles natures ne possèdent plus assez de fermeté, même pour les cures radicales, même pour le renoncement au « démon ». Que l’on parcoure toute l’histoire des prêtres et des philosophes, y compris celle des artistes : ce ne sont pas les impuissants, pas les ascètes qui dirigent leurs flèches empoisonnées contre les sens, ce sont les ascètes impossibles, ceux qui auraient eu besoin d’être des ascètes… (Crépuscule des idoles, la morale en tant que manifestation contre nature § 2)

Voici, tout à fait provisoirement, un premier exemple. De tout temps on a voulu « améliorer » les hommes : c’est cela, avant tout, qui s’est appelé morale. Mais sous ce même mot « morale » se cachent les tendances les plus différentes. La domestication de la bête humaine, tout aussi bien que l’élevage d’une espèce d’hommes déterminée, est une « amélioration » : ces termes zoologiques expriment seuls des réalités, — mais ce sont là des réalités dont l’ « améliorateur » type, le prêtre ne sait rien en effet, — dont il ne veut rien savoir... Appeler « amélioration » la domestication d’un animal, c’est là, pour notre oreille, presque une plaisanterie. Qui sait ce qui arrive dans les ménageries, mais je doute bien que la bête y soit « améliorée ». On l’affaiblit, on la rend moins dangereuse, par le sentiment dépressif de la crainte, par la douleur et les blessures on en fait la bête malade. — Il n’en est pas autrement de l’homme apprivoisé que le prêtre a rendu « meilleur ». Dans les premiers temps du Moyen-âge, où l’Église était avant tout une ménagerie, on faisait partout la chasse aux beaux exemplaires de la « bête blonde », — on « améliorait » par exemple les nobles Germains. Mais quel était après cela l’aspect d’un de ces Germains rendu « meilleur » et attiré dans un couvent ? Il avait l’air d’une caricature de l’homme, d’un avorton : on en avait fait un « pécheur », il était en cage, on l’avait enfermé au milieu des idées les plus épouvantables… Couché là, malade, misérable, il s’en voulait maintenant à lui-même ; il était plein de haine contre les instincts de vie, plein de méfiance envers tout ce qui était encore fort et heureux. En un mot, il était « chrétien »… Pour parler physiologiquement : dans la lutte avec la bête, rendre malade est peut-être le seul moyen d’affaiblir. C’est ce que l’Église a compris : elle a perverti l’homme, elle l’a affaibli, — mais elle a revendiqué l’avantage de l’avoir rendu « meilleur ».(Crépuscule des idoles, ceux qui veulent rendre l’humanité meilleure § 2)

 

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