24 avril 2018 2 24 /04 /avril /2018 13:10

(Jean Auguste Dominique Ingres, Portrait de Napoléon Bonaparte en premier consul; 1803-1804) 

DE LA GRANDE POLITIQUE. — Quelle que soit la part que prennent, dans la grande politique, l’utilitarisme et la vanité des individus comme des peuples : la force la plus vivace qui les pousse en avant est le besoin de puissance, qui, non seulement dans l’âme des princes et des puissants, mais encore, et non pour la moindre part, dans les couches inférieures du peuple, jaillit, de temps en temps, de sources inépuisables. L’heure revient toujours à nouveau, l’heure où les masses sont prêtes à sacrifier leur vie, leur fortune, leur conscience, leur vertu pour se créer cette jouissance supérieure et pour régner, en nation victorieuse et tyranniquement arbitraire, sur d’autres nations (ou du moins pour se figurer qu’elles règnent). Alors les sentiments de prodigalité, de sacrifice, d’espérance, de confiance, d’audace extraordinaire, d’enthousiasme jaillissent si abondamment que le souverain ambitieux ou prévoyant avec sagesse, peut saisir le premier prétexte à une guerre et substituer à son injustice la bonne conscience du peuple. Les grands conquérants ont toujours tenu le langage pathétique de la vertu : ils avaient toujours autour d’eux des masses qui se trouvaient en état d’exaltation et ne voulaient entendre que des discours exaltés. Singulière folie des jugements moraux ! Lorsque l’homme a le sentiment de la puissance, il se croit et s’appelle bon : et c’est alors justement que les autres, sur lesquels il lui faut épancher sa puissance, l’appellent méchant ! Hésiode, dans sa fable des âges de l’homme, a peint deux fois de suite la même époque, celle des héros d’Homère, et c’est ainsi que d’une seule époque il en a fait deux : vue par l’esprit de ceux qui se trouvaient sous une contrainte épouvantable, sous la contrainte d’airain de ces héros aventureux de la force ou qui en avaient entendu parler par leurs ancêtres, cette époque apparaissait comme mauvaise : mais les descendants de ces générations chevaleresques vénéraient en elle le bon vieux temps, presque bienheureux. C’est pourquoi le poète ne sut point s’en tirer autrement que comme il fit, — car il avait probablement autour de lui des auditeurs des deux espèces ! (Aurore, § 189)

AUSSI PEU D’« ÉTAT » QUE POSSIBLE ! – Toutes les conditions politiques et sociales ne valent pas que ce soient justement les esprits les plus doués qui aient le droit de s’en occuper et qui y soient forcés : un tel gaspillage des esprits est en somme plus grave qu’un état de misère. La politique est le champ de travail pour des cerveaux plus médiocres, et ce champ de travail ne devrait pas être ouvert à d’autres : que plutôt encore la machine s’en aille en morceaux ! Mais telles que les choses se présentent aujourd’hui, où non seulement tous croient devoir être informés quotidiennement des choses politiques, mais où chacun veut encore y être actif à tout instant, et abandonne pour cela son propre travail, elles sont une grande et ridicule folie. On paye la « sécurité publique » beaucoup trop cher à ce prix : et, ce qu’il y a de plus fou, on aboutit de la sorte au contraire de la sécurité publique, ainsi que notre excellent siècle est en train de le démontrer : comme si cela n’avait jamais été fait ! Donner à la société la sécurité contre les voleurs et contre le feu, la rendre infiniment commode pour toute espèce de commerce et de relations, et transformer l’État en providence, au bon et au mauvais sens, — ce sont là des buts inférieurs, médiocres et nullement indispensables, à quoi l’on ne devrait pas viser avec les moyens et les instruments les plus élevés qu’il y ait, — les moyens que l’on devrait réserver justement aux fins supérieures et les plus rares ! Notre époque, bien qu’elle parle beaucoup d’économie, est bien gaspilleuse : elle gaspille ce qu’il y a de plus précieux, l’esprit.(Aurore, § 179)

LES GUERRES. — Les grandes guerres contemporaines sont le résultat des études historiques.(Aurore, § 180)

GOUVERNER. — Les uns gouvernent par joie de gouverner, les autres pour ne pas être eux-mêmes gouvernés : — Entre deux maux celui-ci n’est que le moindre.(Aurore, § 181)

L’ÉTAT, UN PRODUIT DES ANARCHISTES. — Dans les pays où les hommes sont disciplinés, il reste toujours assez de retardataires non disciplinés : immédiatement ils se joignent aux camps socialistes, plus que partout ailleurs. Si ceux-ci venaient une fois à faire des lois, on peut compter qu’ils s’imposeront des chaînes de fer et qu’ils exerceront une discipline terrible : — ils se connaissent ! Et ils supporteront ces lois avec la conscience qu’ils se les sont données eux-mêmes, — le sentiment de puissance, et de cette puissance est trop récent chez eux et trop séduisant pour qu’ils ne souffrent pas tout à cause de lui. (Aurore, § 184)

UN AVENIR POSSIBLE. — Ne pourrait-on pas imaginer un état social où le malfaiteur se déclarerait lui-même coupable, se dicterait publiquement, à lui-même, sa peine, avec le sentiment orgueilleux qu’il honore la loi qu’il a faite lui-même, qu’il exerce sa puissance en se punissant, la puissance du législateur ; il peut une fois faillir, mais par sa punition volontaire il s’élève au-dessus de son délit, il efface non seulement le délit, par sa franchise, sa grandeur et sa tranquillité, il y ajoute encore un bienfait public. — Ce serait là le criminel d’un avenir possible, le criminel qui pose, il est vrai, comme condition, l’existence d’une législation de l’avenir, avec l’idée fondamentale : « Je me soumets seulement à la loi que j’ai promulguée moi-même, dans les grandes et dans les petites choses. » Il y a bien des tentatives qui devraient encore être faites ! Bien des avenirs qui devraient être apportés à la lumière ! (Aurore, § 187)

ASSIGNER UN RANG À SON PEUPLE. — Avoir beaucoup de grandes expériences intérieures et se reposer sur elles et au-dessus d’elles avec un oeil intellectuel, — c’est cela qui fait les hommes de la culture qui assignent un rang à leur peuple. En France et en Italie, c’était l’affaire de la noblesse, en Allemagne, où jusqu’à présent la noblesse faisait en somme partie des pauvres d’esprit (peut-être n’est-ce plus pour longtemps), c’était l’affaire des prêtres, des professeurs et de leurs descendants. (Aurore, § 198)

NOTRE FOI EN UNE VIRILISATION DE L’EUROPE. — C’est à Napoléon (et nullement à la Révolution française qui cherchait la « fraternité » entre les peuples et les universelles effusions fleuries) que nous devons de pouvoir pressentir maintenant une suite de quelques siècles guerriers, qui n’aura pas son égale dans l’histoire, en un mot, d’être entrés dans l’âge classique de la guerre, de la guerre scientifique et en même temps populaire, de la guerre faite en grand (de par les moyens, les talents et la discipline qui y seront employés). Tous les siècles à venir jetteront sur cet âge de perfection un regard plein d’envie et de respect : — car le mouvement national dont sortira cette gloire guerrière n’est que le contre-coup de l’effort de Napoléon et n’existerait pas sans Napoléon. C’est donc à lui que reviendra un jour l’honneur d’avoir refait un monde dans lequel l’homme, le guerrier en Europe, l’emportera, une fois de plus, sur le commerçant et le « philistin » ; peut-être même sur la « femme » cajolée par le christianisme et l’esprit enthousiaste du dix-huitième siècle, plus encore par les « idées modernes ». Napoléon, qui voyait dans les idées modernes et, en général, dans la civilisation, quelque chose comme un ennemi personnel, a prouvé, par cette hostilité, qu’il était un des principaux continuateurs de la Renaissance : il a remis en lumière toute une face du monde antique, peut-être la plus définitive, la face de granit. Et qui sait si, grâce à elle, l’héroïsme antique ne finira pas quelque jour par triompher du mouvement national, s’il ne se fera pas nécessairement l’héritier et le continuateur de Napoléon : — de Napoléon qui voulait, comme on sait, l’Europe Unie pour qu’elle fût la maîtresse du monde. (Gai Savoir, § 362)

Nous autres « bons Européens», nous aussi nous avons des heures où nous nous permettons un patriotisme plein de courage, un bond et un retour à de vieilles amours et de vieilles étroitesses — je viens d’en donner une preuve, — des heures d’effervescence nationale, d’angoisse patriotique, des heures où bien d’autres sentiments antiques nous submergent. Des esprits plus lourds que nous mettront plus de temps à en finir de ce qui chez nous n’occupe que quelques heures et se passe en quelques heures : pour les uns, il faut la moitié d’une année, pour les autres la moitié d’une vie humaine, selon la rapidité de leurs facultés d’assimilation et de renouvellement. Je saurais même me figurer des races épaisses et hésitantes, qui, dans notre Europe hâtive, auraient besoin de demi-siècles pour surmonter de tels excès de patriotisme atavique et d’attachement à la glèbe, pour revenir à la raison, je veux dire au « bon européanisme », tandis que mon imagination s’étend sur cette possibilité, il m’arrive d’être témoin de la conversation de deux vieux « patriotes » : ils avaient évidemment tous deux l’oreille dure et n’en parlaient que plus haut : « Celui-là ne s’entend pas plus en philosophie que n’importe quel paysan ou qu’un étudiant de corporation — disait l’un d’eux ; il est encore bien innocent. Mais qu’importe aujourd’hui ! nous sommes à l’époque des masses, les masses se prosternent devant tout ce qui se présente en masse, en politique comme ailleurs. Un homme d’État qui leur élève une nouvelle tour de Babel, un monstre quelconque d’Empire et de puissance, s’appelle « grand » pour eux : — qu’importe que nous autres, qui sommes plus prudents et plus réservés, nous n’abandonnions provisoirement pas encore la croyance ancienne que seule la grandeur de la pensée fait la grandeur d’une action ou d’une chose. Supposé qu’un homme d’État mette son peuple dans la situation de faire dorénavant de la « grande politique », ce à quoi il est, de nature, mal doué et mal préparé : il aurait alors besoin de sacrifier ses vieilles et sûres vertus pour l’amour de nouvelles médiocrités douteuses, — en admettant qu’un homme d’État condamne son peuple à faire la politique d’une façon générale, tandis que ce peuple avait jusqu’à présent mieux à faire et à penser et qu’au fond de son âme il ne pouvait se débarrasser du dégoût plein de méfiance que lui inspirait l’agitation, le vide, l’esprit bruyant et querelleur des peuples vraiment politiques : — en admettant qu’un tel homme d’État aiguillonne les passions et les convoitises latentes de son peuple, qu’il lui fasse un reproche de sa timidité d’hier et de son plaisir à rester spectateur, un crime de son exotisme et de son goût secret de l’infini, qu’il déprécie devant lui ses penchants les plus intimes, qu’il lui retourne sa conscience, qu’il rende son esprit étroit, son goût « national », — comment ! un homme d’État qui ferait tout cela, un homme dont un peuple devrait expier les fautes jusque dans l’avenir le plus lointain, en admettant qu’il ait un avenir, un tel homme serait grand ? — Indubitablement ! lui répondit vivement l’autre vieux patriote : autrement il n’aurait pas pu faire ce qu’il a fait ! C’était peut-être fou de vouloir cela, mais peut-être que tout ce qui est grand a commencé par être fou ! — Quel abus des mots ! s’écria son interlocuteur : — fort ! fort ! fort et fou, mais pas grand ! » — Les deux vieux s’étaient visiblement échauffés en se jetant de la sorte leurs vérités à la tête. Mais moi, dans mon bonheur et dans mon au-delà, je me disais que bientôt de cette force triompherait une autre force ; et aussi qu’il y a une compensation à l’aplatissement d’un peuple ; c’est qu’un autre peuple devienne plus profond.(Par-delà Bien et Mal, § 241)

MON IDÉE DU GÉNIE. — Les grands hommes sont comme les grandes époques, des matières explosibles, d’énormes accumulations de forces ; historiquement et physiologiquement, leur condition première est toujours la longue attente de leur venue, une préparation, un repliement sur soi-même — c’est-à-dire que pendant longtemps aucune explosion ne doit s’être produite. Lorsque la tension dans la masse est devenue trop grande, la plus fortuite irritation suffit pour faire appel dans le monde au « génie », à l’« action », à la grande destinée. Qu’importe alors le milieu, l’époque, « l’esprit du siècle », « l’opinion publique » ! Qu’on prenne le cas de Napoléon. La France de la Révolution et plus encore la France qui a préparé la Révolution devait, par elle-même, engendrer le type le plus opposé à celui de Napoléon, et elle l’a en effet engendré. Et puisque Napoléon était différent, héritier d’une civilisation plus forte, plus constante, plus ancienne que celle qui en France s’en allait en vapeur et en miettes, il y fut le maître, il fut seul à y être maître. Les grands hommes sont nécessaires, le temps où ils apparaissent est fortuit ; s’ils en deviennent maîtres presque toujours, cela tient à ce qu’ils sont plus forts, plus vieux, à ce qu’ils représentent une plus longue accumulation d’éléments. Entre un génie et son temps il existe le rapport du fort au faible, du vieux au jeune. Le temps est toujours relativement plus jeune, plus léger, moins émancipé, plus flottant, plus enfantin. — Que l’on pense aujourd’hui tout autrement en France (en Allemagne aussi, mais là ça n’a pas d’importance), que la théorie du milieu, une vraie théorie de neurasthéniques, y soit devenue sacro-sainte et qu’elle trouve crédit parmi les physiologistes, voilà qui, pour nous, n’est pas en « bonne odeur », voilà qui nous fait venir de bien tristes pensées. — En Angleterre on ne l’entend pas non plus autrement, mais cela ne troublera personne. A l’Anglais deux voies sont ouvertes pour s’accommoder du génie et du « grand homme » : la voie démocratique à la façon de Buckle, ou bien la voie religieuse à la façon de Carlyle. — Le danger qu’il y a dans les grands hommes et dans les grandes époques est extraordinaire ; l’épuisement sous toutes ses formes, la stérilité les suit pas à pas. Le grand homme est une fin ; la grande époque, la Renaissance par exemple, est une fin. Le génie — en oeuvre et en action — est nécessairement gaspilleur : qu’il se gaspille c’est là sa grandeur… L’instinct de conservation est en quelque sorte suspendu ; la pression suprême des forces rayonnantes leur défend toute espèce de précaution et de prudence. On appelle cela « sacrifice », on vante son « héroïsme », son indifférence à son propre bien, son abnégation pour une idée, une grande cause, une patrie : des malentendus, que tout cela… Il déborde, il se répand, il se gaspille, il ne se ménage pas, fatalement, irrévocablement, involontairement, tout comme l’irruption d’un fleuve pardessus ses rives est involontaire. Mais puisque l’on doit beaucoup à de tels explosifs on les a gratifiés, en retour, de bien des choses, par exemple d’une espèce de morale supérieure… Telle est la reconnaissance de l’humanité : elle comprend à contre-sens ses bienfaiteurs. — (Crépuscule des idoles, « raids d’un intempestif », § 44)

( Thomas Phillips, Lord Byron en tenue albanaise, 1813)

Il faut encore mentionner ici la fierté de l’homme qui se révolte, comme firent par exemple Byron et Napoléon, qui ressentirent comme une offense la prépondérance d’une passion sur la tenue et la règle générale de la raison : de là provient alors l’habitude et la joie de tyranniser l’instinct et de le broyer en quelque sorte. (« Je ne veux pas être l’esclave d’un appétit quelconque », — écrivait Byron dans son journal.) (Aurore, § 109)

CEUX QUI ANTICIPENT. — Ce qui distingue les natures poétiques, mais est aussi un danger pour elles, c’est leur imagination qui épuise d’avance : l’imagination qui anticipe ce qui arrivera ou pourrait arriver, qui en jouit et en souffre d’avance, et qui, au moment final de l’événement ou de l’action, se trouve déjà fatiguée. Lord Byron, qui connaissait trop bien tout cela, écrivit dans son journal : « Si jamais j’ai un fils il devra devenir quelque chose de tout à fait prosaïque — juriste ou pirate. »(Aurore, § 254) 

Des hommes de cette espèce vécurent par exemple dans l’entourage de Napoléon : oui, c’est peut-être justement lui qui a jeté dans l’âme de ce siècle cette prostration romanesque devant le « génie » et le « héros » si étrangère à l’esprit rationaliste du siècle dernier, lui devant qui un Byron n’avait pas honte de dire qu’il n’était qu’un « ver à côté d’un pareil être ». (Aurore, 298)

LA FUITE DEVANT SOI-MÊME. — Ces hommes des luttes intellectuelles qui sont impatients à l’égard d’eux-mêmes et assombris, comme Byron ou Alfred de Musset, et qui, dans tout ce qu’ils font, ressemblent à des chevaux qui s’emportent, ces hommes qui dans leur propre oeuvre ne trouvent qu’une courte joie et une ardeur qui fait presque éclater les veines, et ensuite la froide stérilité et le désenchantement : — comment ces hommes supporteraient-ils de s’approfondir sur eux-mêmes ? Ils ont soif de s’anéantir dans un « en dehors de soi » ; si, avec une pareille soif, on est chrétien, on visera à s’anéantir en Dieu, à s’identifier avec lui ; si l’on est Shakespeare on se contentera de s’anéantir dans les images de la vie passionnée ; si l’on est Byron on aura soif d’actions parce que celles-ci nous détournent de nous-mêmes plus encore que les pensées, les sentiments et les oeuvres. Le besoin d’action serait-il donc au fond le besoin de fuite devant soi-même ? — ainsi demanderait Pascal. Et, en effet, les représentants les plus nobles du besoin d’action prouveraient cette assertion : il suffirait de considérer, avec la science et l’expérience d’un aliéniste, bien entendu — que les quatre hommes qui, dans tous les temps, furent les plus assoiffés d’action ont été des épileptiques (j’ai nommé Alexandre, César, Mahomet et Napoléon) : tout comme Byron lui aussi a été affligé de ce mal.(Aurore, § 549)

 

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